PETROGLYPHES 2EME ETAPE : L’ASIE CENTRALE
Connaissance & Partage
Pétroglyphes 2ème Etape : L’asie centrale
Lors d’un circuit de 3 semaines en Ouzbékistan et au Kirghizistan nous avons pu visiter 4 sites comportant des pétroglyphes. Je veux vous en présenter 2, qui ont plus particulièrement retenu mon attention, un dans chaque pays : Kushinor en Ouzbékistan et Tcholponata au Kirghizistan. Ils témoignent de l’extension considérable de ce type de représentation dans tout l’espace de l’Asie centrale, du sud de l’Oural jusqu’au lac Baïkal et du centre du Kazakhstan jusqu’au marges du plateau iranien. Dans tout ce vaste espace essentiellement steppique et dans les bassins des montagnes de sa marge sud, on retrouve les mêmes thématiques de représentation définissant une aire culturelle qui perdure jusqu’à la fin des dominations saces ou scythes (appartenant au rameau indo-européen). La « turcisation » de cet ensemble régional s’amorce au cours du 6e siècle de notre ère. Elle correspond à l’expansion vers l’ouest des Göktürk (“Turcs célestes”) une confédération de tribus turques originaire de Mongolie et principalement de religion chamanique qui absorbe au cours du 9e siècle les Tokhariens du bassin du Tarim et les Sogdiens de la cuvette entre Syr et Amou Daria (tous deux aussi des indo-européens). Au cours du 9e siècle les Kirghizes venus des montagnes des sources de l’Ienisseï refoulent devant eux les Turcs célestes et s’installent dans les montagnes du sud de cette cuvette. La turcisation culturelle de l’Asie centrale se manifeste alors par la prolifération d’un autre type de figuration que les pétroglyphes : les stèles anthropomorphes “balbal”, le chamanisme restant fortement implanté. L’islamisation de cet espace ne s’amorce qu’après le 9e siècle, n’effaçant cependant pas totalement chez les populations nomades les pratiques cultuelles anciennes.
1- Kushinor
Si les pétroglyphes de Kushchinor sont répertoriés sur la carte « Central Asia » de Nelles Map à l’échelle de 1/1.750.000e, je n’ai trouvé aucune mention de leur existence et à fortiori de référence scientifique concernant ce site. Les explications que je vous fournis résultent des observations faites sur le site, en tenant compte d’informations concernant des sites similaires étudiés par des archéologues russes au Kazakhstan, du temps de l’URSS.
Gagner ce site n’a pas été une mince affaire. Nous étions alors en étape à Samarcande et nous avons eu beaucoup de mal à trouver un chauffeur connaissant l’itinéraire pour gagner le village de Kushinor, perdu au bout d’une piste en rase campagne, mais qui n’est pourtant qu’à 80km environ au sud de la ville. Là, lorsque nous avons cherché quelqu’un capable de nous guider jusqu’aux pétroglyphes, il s’est avéré que seul un instituteur, pratiquant un peu d’anglais, connaissait effectivement leur emplacement, à 4 km environ du village. Notre arrivée dans ce village n’était pas passée inaperçue. Mais ce fut la fête chez les enfants quand le directeur de l’école décida d’arrêter les cours pour nous accompagner avec les hommes de l’équipe enseignante. « … et par un prompt renfort » des villageois et des enfants se joignirent à la troupe des touristes qu’ils voyaient pour la 1ère fois débouler dans leur village.
Le site se trouve sur un flanc de colline en contrebas d’une crête rocheuse (cerclage jaune) d’où s’amorce un vallon qui s’ouvre largement vers la plaine de Sahrisabz. L’échine de la colline comporte un “kourgane” (cerclage orange), encore nettement visible dans la topographie, un peu en dessous de la zone des pétroglyphes (il en est séparé par l’entaille de la piste empruntée). Des vestiges d’une tombe islamique (cerclage vert) sont visibles sur le sommet d’une butte (petit cerclage orange) peut-être un tumulus funéraire antérieur.
En règle générale, il existe d'autres restes archéologiques (tombes, autels sacrificiels ou constructions cultuelles) situés à côté de ces pétroglyphes, pas nécessairement contemporains, mais qui attestent dans la longue durée la sacralité du lieu. On va retrouver ce phénomène sur le site de Tcholponata que je vous présente ensuite. Pensons chez nous au nombre de chapelles édifiées sur des sites de culte celtique.
Les pétroglyphes se rencontrent sur des rochers dispersés sur 5 hectares environ qui émergent d’une végétation steppique rase qui sert de pâturages pour les troupeaux des villageois. Ils nous précisent que cette crête marque la fin de leur commune, ce qui pourrait assigner un rôle de bornes à ces rochers gravés, ligne de partage conservée depuis 2-3 millénaires pour les communautés occupant cet espace rural. La roche support des gravures est un schiste, à grain très fin à la cassure, de teinte naturelle gris clair. Les bancs rocheux présentent des dalles très lisses, probable résultat d’une fracturation en compression et sont injectés de minces filons de quartz (cette organisation est très semblable à celle de Fos de Coa au Portugal). Pour effectuer les gravures, les hommes ont souvent dégagé la terre au bas des affleurements rocheux. En effet les parties affleurantes de la roche ont presque toujours une surface irrégulière, rugueuse, et recouverte d’une patine noire très brillante (patine de manganèse) témoignant d’une très longue exposition à une ambiance désertique marquée par la chaleur et la sécheresse. Cette patine est dure et difficile à attaquer. Par contre en dégageant la terre de la base des rochers, les hommes ont trouvé une surface lisse sans patine noire. Dans les parties enterrées, moins soumises à dessiccation, seul le fer a migré vers la surface de la roche, lui donnant sa teinte brun-rougeâtre qui caractérise les supports des gravures.
Considérons maintenant le sujet des gravures. On constate qu’elles concernent essentiellement des représentations animalières ou prédomine une faune herbivore qui a pu constituer la cible des chasses pour fournir de la viande aux hommes. Ce bestiaire est dominé par des bouquetins et des mouflons. Deux styles de gravure peuvent être distingués. Le premier correspond à un style animalier que je qualifierais de « maigre » ou « simple ». Il n’y a pas de reprise des bords de la figure par une ligne continue et les animaux sont sans véritable épaisseur. Ils comportent souvent 4 pattes et les mouflons présentent des cornes peu enroulées. Le second style, « épais », délimite la figure par une ligne incisée, amplifie les volumes, représente souvent 2 pattes, les cornes des mouflons s’enroulant en spirales imposantes. Cela témoigne, à mon avis, d’une forte conceptualisation de la représentation. Ce second style pense plus le profil et amplifie la symbolique (spirales plus que cornes).
L’image fonctionne alors probablement comme l’icône dans le christianisme orthodoxe : elle est associée à une forme de culte. La signification chamanique de ces figures me paraît ici nettement renforcée par des figurations humaines associées sur les panneaux concernés. Ces personnages sont représentés de face, bras levés, l’un tenant un objet qui s’élève au-dessus du bras, jambes écartées : des chamans ou des chefs
Parmi les représentations certaines sont plus énigmatiques comme ce cercle recoupé par une croix qui “mord” sur la représentation du pied du personnage au-dessus. Par extrapolation d’observations faites sur le site de Semirechye au Kazakhstan, il pourrait s’agir d’une roue de chariot, de l’évocation emblématique d’un chariot.
La chronologie de ces gravures fait problème. Pour tout l’ensemble régional défini plus haut, un accord se fait pour une datation « âge du bronze » et postérieure : cela veut dire que ces gravures ont, pour les plus vieilles, environ 4.000 ans. Cette durée est suffisante pour que la légère patine noirâtre (manganèse) qui affecte la plupart des gravures se forme. Le style animalier privilégiant la faune sauvage est d’abord apparu chez des populations nomades qui à partir de l’Age du Bronze tendent à se fixer en s’appropriant un espace dans lequel elles organisent un système de transhumance pour leurs troupeaux. Cet art atteint son apogée autour des 7e et 6e siècles avant notre ère puis s’éteint progressivement au début de notre ère. Comme le semi-nomadisme ne disparaît pas, la raison de ce déclin est peut-être lié « à l’utilisation d’un autre matériau ou au développement d’autres formes d’art appliqué ».
La différence de style que l’on observe sur le site traduit-elle une séquence chronologique ? Pour l’archéologue Luc HERMANN (voir en note) qui a travaillé sur tout cet espace de l’Asie Centrale, le style qui se simplifie à l’excès serait caractéristique de la fin de la période. Plaidant en ce sens, ce style qui s’attache au réel - les bêtes ont 4 pattes et 2 cornes – peut se voir comme l’ébauche d’un idéogramme. Mais comme cette technique de représentation – gravure par piquetage de la patine - s’est transmise jusqu’à des générations récentes, toute datation reste aléatoire.
Pour ma part je retiens : 1- que la patine qui affecte les gravures indique qu’il ne faut pas trop les rajeunir ; 2- que les chevauchement de figures indiquent au moins une chronologie relative : le cercle affectant le pied du personnage est donc plus récent. Mais de combien ? leurs patines semblent bien équivalentes ; 3 – que les figures réalisées sur les parties de roches dégagées de la terre sont contemporaines de ce dégagement. Ce qui veut dire que depuis, la dynamique des sols du versant n’a pas modifié le site, plaidant pour une date pas trop reculée. La seule chose dont je suis absolument sûr est que la silhouette du chamelier qu’on observe sur une dalle est la plus récente de ce site (comparez les patines avec les figures voisines).
2 –Tcholponata
Le site se situe sur la rive nord du lac Issyk Kul, à 2 km au nord de la ville fondée en 1922 par les Russes. À l'époque soviétique, elle accueillait des vacanciers provenant de toute l'Union Soviétique. Mais depuis son éclatement, faute d'investissements pour moderniser les équipements, la ville végète incapable d’attirer une clientèle internationale plus exigeante. Et pourtant la zone des pétroglyphes pourrait constituer une ressource touristique majeure pour le pays alors que le développement de l’urbanisation « horizontale » et la pollution font peser des menaces réelles sur ce site superbe.
Les pétroglyphes se rencontrent sur des rochers, autrefois pris dans d’énormes moraines éventrées à la fin de l’ère glaciaire par de puissants écoulements torrentiels qui les ont transportés et étalés en aval sur un vaste cône de déjection en surplomb au-dessus du lac. Les rocs supports n’ont donc pas d’uniformité lithologique comme à Kushinor. On y trouve un large spectre de roches cristallines, métamorphiques ou sédimentaires issues de l’érosion de la haute chaine de montagne de l’Alataou : certaines ont mieux conservés les gravures que d’autres. Les roches de la famille des granites ont des surfaces plus altérées, rugueuses que celles des grès à grain fin. Le site s’étend sur environ 40 ha, et on y dénombre près de 5.000 roches gravées, dont un millier est accessible à la visite.
Les 9/10e représentent des animaux (bouquetins, mouflons, cerfs dominent). Quelques gravures mettent en scène des hommes, notamment dans des scènes de chasse. Mais le site présente aussi des agencements particuliers de rochers dont la détermination peut s’avérer problématique. Enfin dans la partie centrale du parc on rencontre quelques stèles anthropomorphes du type “balbal”.
Je vous propose d’examiner quelques unes des représentations les plus marquantes du site.
L’entrée du site se fait en arrière d’un lotissement, vers l’extrémité aval du cône de déjection torrentiel. Sur le très gros bloc qui nous accueille une scène complexe est dominée par la présence de 5 magnifiques mouflons. Mais on repère aussi en haut à gauche des chasseurs munis d’arc et un animal indéterminé. En haut au centre, venant à la rencontre des chasseurs 3 animaux avec une longue queue puis à gauche toujours en haut mais décalé un 4ème animal identique progresse dans le même sens.
En observant attentivement le haut de cette scène on remarque un détail d’importance : la boucle des cornes du grand mouflons surcharge en partie un personnage sur le même alignement que les 2 chasseurs à gauche. Dans cette boucle on remarque aussi d’autres signes, dont le plus net, comme un point d’interrogation (un enroulement de corne d’une petite gravure ?), restent mal définis. Il est donc gravé postérieurement à la scène de chasse. Et les tirs sont visiblement ajustés sur les animaux qui s’avancent à droite. Leur identification est débattue : des loups ? des panthères des neiges ? Le dessin de la queue plaiderait plutôt pour cette hypothèse. Et quel est l’animal rattaché aux chasseurs ? Ici pas de queue pour nous aider : un chien participant à la chasse ? une panthère déjà capturée ?
Si nous observons maintenant l’ensemble des mouflons, on constate qu’ils s’inscrivent dans une partie claire du rocher alors que la scène de chasse est gravée sur sa partie patinée sombre. Mais le mouflon le plus grand est à cheval sur les 2 registres et son dessin est beaucoup plus net que l’alignement des 4 du bas, comme s’il avait été rajouté ultérieurement. Considérant en particulier la grande spirale de la cuisse arrière, je pense qu’il devait jouer un rôle important dans un culte chamanique. Mais c’est aussi un animal chassé comme on peut le voir sur d’autres rochers. Sur ce panneau le chasseur dirige effectivement son arc contre un grand mouflon dont le corps comporte en décoration les mêmes spirales que celui de l’entrée du site. Ce dessin très net semble oblitérer des figures antérieures comme cela apparait nettement sur un autre roc : le tracé le plus patiné est surchargé de l’esquisse d’un mouflon d’allure identique. Un autre rocher présente une autre technique de chasse avec un aigle, pratique toujours actuelle dans la région : cette gravure peut donc être très récente.
D’autres représentations évoquant de grands herbivores contrastent par la technique employée. Ce cerf bien identifiable est gravé par piquetage. Par contre les deux animaux sur un autre rocher – cerfs, daims, rennes peut-être – ont un corps épais dont le volume est évoqué par un grattage sur toute la surface sans surcharge à valeur symbolique.
La signification de cette technique peut relever de 2 approches : 1- chronologique : elle serait peut-être la plus récente, car elle est utilisée sur un autre rocher dans la représentation d’un chameau monté et conduit par un chamelier. Ces figurations de chameaux montés sont abondantes sur le site (aussi visité) du col de Sarmych en Ouzbékistan et témoignent de la mise en place d’un grand commerce caravanier dans l’espace régional, plutôt à associer à l’Age du Fer ou au début de notre ère. 2- rituelle : seuls les mouflons seraient devenus à une période postérieure aux premier pétroglyphes schématiques l’objet d’un culte, impliquant un marquage symbolique, tandis que les autres animaux seraient évoqués dans l’épaisseur de leur corps par ce grattage (corps des panthères déjà sur le grand rocher de l’entrée)
« TCHOLPONATA – KIRGHIZISTAN »
« SARMYCH – OUZBEKISTAN »
Outre ces rocs gravés, le site montre des agencements de blocs qui manifestent une intervention humaine indubitable mais qui me semblent impossible à inscrire dans une chronologie.. De loin en loin, dans l’ensemble du pavage torrentiel, des places sont dégagées de tout rocher. Les places circulaires peuvent correspondre à l’emplacement de yourtes des gens accompagnant la transhumance des troupeaux et peuvent donc être très récentes. Mais il en existe des carrées, plus vastes, qui ont donc du avoir un autre rôle : pour des regroupement cultuels ou “politiques”. Une autre forme apparaît fréquente en groupement : un périmètre restreint délimité par des petits blocs comporte en son centre un bloc plus important. Il s’agit manifestement de tombes, leur groupement pouvant correspondre à un ensemble familial. Enfin dans la partie centrale du site on recontres des stèles “balbal”, petits menhirs de moin d’un mètres la plupart du temps figures humaines sculptées en bustes bras croisés sur la poitrine.
Par comparaison avec le grand nombre de ces stèles retrouvées sur le site de Bourana, dans la basse vallée de Tchouï, elles sont considérées comme datant du 6e siècle de notre ère et antérieures à l’islamisation de la zône. Ce site que nous avons visité, à 80km à l’est de la capitale Bichkek, est particulièrement important pour établir une chronologie relative : il comporte un kourgane, des rochers gravés au style mince datée du 2e siècle av. JC., de nombreux balbal (période “turque” à partir du 6e siècle de notre ère), et à partir du 10e siècle des témoignages de la conversion de la population à l’Islam : un très beau minaret (11e siècles, d’inspiration architecturale samanide), seul témoin d’une grande mosquée caravansérail aujourd’hui disparue, et un cimetière musulman (stèles du 11e au 15e siècles).
A NOTER = ceux qui voudraient en savoir plus peuvent rechercher sur Internet les publications de l’archéologue belge Luc Hermann, qui n’étaient pas encore publiées à la date du déroulement de ce voyage.
Jean BARROT