DANGERS DU VOLCAN, TÉNACITÉ DES HOMMES
Connaissance & Partage
DANGERS DU VOLCAN, TÉNACITÉ DES HOMMES
3 – KRAKATAU
L’archipel indonésien est le territoire qui compte plus grande concentration au monde de volcans actifs (est considéré comme actif un volcan qui a connu une éruption au moins au cours des 10 deniers millénaires) et qui a connu la plus grande fréquence d’éruptions au cours des 4 derniers siècles. Ils sont 76 sur environ 1500 cônes aériens (ils sont probablement au moins 10 fois plus nombreux au sein des océans). Sur les 2 derniers siècles, pour lesquels on dispose de données assez fiables, ce sont 2 volcans Indonésiens qui ont provoqués le plus de victimes : l’explosion du Tambora en 1815 (près de 100.000 victimes, 50 km3 de matériaux éjectés !) et le Krakatau en 1883 (à l’époque on retient plutôt la transcription Krakatoa ; plus de 36.000 victimes).
C’est ce dernier, Anak Krakatau (“fils du Krakatau”), qu’avec des collègues géographes, sous la conduite de Jacques Durieux, nous avons pu explorer en 1987.
Volcanologue formé sur le terrain à l’école d’Haroun Tazieff et ami du couple Krafft, amoureux des volcans à en mourir dans l’éruption de l’Unzen au Japon en 1991, Jacques faisant valoir notre qualité de chercheurs scientifiques, obtint les autorisations nécessaires pour accéder à l’île et y bivouaquer, car elle était classée réserve naturelle et interdite de visite. Terrassé par un cancer, il est décédé loin des volcans, en 2009 à 60 ans. Il nous laisse en héritage un magnifique album réalisé avec son complice photographe Philippe Bourseiller « Des volcans et des hommes » (Editions de La Martinière - 2001)
C’est une petite île, centre d’un archipel de 3 îles disposées en couronne, qui sont les restes d’explosions antérieures d’un volcan qui se dressait au centre du détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra. Pour ceux qui connaissent l’archipel de Santorin, c’est un dispositif identique que l’on trouve ici, un cône volcanique récent émergeant au centre d’une caldeira noyée par la mer.
Carte du détroit de la Sonde
l’Anak Krakatau au centre de la caldeira
LA MISE EN PLACE DE L’ARCHIPEL.
Le point de départ de ma présentation de l’ile sur laquelle nous allons bivouaquer est la formidable explosion de 1883. A cette date, Sertung et Kecil sont déjà les restes d’un volcan qui a explosé et dont la caldeira a été occupée par la mer.
L'étude stratigraphique du Krakatau révèle cinq phases éruptives. La première phase correspond à la formation du Krakatau préhistorique, constitué d'un cône unique. La deuxième phase est un épisode destructif lié à l'éruption du 5e siècle, créant la caldeira, et dont les iles Sertung et Kecil (Verlaten et Lang, au temps de la colonisation hollandaise) sont les restes des flancs externes du cône détruit. Au fil des siècles, une nouvelle ile de 9 km sur 5 km s’édifie à partir du plancher sous-marin de la caldeira. Elle résulte de la coalescence de 3 volcans qui constituent les sommets de cette ile : Rakata au sud, Danan au centre et Perboewatan au nord. Ils sont épisodiquement actifs, mais sans générer d’éruptions de grande ampleur.
Il en va tout autrement avec la quatrième phase, violemment destructive, de 1883. La crise éruptive débute sur le cratère du Perboewatan au mois de mai et gagne en puissance, le magma s’ouvrant de nouvelles voies vers le sud : début août, 11 points d’éruption expédient des panaches de cendres qui créent une véritable nuit sur le détroit de la Sonde. Le paroxysme de la crise est atteint les 26-27 août. L’ile explose alors, expulsant 20 km3 de roches et de cendres. Totalement vidangée, la chambre magmatique s’effondre, générant la caldeira actuelle. Ne reste de la grande ile que le flanc externe du Rakata, l’actuelle ile de Krakatau.
La grande ile centrale avant l’explosion de 1883
Gravure évoquant le Rakata vers 1870
Les manifestations de cette explosion sont planétaires.
* Le son est entendu jusqu’à plus 4.000 km de là, en Australie et à Ceylan. L’onde de choc du son (pensez à l’effet du passage du mur du son par un avion) affecte toute la surface océanique du globe : les marégraphes du golfe de Gascogne enregistrent une oscillation significative du niveau de la mer antérieure au déclenchement du tsunami engendré par l’effondrement de la caldeira.
* Plusieurs vagues de tsunami d’une trentaine de mètres au moins ravagent les côtes de Java et de Sumatra, faisant l’essentiel des victimes du désastre. Toute l’extrémité sud-ouest de Java ne sera jamais repeuplée, devenant ultérieurement une réserve naturelle qui va assurer la survie du rhinocéros de Java.
* des coulées pyroclastiques s’écoulent en direction du nord-est vers Sumatra où l’on retrouve des corps ensevelis sous 2 m de cendres brûlantes alors qu’on est à une cinquantaine de km de l’éruption.
* la conséquence la plus durable de l’explosion, affectant toute la planète, est liée à l’altitude atteinte par le panache des éjectas : s’élevant jusqu’à plus de 50 km d’altitude, il injecte dans la stratosphère des poussières et des gaz en quantité considérables. Les poussières mettront au moins un an à retomber, arrosant toute la planète, et les gaz vont donner au ciel des couleurs anormalement rougeâtre pendant plusieurs années (certains y voit un effet dans les œuvres picturales fin de siècle en Occident). Le voilement temporaire du soleil et l’augmentation de l’albédo de la très haute atmosphère entraine une chute moyenne des températures dans le monde de ½° et de sérieuses perturbations dans le cycle saisonnier.
Une cinquième phase s’amorce à partir de 1927. Les éruptions qui se sont poursuivies à partir du plancher noyé de la caldeira parviennent en surface, et en 3 ans commencent à édifier l’Anak Krakatau. Depuis, le volcan a connu une quarantaine d’éruptions qui ont fait croitre l’ile en 2 séquences.
* Jusque dans les années 50, sous l’effet de l’érosion marine et des précipitations violentes, le cône cendreux est disséqué et le cratère est périodiquement noyé.
Photo 1942. Des photos aériennes prisent au début des années 40 par les Hollandais, qui sont encore les maîtres de l’archipel, montrent qu’il s’agit encore d’une ile très modeste dont le centre du cratère reste encore sous l’eau. En arrière plan, on aperçoit l’extrémité sud de Kecil.
* Mais à partir des années 60 un nouveau cône se forme en son centre. Les éruptions sont plus intenses et changent de nature (les émissions de cendres initiales sont remplacées par des coulées de lave qui finissent par combler le lac du cratère), rendant les flancs du volcan plus résistants à l'érosion. Son altitude progresse alors rapidement : au début de l’année 2018, il atteint 310 m pour un diamètre de l’ile d’environ 4 km.
L’ile vers le début des années 60
ANAK KRAKATAU 1987
C’est un moment de la vie de l’ile que nous découvrons en 1987.
La plage de débarquement et le bois du bivouac
Nous abordons l’ile sur la côte Est, face au demi-cône éventré du Rataka, où une large bande de terrain plat dans le prolongement d’une plage au sable très noir est couverte d’une végétation dense de Casuarina, arbres qui résistent bien à la salinisation des sols. Cette petite forêt va abriter notre bivouac. Une petite falaise morte de 3 m environ marque la limite de l’extension du boisement. Sur la pente du 1er cône (années 30-50), la végétation s’étiole très vite : des touffes de graminées assez denses font place à des rampantes en réseau. Quelques touffes de graminées apparaissent encore de ci, de là, mais vers le haut du versant la végétation disparaît totalement.
Une première ligne de crête en arc marque le sommet de la première construction de l’ile. Le cône emboîté qui s’édifie à partir des années 60 présente une pente beaucoup plus raide, tapissée de blocs dont une grande partie s’est éboulée s’accumulant dans la dépression annulaire de la base.
Emboîtement du cratère actuel
Des blocs énormes de plusieurs tonnes sont observables de loin en loin bien calés dans la pente. Leur surface lisse indique un façonnement de la masse visqueuse encore très chaude pendant son trajet aérien, lors de l’éjection hors du cratère. Puis la détente des gaz contenus dans ces fragments de magma fissure la croute refroidie (bombes dites “en croûte de pain”).
Le rebord du cratère culmine à cette date aux environs de 230 m. Sur certains points de sa partie interne les fumerolles sont abondantes. Emises par bouffées plus ou moins épaisses, on se retrouve par moment dans une brume très irritante dans laquelle l’odeur soufrée est intense. Les colorations sur les roches au sol signalent la dominante du gaz émis : blanc pour les chlorures, jaune pour les sulfures.
Bord interne du cratère actif
Dans le fond du cratère les sels minéraux lessivés par la pluie s’accumulent dessinant ce plancher blanchâtre
Cristallisation des vapeurs soufrées sur les conduits de dégagement des fumerolles
Le flanc externe vers le S-SO domine une belle entaille dans le versant du premier cratère édifié à partir de 1927. Elle révèle, dans une stratification extrêmement régulière, l’accumulation des cendres et lapillis qui l’ont constituée. Des lits clairs de ponces s’intercalent dans ces séries. De cette coupure, une bouche adventice venait d’émettre récemment (quelque années ? car déjà de la végétation était implanté sur sa marge) une coulée de laves scoriacées jusqu’à la mer. La température brûlante de l’eau et sa couleur ocre, conséquence du lessivage du fer de la coulée témoignait de cette activité à peu près permanente du volcan.
Coulée de laves s’avançant en mer
CETTE ÎLE TELLE QUE NOUS L’AVONS DÉCOUVERTE N’EXISTE PLUS AUJOURD’HUI.
Les éruptions qui se sont succédées ont continué à faire progresser le cône. Au début de 2018, il dépassait 310 m d’altitude. De puissantes coulées de laves dévalées ses flancs depuis le cratère principal s’étaient étalées du nord au sud, après notre visite, principalement sur toute la face ouest de l’ile, agrandissant son territoire par une succession de lobes. Les coulées les plus foncées sont les plus récentes.
Anak Krakatau en 2005. Sur cette image satellite de 2005, j’ai indiqué par un losange clair l’emplacement approximatif de notre bivouac et en pointillé jaune la crête du premier cratère édifié par les cendres.
Mais à partir de l’été 2018, le volcan connaît une regain d’activité. Les éruptions gagnent en puissance jusqu’en décembre et finalement le 22, une violente explosion amorce la destruction du cône. Il s’effondre dans la mer, l’ile perdant environ 2 km2 sur tout son flanc ouest (vous pouvez revoir les images radar de cette catastrophe dans mon premier chapitre concernant Fogo). L'Agence indonésienne de vulcanologie estime le volume de matériaux engloutis entre 0,15 et 0,2 km3, ce qui déclenche un fort tsunami qui ravages les terres limitrophes du détroit de la Sonde. Ce risque était connu : en 2012 des scientifiques avaient publié une étude sur l'effondrement possible des flancs de l'Anak Krakatau en cas d'éruption pouvant entraîner la formation de tsunamis. Une vague de 7 à 10 m balaie les rives du détroit de la Sonde provoquant la mort ou la disparition de 600 personnes, faisant 15.000 blessés et environ 40.000 sinistrés, faute d’un système d’alerte spécifique. Le seul risque envisagé par les pouvoirs publics était celui d’une éruption « classique », et comme l’archipel était inhabité…
Extension du tsunami sur les côtes du détroit
Car assez vite après le désastre de 1883, la population est revenue sur ces territoires en raison de la pression démographique sur Java et Sumatra mais aussi car les sols, enrichis en minéraux par les dépôts cendreux, se révèlent faciles à cultiver et extrêmement fertiles. Et depuis les années 70, la côte ouest de Java, très proche de la mégapole de Djakarta, est devenue une destination touristique pour la classe moyenne aisée indonésienne et le point de départ, depuis le port de Labuan et les stations balnéaires d'Anyer et Carita, des visites touristiques organisées à la journée sur l’ile de l’Anak Krakatau et une zone de plongée sous-marine réputée.
L’éruption se calme début janvier 2019 et l’ile reprend alors à peu près la physionomie qu’elle avait dans les années 50 : un cratère noyé et un point culminant à 110 m.
L’Anak Krakatau janvier 2019 (image satellite)
Le cratère noyé.
Mais, comme on peut l’observer sur l’image radar (cf. chapitre I) le magma continue de remonter dans l'édifice volcanique alimentant une éruption sous-marine. Si l’année 2019 s’achève dans le calme, une activité plus intense reprend fin janvier 2020 et débouche sur une éruption le 10 avril 2020. Plutôt modérée, elle a quand même entraîné l'émission d'un panache de vapeurs sulfuriques et de cendres, monté à plusieurs kilomètres d’altitude. A la suite de 2 jours d’éruptions, de nouvelles images satellites révèlent que le cratère est désormais émergé, protégé de la mer par un lobe de laves. Les points rouges sur le cliché montrent la disposition de la lave en fusion à l’intérieur du cratère.
L’Anak Krakatau le 17 avril 2020
Pour l'instant, le risque reste limité, avec un niveau de menace maintenu à 2 (sur 4) : l'archipel de l'Anak Krakatau est toutefois interdit d'approche.
POUR COMPRENDRE : RETOUR SUR LA TECTONIQUE DES PLAQUES
L’archipel indonésien se trouve sur la marge sud de la plaque Sunda, prise en étau entre la plaque des Philippines au nord et la plaque Indienne au sud. La plaque Indienne passe en subduction sous la plaque Sunda, cette plongée étant à l’origine d’une profonde fosse océanique qui borde tout le flanc sud de l’archipel Indonésien. La compression de la croûte continentale de la plaque Sunda qui en résulte se traduit par un alignement montagneux parallèle à la fosse, jalonné 42 volcans actifs (soit les 3/5e de l’lndonésie) parmi les plus dangereux du monde, le Krakatau s’inscrivant dans cette suite.
Distribution des plaques tectonique en Asie du SE.
Coupe schématique de la zone de subduction au droit de Sumatra
L’analyse des séismes qui se sont développés sur cette marge depuis 2000 révèle une perspective nouvelle pour comprendre la situation : la méga-plaque Indo-Australienne serait en cours de division en 2 plaques autonomes, le Krakatau se situant sur l’axe de cette fracturation. Alors que vers le N, la partie indienne plonge sous l'Himalaya, buttant contre la plaque eurasienne qui la freine (vitesse = 37 mm/an), vers le N-E, sous l'Indonésie, la petite plaque Sunda offre une moindre résistance. La partie australienne progresse rapidement (vitesse = 56 mm/an). Matthias Delescluse, du laboratoire de géologie de l’Ecole Normale Supérieure propose une comparaison très “grand publique ” : « C'est un peu comme si l'Australie était une moto et l'Inde, son sidecar. Si le side-car percute un mur – l’Inde contre l'Eurasie - et que le pilote continue sa course avec la moto, l’Australie vers l’Indonésie, à terme, la structure qui relie les deux engins se fragilise jusqu'à céder. Et cela d'autant plus facilement que le lien faisant tenir l'ensemble est sollicité brutalement. Ce qui a été le cas en 2004 », [avec le méga-séïsme d’Aceh au nord de Sumatra]. « Le séisme de 2004 a libéré les contraintes sur la faille de Sumatra, tout en mettant davantage sous tension les failles intra-océaniques ». Les torsions subies par la plaque Indo-Australienne en son cœur se manifestent sous la forme de reliefs déformés et d'un réseau de failles coulissantes, orientées du nord au sud et réparties sur une zone très large, de l’ordre du millier de kilomètres au moins.
Le plancher océanique au large du détroit de la Sonde. Remarquez les nombreux accidents parallèles N-S dont celui bien marqué qui part de l’ile Christmas jusqu’au Krakatau.
La double rupture majeure (séismes d'avril 2012 accompagnés d’une éruption du Mérapi – de celui-là aussi je vous reparlerai …) n'est qu'une étape préliminaire dans un processus appelé à durer des millions d’années. Où peut se faire cette fracture de la méga-plaque ? L’axe ile Christmas - détroit de la Sonde est potentiellement un candidat et pourrait être à l’origine des éruptions gigantesques du Krakatau, peu compatible avec le phréato-magmatisme invoqué parfois. Mais il s’inscrit dans une bande si large qu’il n’est pas le seul possible.
Difficile donc, pour des raisons d’espace et de temps nécessaires au processus de cassure de la méga-plaque Indo-Australienne, de privilégier celui-ci plutôt qu’un des nombreux axe de cassure N-S repérés sur le plancher océanique indien.
« Wait and see ».
Si le Covid 19 nous laisse les quelques millions d’années nécessaires pour conclure.
Jean BARROT