L’ARBRE COMME METAPHORE DU CORPS SEXUE DANS L’ŒUVRE PICTURALE.
Connaissance & Partage
L’ARBRE comme métaphore du CORPS SEXUE dans l’œuvre picturale.
Il y a 30 ans, j’avais conduit une série d'entretiens concernant l’art occidental sur le thème de " L'explicite, le caché et l'inconscient dans les tableaux ". Tout au long de 3 décennies de visites de musées et d’expositions, j’ai pu constater que mon intuition initiale avait quelque validité. Dans certaines œuvres, la forme et la disposition d'arbres particulièrement mis en valeur dans la composition permettent au peintre de dire la sexualité des corps dans une scène où celle-ci serait incongrue, inconvenante ou bien expriment à son insu, ce qui a partie liée à ses désirs, ses fantasmes. Dans le premier terme de l'alternative cette expression peut être simplement cachée, et ici le terme de métaphore – procédure de substitution analogique – est tout à fait approprié. Dans le second terme, il s'agit d'expression inconsciente. Elle peut intervenir dans le programme explicite du tableau – son “sujet” – comme un lapsus, retour du refoulé dans un discours organisé. Mais la peinture n'est pas un langage discursif et cette expression inconsciente apparaît plutôt comme l'image du corps du peintre projetée dans l'œuvre, sorte de présence graphique qui peut, sur la base de certains invariants, avoir d'autres modalités d'occurrence, mais qui fonctionne en tant que signature de l'œuvre.
UNE AMORCE
Pour étayer mon hypothèse, je vais partir d’une œuvre où la référence sexuelle est explicite : Les offres d’amour, une estampe de Dürer (18 cm x 13,8 cm ; vers 1495) conservée au musée du Petit Palais à Paris. Une copie inversée, (la plaque de gravure étant copiée sur l’estampe de Dürer, l’image se renverse dans l’estampe produite à partir de cette plaque) exécutée par Marcantonio Raimondi, et conservée dans les collections artistiques de l'Université de Liège, atteste de la large diffusion de cette image en son temps.
Un vieil homme enlace de son bras droit une jeune femme et de sa main gauche cherche dans une bourse les pièces qu’attend, main gauche ouverte, la jeune femme dont la main droite tient une bourse entrouverte dans laquelle elle va glisser l’argent reçu. L’argent ne se voit pas, seules les bourses l’évoque. Mais quel est le sens de cet échange monétaire ?
Regardez bien maintenant le second plan, car c’est là que s’explicite sous la forme d’un rébus graphique la nature de la transaction.
Sur la gauche de la gravure, côté de la jeune femme, l’envol d’une étole qui orne le vêtement évoque dans ses plis l’ouverture d’un sexe féminin. Pas besoin d’être un anatomiste distingué ou un obsédé sexuel pour le repérer. Cette pratique d’utilisation des plis d’un manteau, d’une robe, d’un voile pour évoquer le sexe d’une femme est relativement banale depuis le gothique. Voilà le bien que la jeune femme est en train de négocier.
A droite, côté de l’homme, le second plan est occupé par des arbres. Deux me semblent particulièrement significatifs. Le plus à droite a servi à attacher la monture de l’homme – la forme de la selle ne laisse pas de doute sur le propriétaire – à une branche cassée qui émerge du tronc. L’arbre entre l’homme et le cheval comporte sur son tronc une fente de l’écorce, étroite et allongée, qui se situe au même niveau que la branche cassée de l’arbre de droite. Le rébus que nous offre le graphisme est donc facile à décoder : ce que l’homme a derrière la tête est le désir d’un sexe féminin et cela le met en érection. Et il est prêt à payer pour cela.
Au cas où malgré le titre de la gravure, vous auriez encore un doute, trouvant que j’exagère, voici un détail de l’ Adam et Eve de Raphael, œuvre gravée par Raimondi.
A partir de 1510, Marcantonio Raimondi s’installe à Rome et entre dans le cercle des artistes entourant Raphael. Il en popularise l’œuvre par la gravure, en travaillant souvent à partir des dessins préparatoires d’œuvres réalisées pour la peinture. C’est ainsi qu’on lui doit l’évocation d’un tableau perdu du maître « Le jugement de Pâris » qui inspirera Manet et Picasso…
Toujours sceptiques ?
CHAMPS DES POSSIBLES, ÉVALUATION DES PROBABLES
La question qu’il faut maintenant affronter est celle-ci : pourquoi l’arbre sert-il de référent métaphorique du corps humain ?
J’en identifie 2 sources principales qui se relaient dans le temps.
I – L'une, déclinante à partir de l’âge classique et de plus en plus librement réinterprétée, est le christianisme.
Dans la Genèse, c’est à partir d’un arbre qu’Adam et Eve découvrent leur nudité. Vous en connaissez la suite (j’y reviendrai dans un autre texte). Le texte biblique propose une métaphore puissante sur ce thème : l'Arbre de Jessé dans le livre des Prophètes : « un rameau sortira de la tige de Jessé ... ». Le tronc ancêtre se prolonge en une suite de ramifications représentant les différentes générations qui en sont issues. La banalisation de la métaphore en a fait un arbre généalogique, après renversement du sens de lecture. Au lieu d’aller de l’ancêtre à sa descendance, il s’élabore à partir d’un individu vivant qui cherche à remonter la complexité de ses ascendants. Cette double lecture s’élabore à partir du tronc (l’ancêtre – passé ; l’individu – présent) vers la ramure (la descendance) et vers les racines (l’ascendance). Mais l'expression la plus conceptualisée de cette assimilation arbre-homme est développée par saint Augustin méditant sur le bois de la Croix. Elle est répercutée très largement par La Légende dorée de Jacques de Voragine : la croix est Signe de l'homme. « La largeur de la croix du Seigneur c'est la traverse, sur laquelle on a étendu ses mains ; sa longueur allait depuis la terre jusqu'à cette traverse en largeur sur quoi tout le corps de Jésus Christ fut attaché moins les mains ; sa hauteur, c'est à partir de cette largeur jusqu'à l'endroit de dessus où se trouvait sa tête ; sa profondeur, c'est la partie cachée et enfoncée dans la terre ». (T.1. L'invention de la Sainte Croix - GF. Flammarion, 1967).
C’est cette vision de la mesure du Corps de l'Homme que Léonard de Vinci va chercher à abstraire dans la géométrie des cercles et carrés et qui, comme en écho, intervient dans les discussions d'architectes sur le plan à adopter pour St Pierre de Rome.
Albrecht Dürer, St Jérôme en pénitence (1496 ; gravure ; 31,2 cm x 22,3 cm) Collection Dutuit - Musée du Petit Palais - Paris – (présentée en exposition à Paris en 1996 et 2009)
La gravure nous présente St Jérôme en pénitence dans une iconographie classique : à genoux, demi dévêtu, se frappant la poitrine d'une pierre, le lion couché en arrière de lui. Il fait face à un crucifix fiché au sommet du tronc cassé d'un arbre mort, qui occupe l'angle bas à gauche de la gravure. Si la notice qui est consacrée à cette gravure dans le catalogue de 2009 [Une image peut en cacher une autre - RMN] évoque la présence dans le décor de plusieurs profils de visage (détail 1 ; mais regardez bien : vous allez peut-être y voir encore autre chose …), elle ne dit rien de la représentation du tronc (détail 2) : « … un crucifix, telle une bouture vivifiante surgit de la sombre cavité d’un tronc desséché. L’association du crucifix et du tronc mort renvoie à la croyance chrétienne selon laquelle le bois de la croix provient de l’arbre qui porta le fruit de la Chute, laquelle nécessita la mission rédemptrice du Christ. »
Ce tronc d'arbre mort présente pourtant un dessin curieux. Tout le flanc qui nous fait face est refendu d'une longue fissure oblongue d'où surgit et se développe l'arcature d'un bourrelet puissant. Alors que la gravure du tronc se constitue de lignes verticales, cette figure mêle courts traits horizontaux, pointillés circulaires, plages de noir dense, lui donnant un relief saisissant. L'ambivalence de l'image est profonde, féminine et masculine à la fois. Ce qui correspond bien au récit que fait le saint lui-même selon La Légende dorée : étant au désert « tandis que je n'avais pour compagnons que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je me trouvais en esprit dans les assemblées de jeunes filles ; et dans un corps froid, dans une chair déjà morte, le feu de la débauche m'embrasait... ». Ici l'arbre condense cause et effet du désir qui obligent Jérôme à la pénitence.
II – La seconde source iconographique, montante depuis la Renaissance, est alimentée par la mythologie et l'histoire gréco-romaine et exprime l'immense respect des classiques pour la culture antique.
Celle-ci n'est d'ailleurs pas nécessairement vue comme en opposition à la culture chrétienne : toute une série de courants intellectuels de la fin du 15e au 17e siècles tentent de fusionner en une culture unique les deux héritages : le néo-platonisme.
C’est cette source “païenne” qui alimente des images plus ouvertement sexuées du corps et plus directement figurées dans l'arbre.
L’œuvre de Cranach l’Ancien que je vous présente maintenant en appelle à la mythologie antique. Il s’agit de la première version d’un Jugement de Pâris, thème qu’il illustrera encore à plusieurs reprises. Pour les peintres de cette période – fin du gothique et Renaissance – la mythologie est un alibi pour représenter des corps nus (dans le registre chrétien, il n’y a guère que l’évocation d’Adam et Eve ou les tourments des damnés dans l’Enfer qui justifie cela), principalement celui des femmes. Cet « obscur objet du désir », pour la gent masculine qui forme de manière quasiment exclusive la corporation des peintres…
Jupiter a envoyé Mercure auprès de Pâris, prince de Troie, pour qu’il attribue la pomme d’or (jetée par la déesse de la discorde parmi les déesses de l’Olympe) à la plus méritante. Les 3 déesses concernées Junon Minerve et Venus tentent d’obtenir sa décision par des promesses de récompense. C’est la proposition de Vénus qui l’emporte : lui accorder l'amour de la plus belle femme de la terre, Hélène, la reine de Sparte. Vous connaissez la suite : ce sera la guerre de Troie.
Alors que dans le mythe, seule Vénus se dénude, Cranach joue de la représentation du corps féminin, de profil ¾, de face, de dos (avec une improbable torsion du cou !). Il reprend la figure du cheval attaché à une branche / sexe en érection, mais ne dissimule pas l’identification de l’arbre central au corps féminin. Tandis que Pâris semble émerger des brumes du sommeil, le cheval nous regarde, nous prend à témoin, répliquant à gauche la même invite à entrer dans l'œuvre que nous adresse la jeune femme à droite. Notons encore que le cou des jeunes femmes s'orne de chaînes et de colliers dorés qui renvoient au harnachement du cheval : mors, brides, etc. La femme comme la "plus noble conquête de l'homme" ?
Lucas Cranach l'Ancien, Le Jugement de Paris (vers 1512-1514 ; tableau ; 43 cm x 32,2 cm) Wallraf Richartz Museum, Cologne.
Mais l’œuvre essentielle où puisent les classiques à partir de la fin du 16e siècle est Les Métamorphoses d'Ovide, dont Poussin fut un lecteur assidu.
Lors de la rétrospective Poussin au Grand Palais à Paris en 1994, l’œuvre qui ouvrait le parcours était un dessin : un enfant sortant du ventre d'une femme dont les bras et la tête sont déjà affectés du processus de métamorphose en arbre. Ce nouveau né n’est autre qu’Adonis.
Sa mère Myrrha a été victime ignorante de l’inceste réalisé par son père Cinyros, le roi de Chypre. Celui-ci se trouve donc être à la fois le père et le grand-père d’Adonis. L’Olympe ne voit pas cela d’un bon œil, bien qu’il en soit à l’origine. Mais la colère des dieux se porte sur Myrrha, punie par une métamorphose en arbre au moment de son accouchement. Ses larmes, la myrrhe, s’écouleront sans fin de l’arbre qu’elle est devenue.
Les 3 œuvres suivantes déroulent le fil de cette métamorphose.
Nicolas Poussin, La naissance d’Adonis (dessin ; vers 1620 ; 18,3 cm x 32,5 cm) – Librairie royale du château de Windsor – |a métamorphose est en train de s’amorcer…
Philips Galle, La naissance d'Adonis, (gravure d'après Anthonie Blocklandt ; vers 1577 ; 22,8 cm x 30,4 cm) – Le corps de Myrrha se voit encore dans l’arbre mais ses membres ne sont plus individualisés.
Niccolo Bambini, La naissance d’Adonis (huile sur toile ; vers 1700 ; 97 cm x 130 cm) - Musée des Beaux Arts, Rennes – La métamorphose est achevée : Myrrha n’est plus présente que par la fente / sexe dans le tronc de l’arbre d’où sort le bébé Adonis
Je veux m’attarder encore sur deux autres œuvres de Poussin.
Nicolas Poussin, Paysage avec Orphée et Eurydice (huile sur toile ; vers 1649 ; 124 cm x 200 cm) – Musée du Louvre, Paris.
Dans ce tableau sur le bord droit, figure un arbre étonnant qui contraste très fortement avec les autres arbres du paysage. Alors que le reste du paysage se développe sans rapport avec la scène qui se joue, l’extrémité droite de l'œuvre tisse trop de relations picturales avec le sujet pour que sa conception soit sans signification. Sur un tertre vivement coloré s'élèvent deux arbres. Des pièces d'étoffes, accrochées ou posées au pied, assurent l’identification métaphorique de ces arbres aux 2 protagonistes principaux. La rouge, accompagnée de 2 carquois (?), suspendue à l'arbre de gauche sur une branche coupée courte, renvoie à Orphée. La jaune et blanche, étalée au sol, en avant d’un vase doré de forme arrondie et renflée juste au pied de l’arbre, renvoie à Eurydice. Mais pour cet arbre, il y a un problème pour la poursuite de l’identification. Le tronc de cet arbre, puissant en sa base, se dédouble rapidement en Y. Vers la droite, une très grosse branche, cassée, monte en s'effilant, écorcée en sa partie terminale. Ce qui me renvoie à une gravure du début du parcours de l’exposition. Dans une “scène allégorique” tout à gauche, un satyre offre une grappe de raisin. Son sexe en érection présente le même dessin que cette branche cassée. Cette parenté est étonnante : même mouvement graphique, même effilement terminal. Ayant effectué une mise à la même échelle de la branche et du sexe du satyre, j’ai pu constater la large coïncidence des 2 formes. Cette portion de l’arbre est donc masculine. Mais sur l’autre partie de l’arbre, à gauche, qui s’élève vers les frondaisons, on observe à mi hauteur, au même niveau horizontal que la pointe cassée à droite, un creux sombre allongé verticalement et bien mis en valeur par des bourrelets lumineux. Cette autre portion est donc féminine.
Cet arbre bisexué, issu du même tronc renvoie, par déplacement, au destin de Philémon et Baucis dans Les Métamorphoses. Le couple, bien que très pauvre, offre l’hospitalité à des voyageurs dont ils ignorent qu’ils sont Jupiter et Mercure. Pour les remercier, Jupiter leur offre à leur mort une métamorphose en 2 arbres qui fusionnent dans leurs ramures, manière d’honorer la fidélité de leur amour dans l’éternité. Ici c’est le même tronc qui assure l’union d’Orphée et d’Eurydice et qui exprime l’intensité de leur désir. Tout absorbé dans son chant, Orphée ne voit pas l’effroi d’Eurydice qui découvre l’approche du serpent qui va la tuer. Comme l’amour de Philémon et Baucis, l’amour d’Orphée et d’Eurydice émeut les dieux. Seul parmi les mortels, il obtient de descendre aux Enfers pour y reconquérir Eurydice. Son échec par impatience le condamne à errer solitaire, se lamentant sans fin de la perte d’Eurydice. Ce qu'exprime peut-être le deuxième arbre issu du tertre, support du manteau rouge, “arbre Orphée” dressé vers "l'arbre Eurydice" mais désormais définitivement hors d’atteinte de son désir.
La 2ème œuvre est inspirée à Poussin par la Jérusalem délivrée du Tasse. L’épisode de “Tancrède et Herminie” lui a inspiré 2 tableaux. Celui que je veux vous commenter est celui du Musée de l'Université de Birmingham.
Nicolas Poussin, Tancrède et Herminie (huile sur toile ; 1634 ; 75,5 cm x 99,7 cm) – Musée de l'Université, Birmingham.
La scène qui se joue au niveau des personnages évoque « la sensualité frémissante du récit du Tasse, qui mêle, selon une recette qui a fait ses preuves, amour et mort, transcrite avec tant de bonheur et tant d'émotion une première fois par Poussin [N.B: tableau de l'Ermitage à Saint Petersburg – 1628-29)] et ici réduite à un exercice de haute école dont la perfection convainc sans toucher » (N. Poussin - Catalogue de la RMN – Paris, 1994). Tancrède, bouillant croisé, garde captive Herminie, princesse païenne, qui en devient amoureuse mais se refuse par conviction à sa propre foi. Cette scène se rejoue sous d'autres formes par déplacement progressif si l'on intègre les autres éléments du "décor" : les chevaux et les arbres qui leur correspondent. A l'arrière-plan deux arbres “sexués” disent le désir actif de l'homme et le retrait de la femme accentué par l'inflexion vers la droite du tronc de l'arbre creux. Ce que les arbres expriment pour les corps, les chevaux le manifestent sous la forme d'une communication, d'une demande : quand la tête du cheval de Tancrède exprime une demande discrète, retenue, tête repliée sur le col, celle du cheval d'Herminie se détourne dans un mouvement ample et ferme.
Mais au premier plan, tout bascule : face à un Tancrède, blessé, inconscient, passif – dont pourtant le bras tendu désigne l'objet de son désir – Herminie cède à ses sentiments et, avec l'épée de son amour/geôlier, sacrifie sa chevelure pour en obturer la plaie et lui sauver la vie. Désir, déclaration, offrande, tout le rituel amoureux me semble ainsi exprimé dans cette œuvre, en partie grâce aux arbres.
QUELQUES JALONS AU FIL DES SIÈCLES
Horace Le Blanc, Le martyr de St Sébastien (huile sur toile ; 1624 ; 222 cm x 160 cm) – Musée des Beaux Arts, Rouen – (présenté lors de l’exposition "Grand Siècle" à Montpellier en 1993).
Dans ce vaste tableau toute la moitié droite offre une représentation assez classique du Saint, au corps vigoureux ligoté à un arbre et percé de trois flèches. Dans la moitié gauche le tiers supérieur s'oppose à la partie inférieure. Au ciel deux anges – dont l'un aux fesses rebondies et dénudées (mes “mauvaises pensées” me poussent à vous préciser que cette œuvre était destinée au couvent des Capucins de Rouen) – offrent à Sébastien la couronne du héros et la palme du martyr. Sur terre un tronc d'arbre coupé porte les habits du saint : toge rouge, chemise blanche alors qu'au sol sont jetés sa cuirasse et son casque d'officier de l'armée de l'empereur romain Dioclétien.
Au sommet du tronc, une branche cassée éclatée s'ouvre sur une lame de bois brun clair, telle une langue dans une gueule hurlante. En partie basse du tronc, une autre branche coupée, dénudée de son écorce à son extrémité semble un sexe en érection. La dimension de ce tronc d'arbre correspond exactement entre “bouche” et “sexe” à la dimension équivalente du torse de Saint Sébastien. Enfin, les touches de peintures qui modèlent l'écorce de ce tronc ou celle de l'arbre auquel est ligoté le martyr évoquent plus une fourrure animal que la rugosité sèche du bois. Couvert des vêtements du saint, ce tronc n'est-il pas là pour signifier le corps charnel de Sébastien, corps bestial qui souffre à en hurler la douleur, mais aussi peut-être corps jouissant des pénétrations supportées, alors que le corps mystique du saint « corps musclé, à peine marqué par son martyre, s'offre à la dévotion des fidèles » (Catalogue de la RMN, 1993).
Jean-Honoré Fragonard, Le retour du troupeau (huile sur toile ; 1765 ; 60 cm x 80 cm) - Musée d'Art, Worcester (USA) – (présenté lors de l’exposition Fragonard au Grand Palais à Paris en 1987).
« Le sujet est banal dans la peinture du temps: un pâtre (ou est-ce le meunier ?) tente de convaincre et d'entraîner une encore quelque peu farouche bergère. Un chien, deux "bœufs" (selon Le Brun des taureaux), des moutons animent ce paysage orné de "plusieurs arbres de formes pittoresques". Les robes crémeuses des bestiaux, la jupe rouge de la bergère éclairent la composition. L'habileté de Fragonard est d'avoir placé les jeunes gens qui badinent sur la pente déclinante d'une colline » (P. Rosenberg - Fragonard - Catalogue de la RMN, 1987). Alors que le moulin, les bœufs semblent avoir attiré les commentaires, rien d'autre que le "pittoresque" n'est noté pour les arbres, dont la disposition dans l’œuvre est loin d’être anecdotique.
Prêtons-y plus attention. Au centre de la composition un grand arbre tranche sur les autres par son allure : double coude du tronc, ramure déliée, feuillage fin et lumineux. C’est “l’arbre bergère”. Son inclinaison vers le bas de la pente reprend le mouvement de fuite du corps de la bergère. Le refus qui s’exprime dans le couple par les bras de la jeune femme ; l’arbre le dénonce comme marivaudage : les 2 branches et leurs rameaux garnis de feuiIlage se tendent vers le haut de la pente où se tient le meunier. Le corps dit non, le désir dit oui. Mais dans l'angle bas à droite un autre élément de la composition attire l'œil. Il s'agit d'un tronc coupé, posé sur une contrepente : c’est “l’arbre meunier”. Il se redresse légèrement depuis le bord droit du tableau, près duquel il se divise en deux grosses branches maîtresses. La coupe du tronc forme une tache très lumineuse, orangée, arrondie, à laquelle quelques touches de blanc jaunâtre donnent un peu de relief, au sein de la masse brun verdâtre de la végétation du sol. Ce tronc domine l'eau tranquille d'une mare ou d'un ruisseau aux berges frangées de végétations aquatiques. Vous faut-il un dessin ? Comment mieux dire par ce couplage tronc / mare le désir du jeune homme.
Car Fragonard est un coquin, utilisant habilement TOUT le paysage, pour manifester ce que le 18e siècle pratique mais ne dit point (voir en note). Pas d’inconscient ici, mais de la rouerie, du caché.
Jean-Honoré Fragonard, Pâtre jouant de la flûte, bergère l’écoutant (huile sur toile ; vers 1765) – musée de l’Agglomération, Annecy
La composition fut une des rares choisies pour être exposées au Salon de 1765 qui scella le grand triomphe de Fragonard avec son Corésus et Callirhoé. Diderot, prolixe dans ses Salons sur le grand œuvre, bâcle en 2 lignes ce tableautin « un pâtre debout sur une butte ; il joue de la flûte ; il a son chien à côté de lui avec une paysanne qui l’écoute. Du même côté une campagne ». Pour l’exposition de 2015 au Luxembourg, G. Faroult est un peu plus explicite : « Les bergers amoureux de Fragonard font corps, eux aussi [comme chez Marmontel], avec le paysage. Au sentimentalisme bien-pensant de Marmontel, Fragonard adjoint un élément subtil qui lui fait défaut : l’humour. Ses pasteurs fusionnent en un seul groupe statufié dont émerge un poétique roseau. Dans la mythologie, la nymphe Syrinx, pour échapper au désir du dieu Pan, fut transformée en roseau. Pan tailla la plante pour en faire une flûte ». Bien. Mais regardez les 3 moutons en bas à droite et le talus vers lequel ils se dirigent en pleine lumière. Ne vous vient-il pas comme à moi de “vilaines pensée” ?
« Eh, eh, Courbet est arrivé é, é ».
Certes la connaissance de L’origine du monde reste confinée au cercle très réduit des relations de Khalil Bey ; mais au delà, dans les cercles mondains parisiens, on en a entendu parlé. Par contre, la photographie pornographique connaît une vogue sans précédent sous le Second Empire même si elle est traquée par la police. Alors pourquoi faire des embarras et tenter d’utiliser encore l’arbre comme substitut du corps sexué ? La réponse est complexe, Cézanne nous en offre une démonstration.
Paul Cézanne, Pastorale (huile sur toile ; 1870 ; 65 cm x 81,5 cm ) - Musée d'Orsay - Paris.
La composition présente un bord de rivière, occupé par six personnages, trois hommes vêtus, trois femmes nues. A droite fermant l'œuvre, un bateau, voile hissée, dans lequel un homme, de dos, fume. Sur la berge, face à nous, un homme allongé, vêtu de noir, est au centre de la disposition des quatre autres personnages : un homme assis, encadré par un nu allongé, un nu assis et, en arrière du personnage en noir, un nu debout.
Dans un travail remarquable, Paul Cézanne, Les Baigneuses (A.Michel / Beaux Arts de Bâle), M.L. Krumrine propose une analyse de cette œuvre qui met en évidence les références iconographiques exploitées par Cézanne, références tant internes qu'externes à son œuvre. Elle identifie ainsi Cézanne lui-même dans l'homme allongé vêtu de noir reprenant la pose de Sardanapale dans l'œuvre de Delacroix. La femme nue, de face, provocante, reprend la Bellone de Rubens dans l'Apothéose d'Henri IV et le nu couché s'inspire du marbre antique L'hermaphrodite, toutes œuvres qui sont au Louvre. Pour les rapports entre les personnages, elle exploite deux autres œuvres de Cézanne, contemporaines et de même format, La tentation de St Antoine et Le déjeuner sur l'herbe qui intègrent Zola dans leur représentations et qui est ici assimilé à l'homme qui fume dans le bateau. Sa conclusion est formelle : « Dans Pastorale, il utilise l'hermaphrodite comme son alter ego ... il s'interroge ici sur son identité sexuelle... nous nous trouvons par conséquent en présence de deux images de l'artiste, le réel et sa projection symbolique. L'incarnation visuelle de la peur (des femmes, de la tentation, du rejet) apparaît au début de sa liaison avec Hortense Fiquet. Ces tableaux semblent annoncer l'union négative que leur mariage devait inévitablement devenir ».
Si j’exploite maintenant la piste de l'arbre comme expression du corps sexué, un champ de force radicalement neuf s'exprime dans la composition, au-delà du système des obliques et des verticales mentionné dans l'analyse de M.L. Krumrine, et qui éclaire plus crûment encore la problématique sexuelle du peintre.
Curieusement, dans les longs développements qu'elle consacre aux personnages du tableau, la femme nue, debout, de dos, derrière Cézanne n'est pas vraiment analysée. Cette femme aux longs cheveux blonds regarde vers l'autre rive où se dresse un bouquet d'arbres dans lequel il est aisé de reconnaître un sexe masculin dressé, sans forcer l'interprétation. Le désir de cette femme c'est l'homme. Mais le reflet du bosquet dans la rivière nous ramène sur la rive de départ. L'image du sexe dressé, en son reflet, s'aligne sur l'étroit goulot d'une bouteille posée sur la berge, un verre à proximité. S’efforcerait-il de forcer « la porte étroite » ? La silhouette de la bouteille s'inscrit sur le bleu de l'eau, entre deux flaques roses, reflet de l'horizon. En symétrie par rapport au goulot de la bouteille on retrouve le bleu intense du pantalon de l'homme assis dans le voilier et le bleu plus clair du drapé d'où émergent les fesses ocre-rose de l'hermaphrodite. Comme en écho, dans la masse crayeuse du corps des deux femmes, les fesses de la femme nue, de dos, reprennent cette couleur rose, plus pâle certes, qui, sur l'horizon, divise le ciel et l'eau et se perd sur l'alignement des yeux du peintre en Sardanapale. Cette structure spiralaire de la composition se ferme sur Cézanne-Sardanapale alors qu'aux deux marges, s'opposent la femme tentatrice qui se dévoile et l'homme-Zola, indifférent en son bateau, qui met les voiles ...
L'œuvre me semble dès lors pouvoir se lire en trois temps inscrits dans une même image, selon une tradition iconographique très ancienne :
* l'amitié-amour non réciproque qui s'exprime du point de vue de Cézanne dans le couple formé au premier plan sur la berge par Zola assis (même position de corps que celle de l'homme assis dans le bateau, même couleur de veste que dans le tableau La lecture chez Zola) et Cézanne-hermaphrodite allongé;
* la tentative de séduction ouverte par le dévoilement provocateur de la part féminine de Cézanne que Zola ne remarque pas ou fuit comme dans la Tentation de St Antoine ;
* la réflexion de Cézanne-Sardanapale sur l'offre à faire, en ligne d'horizon de la tentation, la plus désirée sur cette berge, ce qu’il a “derrière la tête”, ce second terme de l'alternative impliquant l'autre rive.
Avec cette œuvre de Cézanne – et bien d'autres en ce siècle – on se retrouve principalement du côté de l'inconscient et non plus du caché.
Le peintre ne peint plus sur commande et selon un programme – tradition qui s'est fossilisée au19e siècle dans le Prix de Rome – mais il cherche de plus en plus à s'exprimer dans son travail sur la matière, les formes, les couleurs, au prix même de l'incompréhension des contemporains. (Cézanne, « un grand génie avorté » pour Zola en 1896. Vive “les copains d’alors” !). Mais Cézanne, en même temps qu'il assume totalement une révolution picturale qui va le conduire à la Sainte Victoire en ce 20e siècle naissant, voit son inquiétude, son ambiguïté sexuelle, se développer tout au long de sa vie. Le thème des Baigneurs puis des Baigneuses devient le lieu privilégié de son expression, couplé au problème de son enracinement catholique de plus en plus fort sur la fin de sa vie. L'œuvre fonctionne alors comme lieu de l'expression inconsciente de l'image du corps du peintre.
M.L. Krumrine en fournit un exemple saisissant dans son ouvrage, sans pourtant aller au bout de l'interprétation (non vu ou autocensure ?). Au terme de sa vie, alors qu'il travaille sur les Grandes Baigneuses depuis 1895, Cézanne opère en 1905 une reprise très significative sur la toile qui va partir dans la Collection Barnes, à Mérion.
Paul Cézanne Les grandes baigneuses (huile sur toile ; 1895-1906 ; 132 cm x 219 cm) – Barnes Foundation, Mérion (USA)
Sur une photographie de 1904, le personnage debout à gauche en marche présente un visage qui ressemble très nettement à Cézanne, ainsi présent dans l'œuvre comme il l'est dans Pastorale et dans bien d'autres toiles. Dans la correction opérée, le personnage est raccourci et semble devenir une baigneuse « au corps épais et court, à la poitrine haute [qui] se prolonge dans son cou allongé et large et sa tête sans trait bien marqué est réduite à une boule ». Ce qu'occulte cette description – mais qui, face à la toile exposée à Orsay lors de l'accrochage de la Collection Barnes (1993), était une évidence – c’est un sexe en érection dans la combinaison seins->testicules, tête->gland !
Ce sexe se met en marche à partir d’un arbre “masculin” : consciemment pour Cézanne cette branche cassée poursuit la diagonale de l’axe du marcheur et contribue à l’armature géométrique de l’oeuvre. Inconsciemment, Cézanne ne s'est pas retiré de l'œuvre. Sa quête de « l’obscur objet du désir » se trouve près du gros arbre de droite : ses branches ouvertes et levées de part et d’autre du tronc répliquent la position des bras des 2 personnages près de lui. Ce sexe en marche vers l’autre bord du tableau, sans un regard (façon de parler, car il n’y a pas de visage) pour le groupe des femmes assises, est visiblement tendu vers les 2 personnages debout. En avant de l’arbre, c’est, sans doute aucun, une tentatrice. Mais pour le personnage appuyé contre le tronc ? Son visage et l’ombre sur son bas ventre, plus un sexe masculin en érection dans une représentation “timide” qu’une fente vulvaire, en font à mes yeux un tentateur. Cézanne est peut être en marche, à la veille de sa mort, vers une acceptation de son homosexualité latente.
… Aragon après la mort d’Elsa …
En vous souhaitant le plaisir d'autres découvertes ...
Note pour mémoire : voici le texte célèbre Le Mot et la Chose (Gabriel Charles, abbé de Lattaignant – 1697-1779)
Madame quel est votre mot
Et sur le mot et sur la chose
On vous a dit souvent le mot
On vous a fait souvent la chose
Ainsi de la chose et du mot
Vous pouvez dire quelque chose
Et je gagerais que le mot
Vous plaît beaucoup moins que la chose
Pour moi voici quel est mon mot
Et sur le mot et sur la chose
J'avouerai que j'aime le mot
J'avouerai que j'aime la chose
Mais c'est la chose avec le mot
Mais c'est le mot avec la chose
Autrement la chose et le mot
A mes yeux seraient peu de chose
Je crois même en faveur du mot
Pouvoir ajouter quelque chose
Une chose qui donne au mot
Tout l'avantage sur la chose
C'est qu'on peut dire encore le mot
Alors qu'on ne fait plus la chose
Et pour peu que vaille le mot
Mon Dieu c'est toujours quelque chose
De là je conclus que le mot
Doit être mis avant la chose
Qu'il ne faut ajouter au mot
Qu'autant que l'on peut quelque chose
Et que pour le jour où le mot
Viendra seul hélas sans la chose
Il faut se réserver le mot
Pour se consoler de la chose
Pour vous je crois qu'avec le mot
Vous voyez toujours autre chose
Vous dites si gaiement le mot
Vous méritez si bien la chose
Que pour vous la chose et le mot
Doivent être la même chose
Et vous n'avez pas dit le mot
Qu'on est déjà prêt à la chose
Mais quand je vous dis que le mot
Doit être mis avant la chose
Vous devez me croire à ce mot
Bien peu connaisseur en la chose
Et bien voici mon dernier mot
Et sur le mot et sur la chose
Madame passez-moi le mot
Et je vous passerai la chose.
Jean BARROT