UN AMOUR DE BONNARD
Connaissance & Partage
La relation de Bonnard à Marthe, modèle, amante, épouse, fut tellement forte – sur une production d’environ 2.000 œuvres, elle figure sur près de 400, soit environ 1/5e du total – que je ne m’étais jamais posé la question d’une autre femme dans sa vie. Jusqu’à cette rencontre, dans l’exposition BONNARD du Musée de Lodève, avec Renée Monchaty. Elle est le modèle d’un portrait intitulé Le repos (Renée Monchaty) ou encore Jeune fille au corsage rouge. Tableau modeste dans ses dimensions – une huile sur toile de 38 X 48 cm datée “autour de 1922” – dans une salle consacrée aux portraits, il saisit d’abord par la puissance de sa lumière, qui irradie du chemisier rouge et de la chevelure blonde du modèle. Ce temps d’arrêt marqué, je suis fasciné par ce qu’il y a d’amour dans le regard du peintre sur la jeune femme. Cadrée en buste, inclinée en appui sur le dossier d’un fauteuil, la tête basculée sur son épaule gauche, le regard tombant dans le prolongement de son bras, Renée rêve les yeux ouverts. Elle est absente au regardeur, comme elle semble absente au peintre. Mais sa présence dans l’œuvre est d’une puissance extraordinaire.
On retrouve là un trait majeur de la peinture de Bonnard, « guetteur sensible de la réalité », cette saisie d’un instant volé au modèle, ce qui implique une proximité et une familiarité avec lui permettant l’oubli du voyeur permanent qu’est le peintre. Mais on sait aussi que ce regard quasi photographique est aux antipodes de l’impressionnisme. L’image décante dans la mémoire et fait résurgence sur la toile dans le secret de l’atelier – non pas “dans l’urgence de l’instant”, selon une formule reprise ad nauseam par nos modernes plasticiens – mais au terme d’un patient et méticuleux travail. La composition de ce portrait est exemplaire. Deux carrés superposés en partie et décalés, l’un à droite, l’autre à gauche, se perçoivent à partir du cadre d’un miroir ou d’une fenêtre à gauche et du montant du dossier du fauteuil à droite. Le visage de la jeune femme s’inscrit dans la moitié haute de la partie commune aux 2 carrés. L’arrête de son nez inscrit la diagonale de cette partie commune qui structure la distribution de la lumière qui provient de l’angle haut gauche. En contraste fort, cet angle caractérisé par des tons chauds de rouge et de violet s’oppose à celui du bas droit, bleu associé à un brun froid. Au centre exact de la toile, les lèvres de Renée. La lèvre supérieure s’ourle d’un mince trait de blanc qui accentue l’effet de lumière sur cette partie du visage donnant la sensation d’une humectation d’une bouche prête au baiser. Belle au bois dormant d’une méditation triste attendant l’éveil au bonheur d’un prince charmant qui tarde…
Ce que nous donne Bonnard dans ce portrait de Renée c’est ce qu’il en garde au plus profond de lui-même. Il suffit d’un regard circulaire sur les autres portraits de la salle pour voir se confirmer le statut très particulier de celui-ci.
Bonnard m’émeut, Renée m’intrigue. Mais le catalogue de l’exposition ne m’apporte pas vraiment de réponse : dans la biographie, elle n’apparaît qu’à l’année 1921 dans la formule laconique « mars : séjour de deux semaines à Rome, en compagnie de Renée Monchaty et de Charles Bonnard ». Et puis rien, ni avant, ni après. Dans les essais - LE PRESENT « CONTINU » DE BONNARD, Jacqueline MUNCK - une seule allusion est faite à Renée : « Marthe encore, qui subit l'éclipse provoquée par l'apparition solaire de Renée Monchaty et de sa chevelure sur fond de nappe à rayures bleues et orangées et par l'irradiation lumineuse rongeant les détails superflus » (Le chat a bu tout le lait !). J’ai peut être tort de ne pas croire aux apparitions, mais je crois aux rencontres.
Le catalogue de l’exposition BONNARD de 1984 au centre Georges Pompidou est tout aussi peu loquace. Absolument rien dans les éléments de la biographie : à l’année 1921 on relève « mars : quinze jours à Rome ». Et une brève allusion dans la notice du tableau Jeunes femmes au jardin ou La nappe rayée (1921-23, repris et terminé en 1945-46) « Cette délicieuse «scène de genre» évoque une jeune femme dont Bonnard fut épris, Renée Monchaty. Ce portrait a toute la vivacité d'un instantané photographique, comme si l'on avait demandé à la personne blonde de se retourner et de sourire pour le cliché... Une autre figure féminine apparait dans la partie droite du tableau. […] Comme il le fit souvent, Bonnard retravailla cette toile à plus de vingt ans de distance; il en modifia surtout le fond. Bonnard, à la fin de sa vie, utilise davantage le jaune pour éclairer ses toiles et pratique une touche large et couvrante […]. »
J’y trouve pourtant la confirmation de l’amour de Bonnard pour Renée. Mais il ouvre deux nouvelles pistes : que signifie cette reprise de l’œuvre plus de 20 ans après son élaboration ? Que signifie cette lacune – la présence de Renée – à propos du séjour à Rome ? Comme cette notice biographique est rédigée par Antoine Terrasse, petit neveu de Bonnard, ça sent l’impasse sur un secret de famille…
LE RECOURS A LA BIOGRAPHIE DE BONNARD S’IMPOSE.
Bonnard aborde la période de l’immédiat avant guerre de 14-18 en traversant une profonde crise de confiance quant à sa peinture. Confronté à la remise en question radicale que représente le cubisme, il se « remet à l’école », se défiant de « tout ce qui (l)’avait tant passionné, de cette couleur qui vous affole… je lui sacrifiais, et presque inconsciemment, la forme …c’est donc le dessin qu’il me faut étudier… un tableau bien composé est à demi fait » (Charles TERRASSE, BONNARD, Floury Ed. – 1927). C’est aussi le moment où la relation avec Marthe devient plus problématique. Cela fait 20ans qu’ils se sont rencontrés et Marthe est devenue au fil du temps un des sujets les plus constants de sa peinture. Compagne de tous les instants, « amante, voluptueuse et sensuelle » (Maïthé VALLES-BLED), elle semble ne pas supporter le passage du temps. Alarmant tout le monde sur sa santé et décourageant les visites, voire même les relations avec les amis les plus intimes, elle étouffe Bonnard qui semble vouloir prendre alors ses distances.
C’est dans cette période que Bonnard a 2 liaisons connues et sérieuses avec des jeunes femmes beaucoup plus jeunes que lui et qui furent ses modèles. Entre 1914 et 1917 avec Lucienne Dupuy de Frenelle et peut-être dès 1917 avec Renée Monchaty.
Lucienne Dupuy de Frenelle qui a alors une vingtaine d’années est identifiée par son nom sur 8 œuvres dans le catalogue raisonné de Dauberville (une de 1916 ; six de 1917 et une de 1918). Mais elle est aussi très probablement le modèle du nu de La cheminée (1916), dont la superbe poitrine est mise en valeur dans une pose qui évoque la Niobide mourante, statue du 5e siècle av. JC qui venait d’être récemment mise à jour dans des fouilles à Rome. Mais la relation ne semble pas s’être approfondie et la trace de Lucienne se perd après 1918.
Il en va tout autrement avec Renée Monchaty. Jeune artiste ambitieuse là encore d’une vingtaine d’années, elle entre dans sa vie aussi comme modèle, peut être dès 1916 et devient sa maitresse au plus tard en 1918. C’est une blonde sculpturale qui satisfaisait les aspirations de Bonnard à des formes classiques et monumentales. En 1921, ils passent 2 semaines ensemble à Rome où ils y rencontrent les parents de la jeune fille qui consentent à son mariage.
Mais les scènes de Marthe finissent par avoir raison de Bonnard qui se rend compte qu’il est incapable d’abandonner Marthe. Il l’épouse en toute discrétion en août 1925 et Renée se suicide 3 semaines plus tard. Il semble établi qu’elle se tua d’une balle de revolver à son domicile à Paris « après avoir rempli son lit de lilas blanc » (d’après HAHNLOSER). Marthe insiste alors pour qu’il détruise toutes les œuvres la figurant pour effacer les traces de cette liaison. Bonnard conserve cependant Jeunes femmes au Jardin (1921-1923).
Marthe étant décédée en 1942, il revient sur ce tableau à la fin de la guerre, juste avant son décès, en janvier 1947. Comme l’ultime soleil qui aura illuminé les premières années de sa cinquantaine …
Jean BARROT