Association CONNAISSANCE & PARTAGE

10 rue des pensées
34170 Castelnau le lez
Italia

T 06 29 16 36 12
E connaissanceetpartage@gmail.com

Moulin Navitau, 3 chemin des Hirondelles
Castelnau-le-Lez, Languedoc-Roussillon, 34170
France

Connaissance & Partage a pour objet d’organiser des journées, des soirées et des stages thématiques avec les méthodes pédagogiques fondées sur les valeurs de l’éducation populaire.
L'association favorise la rencontre avec des professionnels, des spécialistes, des passionnés, sur la base du partage des connaissances.

Les feuilles d'inscription et de don sont à remplir et à renvoyer à l'adresse du siège social de Connaissance & partage

Adhesion

Feuilles d'inscription en téléchargement ICI

devenez membre bienfaiteur

Faites un don pour aider Connaissance & Partage
Feuille de don en téléchargement ICI

Connaissance & Partage

Moulin Navitau, 3 chemin des Hirondelles
Castelnau-le-Lez, Languedoc-Roussillon, 34170
France

CONFINEMENT : LE POINT DE VUE DES OISEAUX

NATURE, ENVIRONNEMENT

CONFINEMENT : LE POINT DE VUE DES OISEAUX

Connaissance & Partage

INTERVIEW. Le confinement a permis de (re)découvrir en ville le chant des oiseaux, mais que signifie-t-il ? Les réponses de la philosophe Vinciane Despret.

 Propos recueillis par Marion Cocquet

Publié sur Le Point.fr

nature-4551933_1920.jpg

Cela a été une source de perplexité, d'admiration, de consolation parfois : durant les quelque huit semaines du confinement, les habitants des villes ont découvert ou redécouvert le chant des oiseaux. Que sait-on de sa signification et du rapport que les oiseaux entretiennent à leur territoire ? Quelle leçon pourrions-nous tirer, pour nous-mêmes, de leur manière d'occuper un espace et d'établir des relations de voisinage ? Dans son très bel essai Habiter en oiseau (Actes Sud), la philosophe Vinciane Despret montre comment les préoccupations des ornithologues sont venues répondre à celles des hommes, et les complexifier. Elle nous éclaire aujourd'hui sur le « point de vue » des oiseaux sur la pandémie.

Le Point : Pour beaucoup d'urbains, le confinement a été l'occasion d'entendre – ou d'écouter – le chant des oiseaux. Vous qui êtes spécialiste de ce sujet, qu'avez-vous observé ? Et comment avez-vous perçu cette redécouverte faite par le plus grand nombre ?

Vinciane Despret : A-t-on entendu les oiseaux, ou les a-t-on écoutés ? La distinction importe ici, car il me semble que, justement, nous sommes passés d'une attitude à l'autre. Mon entourage m'a beaucoup parlé du chant des oiseaux au début du confinement, moins vers la fin. Sans doute l'effet d'émerveillement et de surprise s'est-il estompé à mesure que l'on en prenait l'habitude : on a d'abord écouté, ensuite entendu. Il est clair que nous avons été capables d'entendre parce que nous en avions le temps, mais aussi parce que le confinement avait ses espaces propres, des interfaces entre le dedans et le dehors. Parce que nous avions envie de sortir sans en avoir le droit, nous étions à nos fenêtres comme ces vieilles dames des romans anglais du XIXe siècle qui surprenaient toutes les intrigues ! Mais il est tout aussi évident que, grâce au silence, des choses nouvelles sont apparues. Se demander pourquoi, et comment, revient à poser une autre question : les oiseaux eux-mêmes n'auraient-ils pas un point de vue sur la pandémie ?

Comment ça ?

On sait que, dans les villes très bruyantes, les oiseaux doivent amplifier leur chant. À Barcelone, par exemple, ils chantent bien plus fort que dans un village. Plus fort, c'est-à-dire en dépensant davantage d'énergie, et donc moins longtemps. Il n'est pas impossible qu'il y ait eu plus d'enthousiasme, plus de zèle chez les oiseaux durant cette période de confinement, et que leur chant lui-même s'en soit trouvé amélioré. Je pense à un très beau roman japonais que j'avais lu avant le confinement, Petits Oiseaux de Yoko Ogawa. Dans ce roman, le narrateur dit, à un moment donné, que les oiseaux sont « prudents » : « Ils sentent, dit-il, quand quelque chose n'est pas comme d'habitude. » Pendant le confinement, les oiseaux ont été prudents au sens japonais du terme : ils ont rapidement compris que quelque chose avait changé. Mais nous-mêmes avons été transformés. Certains amis me disent qu'ils ont entendu une fauvette, une grive. Un ami m'a même dit qu'il avait essayé de répondre à un merle en sifflant, sans savoir s'il faisait bien !

On a remarqué également l'apparition en ville d'autres espèces sauvages. Qu'en penser ?

« Apparition » est un bon terme : les animaux sont devenus visibles, alors qu'ils ne l'étaient pas. Si je me fie aux observations des écologues, très peu sont venus s'installer en ville à la faveur du confinement. Ils étaient déjà là, mais se cachaient et attendaient pour sortir que la nuit vienne et que les villes s'apaisent. Cela dit, le milieu urbain est très favorable aux oiseaux : ils y trouvent plus de nourriture, plus d'endroits où nicher et moins de pesticides que dans les champs. Mais une migration ne se fait pas en deux mois.

Dans Habiter en oiseau, vous montrez que les observations des ornithologues sont toujours venues complexifier la notion philosophique ou politique de territoire, et que cette notion recouvre pour les oiseaux des réalités complexes. Comment la définiriez-vous ?

Les ornithologues tombent généralement d'accord sur la définition minimale proposée par le zoologue américain Gladwyn Kingsley Noble dans les années 1930 : « Le territoire est n'importe quel lieu défendu », qui permet d'inclure des comportements et des types de territoire très divers. À partir de cette définition, cependant, les ornithologues n'ont cessé de complexifier leurs analyses, pour comprendre les fonctions d'une telle défense. S'agit-il d'être en paix ? Est-ce une condition nécessaire pour attirer une femelle ? En somme, en quoi est-ce favorable à la survie ? Les manières de défendre le lieu varient elles aussi beaucoup d'une espèce à l'autre. Certains oiseaux se battent bec et ongles contre toute intrusion, d'autres tolèrent le passage d'un intrus à condition qu'il ne s'attarde pas ou ne profite pas de la nourriture disponible.

Vous montrez en tout cas que l'idée moderne de propriété privée est étrangère à celle de territoire.

On la trouve historiquement très peu chez les ornithologues – bien que d'autres penseurs aient pu aller chercher chez eux des bribes d'observation qui pouvaient étayer leurs propres thèses sur les origines supposées naturelles de la propriété privée. Les ornithologues se sont toujours méfiés de ce concept, ont toujours veillé à rappeler qu'il s'agissait d'une préoccupation purement humaine. Cela dit, l'idée que règne au sein du territoire une agressivité compétitive a longtemps prévalu chez eux.

Ce n'est pas le cas ?

C'est bien plus compliqué que ça. Dès les années 1930, certains chercheurs font remarquer qu'il est tout de même curieux de parler de conflits très rudes alors qu'il y a peu de blessés, et qu'on voit rarement un « résident » se faire déloger par un intrus. Étranges, ces combats qui n'en sont pas vraiment : est-ce qu'il n'y aurait pas un peu de bluff, là-dedans ? Les ornithologues ont commencé alors de se demander si autre chose ne serait pas en jeu. Il y a possession d'un lieu, il y a conflit. Mais il n'est pas sûr qu'il faille établir entre l'un et l'autre un lien de cause à effet. Les conflits peuvent surgir pour d'autres raisons. Des raisons de prestige, de prestance, de non-respect des règles de bon voisinage… Dans les années 1950, l'écologue Frank Fraser Darling avance une autre hypothèse encore, qui me semble passionnante : ces conflits en périphérie du territoire sont recherchés par les oiseaux parce qu'ils permettent d'avoir des relations sociales où il y a de l'ambiance, où il se passe des choses. Ce qui permet de tenir enfin compte d'une observation qui semble évidente mais qui n'avait pas suffisamment été prise en compte : les oiseaux tiennent à avoir des voisins, ils y trouvent de l'intérêt. Un territoire, montre Fraser Darling, est constitué d'un nid et d'une périphérie où s'établissent des relations sociales : celle-ci n'est pas un pis-aller, elle est recherchée comme telle. Chez beaucoup d'oiseaux territoriaux, d'ailleurs, il y a bien moins de conflits une fois que les voisins sont habitués les uns aux autres. Il peut exister des guerres d'usure, lorsqu'un jeune vient grappiller un bout d'espace entre deux territoires existant… Mais, au bout d'un moment, ses voisins finissent par le laisser faire.

À cette thèse a cependant été privilégié un modèle économico-mathématique, qui analyse le comportement des oiseaux en termes de rapport coûts/bénéfices…

En effet. Et ce type d'analyse, apparu dans les années 1960, continue aujourd'hui de dominer le domaine. L'idée est de comprendre en quoi il est profitable à un oiseau d'avoir un territoire, pourquoi la sélection naturelle a privilégié ce comportement, alors qu'il implique de se bagarrer, de survoler sans cesse le territoire, de chanter toute la journée pour marquer sa présence… On établit alors des grilles de coûts et de bénéfices pour tenter de tirer une théorie générale. Il ne s'agit pas pour moi de dire que ces notions sont impropres. Pour en revenir aux épidémies, par exemple, on sait que la propagation d'un virus se fait de façon moins nocive chez les oiseaux territoriaux, parce qu'ils gardent leurs distances. Le problème est que cette manière de réfléchir, outre qu'elle transforme les traités d'ornithologie en véritables pensums, occulte toute une partie de la réalité. Le fait d'avoir des relations sociales avec ses voisins, par exemple, ne peut pas être pris en compte par un tel modèle. Et, dès lors qu'on considère le chant comme un coût, une pénible obligation de parader, on s'interdit de l'explorer plus avant. Fraser Darling, lui, aurait plus volontiers mis le chant du côté des bénéfices. Il ne s'agissait pas pour lui de dire qu'il n'y avait pas de compétition entre les oiseaux, mais de souligner qu'elle avait à avoir avec une forme d'exhibition. L'oiseau cherche à chanter et, grâce au territoire, il a motif à le faire : le territoire est en quelque sorte mis au service du chant.

Il y aurait une recherche de la beauté, une joie du chant ?

Les biologistes commencent en effet à appréhender cette hypothèse. Mais elle est évidemment difficile à étudier : à la différence de la souffrance, que l'on sait bien graduer, les émotions positives sont compliquées à mesurer. Et les expérimentations courent toujours le risque de perturber, voire d'interrompre, ce que l'on cherche justement à observer ! Du moins les ornithologues tombent-ils d'accord sur un point, qui me semble fondamental : les oiseaux chantent beaucoup plus qu'ils n'en ont besoin.

Vous écrivez que le territoire possède l'oiseau autant qu'il est possédé par lui. Que voulez-vous dire ?

Chez beaucoup d'ornithologues, j'ai pu trouver l'idée que, en effet, l'oiseau prend possession d'un territoire, que le territoire devient un soi étendu, comme l'est notre « chez-nous ». Mais que la réciproque est également vraie. L'oiseau est tenu par son territoire, possédé par lui. On l'observe bien au printemps : les merles commencent à chanter à 4 h 30 et ne s'arrêtent plus de la journée, les mésanges sont extrêmement affairées… En somme, le territoire les métamorphose : il fait chanter son oiseau. On trouve un autre indice de cela dans les dialectes parfois très locaux que les espèces adoptent. Chez les bruants chanteurs et les alouettes des champs, par exemple, les mâles apprennent le chant de leur père durant les cinq ou six semaines qu'ils passent au nid et, lorsqu'ils trouvent un territoire à eux, ce chant laisse progressivement place à celui des voisins. Il y a là une manière de s'intégrer, et de limiter les dangers à venir en se donnant les moyens de reconnaître immédiatement un voisin d'un intrus. Les territoires forment ainsi des constellations, dont chacune a ses propres chants.

Les oiseaux font-ils aussi des emprunts à d'autres espèces ?

Cela arrive, en effet. On sait que certains volent ailleurs des bribes de chant, et qu'ils gardent toute leur vie une flexibilité d'apprentissage. Peut-être cela permet-il de limiter les conflits. Peut-être cela rend-il le chant plus complexe, et plus beau : on sait que les phénotypes un peu rares sont privilégiés par les femelles, et les oiseaux feraient alors une enquête empirique sur la beauté. Mais, en tout état de cause, le chant tient de l'exhibition : il donne à entendre, il est une forme d'adresse aux autres et donc aussi une manière de créer un ensemble. Écoutez les merles : ils observent toujours un temps de silence avant qu'un autre ne réponde. Le territoire est en somme une organisation qui permet de concilier des exigences contraires : être en paix tout en poursuivant une vie sociale animée.

Quelles leçons pourrions-nous en tirer pour nos propres formes d'organisation ?

L'éthologie et l'ornithologie ont, à mes yeux, la même fonction que l'anthropologie : montrer la diversité des façons d'être, de faire, d'habiter, bousculer ce que l'on tenait pour évident, en un mot complexifier le rapport au monde. Beaucoup de gens espèrent aujourd'hui que de nouvelles manières de répartir les espaces et les ressources apparaîtront après la crise. Sur ce point, l'observation des oiseaux peut en effet ouvrir nos imaginations. Et puis, il y a autre chose. J'ai été frappée, pendant le confinement, par la façon dont les gens chantaient au balcon, faisaient de la musique. Il me semble qu'il y avait là une façon, pas si éloignée de celle des oiseaux, de se toucher en restant éloigné, de créer une forme de sensorialité et même de sensualité à distance. Comme chez les oiseaux, enfin, le chant colore notre monde – il suffit, pour s'en convaincre, d'observer la façon dont un moment ou un paysage peut être affecté par la musique que l'on écoute.