PETROGLYPHES : EN GUISE DE CONCLUSION
Connaissance & Partage
PETROGLYPHES :EN GUISE DE CONCLUSION
Je voudrais pour conclure ce petit tour des sites visités vous proposer une synthèse – bien provisoire vous vous en doutez, puisqu’on découvre en permanence de nouveaux sites dans le monde – à partir des travaux les plus récents que je connais.
Nos ancêtres sur toute la planète ont utilisés des « représentations », expressions de leurs images mentales qu’ils ont trouvées nécessaire de fixer sur un support par la gravure ou la peinture. Selon les estimations du préhistorien E. Anati, il existerait 45 millions de peintures rupestres sur des rochers et dans des grottes, sur 170.000 sites reconnus dans 160 pays !
1 – MAIS IL CONVIENT DE BIEN DISTINGUER 2 GRANDES FAMILLES D’ŒUVRES : CELLES DES GROTTES ET CELLES DE PLEIN AIR.
Dans les grottes, les œuvres, qualifiées d’ « art pariétal » ou « art des ténèbres », se trouvent généralement au plus profond des galeries, ce qui implique pour leur réalisation de disposer d’une source lumineuse. De nombreuses traces charbonneuses sur les parois résultent de mouchures des torches pour raviver leur flamme en écrasant la partie carbonisée qui asphyxie progressivement la flamme. Afin de tenir suffisamment de temps, ces torches étaient probablement enduites de résines. La technique la plus spectaculaire qu’ont utilisés nos ancêtres était la peinture, utilisant des colorants naturels, l’oxyde de fer pour le rouge et le noir du charbon étant les plus fréquents. La stabilité des conditions climatiques des grottes, accentuée le plus souvent par l’obturation de l’entrée (effondrement, ennoyage) a permis une conservation optimale des figures. C’est la raison principale de la fermeture des grottes au public dont la présence altère le climat, provoquant des dégradations irréversibles des représentations. A Lascaux comme à Chauvet, il faut se contenter de fac-simile.
Cette « solution » nous amène cependant à une conclusion essentielle : cet « art » des grottes n’était pas destiné à être vu par le commun à l’époque même de leur réalisation. Ce terme d’art au sens où nous l’entendons de nos jours est totalement inapproprié. Le message que véhicule ces représentations n’est pas destiné aux hommes.
A l’opposé, les pétroglyphes, figures de plein air, sont visibles de tous. Certes, leur localisation est parfois difficile d’accès, mais il n’y a pas de volonté d’en limiter la vision : le message est destiné aux hommes. Tous les sites dont je vous ai parlé sont accessibles à des « touristes standards » capables de marcher un peu… Ce qui a le mieux tenu est la gravure, mais il semble que parfois il y ait eu des rehauts de couleur sur ces figures mais vite dégradés par l’exposition aux aléas du climat.
Un lieu intermédiaire me paraît nécessaire à évoquer : les porches de grottes ou les abris sous roches de quelque ampleur. Ces lieux, qui ont été occupés par des groupes parfois assez nombreux – présence de foyers, de restes de consommation, d’outils – comportent parfois des peintures ou des gravures sur leurs parois. Elles sont donc visibles par tout un chacun mais seulement au sein du clan qui occupe l’abri et n’a probablement de sens que pour ses membres. Là encore la conservation de ces figures est aléatoire, mais la présence d’œuvres peintes n’y est pas rare.
2 – LA PERIODE DE REALISATION DES PETROGLYPHES S’ETEND SUR DES MILLENAIRES, JUSQU’A NOS JOURS.
Les œuvres dans les profondeurs des grottes semblent cesser d’êtres produites il y a environ 12 millénaires. J’associe cet arrêt à la fin de la période de la glaciation du Würm qui permet à des lieux comme les porches et abris sous roche d’assurer un relais mais en faisant perdre une partie de son mystère à l’élaboration de ces figurations. Tout au long du paléolithique supérieur (45.000 à 12.000 BP), les représentations sont presque exclusivement animalières. On a longtemps cru qu’il s’agissait d’opérations magiques préparatoires à une chasse et destinées à capturer le gibier ainsi figé dans la représentation. Mais l’analyse des restes de la consommation courante des hommes, lorsqu’elle a pu être menée à proximité, ne correspond pas du tout à la fréquence des animaux représentés. Ainsi à Fos de Coa, l’animal le plus représenté est le cheval mais le plus consommé est le bouquetin…
A partir du Néolithique, les œuvres incorporent des figures humaines, seules ou avec des accessoires – ce qui a souvent conduit à les considérer comme des « sorciers » ou des « chefs » – mais souvent aussi des groupes dans des scènes de chasse ou de guerre. Dans le Néolithique finissant et à partir de l’Âge du Bronze, des scènes de pastoralisme ou d’agriculture deviennent fréquentes comme dans la Vallée des Merveilles.
Au cours du 1er millénaire avant notre ère et tout au long de notre ère, les figurations incorporent d’autres activités humaines – commerce caravanier, cartographie – devenant en cas limite un graffiti dénué de sens en dehors de celui qui le grave. L’expression sociale devient une manifestation individuelle.
3 – ENCORE QUELQUES PETROGLYPHES …
En Jordanie le Wadi Rum est une excursion classique pour qui visite la Jordanie. Il offre un répertoire considérable de pétroglyphes qui témoigne de la permanence de la présence humaine depuis le début du Néolithique jusqu’à nos jours dans cet environnement particulièrement sévère (on est ici dans l’ambiance désertique qui déborde de la péninsule arabique). Ceux que j’ai pu observer se rencontrent dans une configuration « classique » : parois gréseuses fortement patinées, piquetage en cupules pour trouver la teinte non altérée de la roche, figures indiquées par un simple contour ou dotées d’une “épaisseur” par creusement de l’intérieur de la figure.
Une datation semble bien difficile à établir. Si les plus anciens peuvent remonter au début du Néolithique, les plus fréquents représentent des dromadaires. On peut en ce cas proposer la fourchette suivante : pas avant le 1er millénaire avant notre ère, époque de la domestication du dromadaire dans le sud de la péninsule arabique et jusque vers 600 de notre ère, une écriture pré arabe étant parfaitement identifiable sur certaines parois (des graffitis plus récents en écriture arabe classique sont le plus souvent des versets du Coran).
L’organisation des dromadaires en ribambelle fait penser à une caravane. Ces pétroglyphes pourraient dater de la période nabatéenne (environ 300 av. JC à 100 ap. JC) lorsque des caravanes chargées de produits de l’Arabie heureuse parvenaient à Petra en empruntant ce couloir du Wadi Rum. On peut les voir comme un balisage à l’intérieur des multiples canyons qui entaillent le massif gréseux. Les versets coraniques que l’on rencontre montrent que cet itinéraire caravanier s’est maintenu au fil des siècles, jalonnant peut-être des haltes sacrées sur l’itinéraire.
Les figures humaines, chasseurs guerriers, couples sont aussi très présents dans les gravures.
Autre site que j’ai visité, en Afrique du Sud, un abri sous roche dans une falaise du Drakensberg qui a longtemps été occupé par les San (dénomination générique qui s’est substituée au terme de Bushmen, Bochiman). Pratiquant la protection de leur épiderme par un enduit gras à base d’argile rouge on peut encore rencontrer leurs descendants en Namibie.
Le Drakensberg est une muraille de grès et de basalte qui s’aligne sur 200 km et qui comporte de très nombreux abris sous roche inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. Le site visité comporte des peintures datées de 3.000 ans av. JC jusque vers le 18e siècle. Chasseurs cueilleurs, persécutés par les Bantous, descendant du Nord et par les Boers, arrivant du Sud, les San ont migrés vers le désert du Kalahari où ils ne sont plus guère qu’une centaine de milliers largement sédentarisés aujourd’hui.
Si quelques gravures sont présentes, on a là un bel exemple de l’usage de la peinture en abri sous roche, les pigments utilisés donnant une large gamme du brun au rouge en passant par des ocres que viennent compléter l’usage du blanc et du noir. Les figures humaines sont de 2 types : en brun rouge, plutôt minces, parfois avec une tête animale en silhouette (masque ?) et dotées d’une arme (arc)
Venant les surcharger, de grandes figures noirs épaisses avec de têtes animales bien identifiée sont armées de lances : évocation de l’invasion bantou ?
Mais c’est dans les représentations animales que la palette colorée se développe le mieux : l’identification la plus précise possible des animaux par leur robe paraît essentielle pour un peuple de chasseurs…
4– QUELLES INTERPRETATIONS DONNER DES PETROGLYPHES ?
Compte tenu du laps de temps concerné et de la diversité des sites, une explication unique est impossible. Je voudrais pourtant ici esquisser quelques grandes lignes de réflexion au terme des pérégrinations que je vous ai proposé.
L’art pariétal des grottes profondes évoque une pratique d’initiation permettant en se soustrayant à la lumière du jour et de l’environnement quotidien, de nouer de relations privilégiées avec certains êtres incarnant symboliquement des qualités que l’homme envie et souhaite obtenir par cette communication initiatique : vitesse du cheval, puissance du bison de l’auroch, compétence de chasseur du lion, etc. Selon les catégories développées par P. Descola, on peut considérer ce mode de pensée d’« animisme » : si la forme physique est différente entre l’homme et le monde qui l’entoure (animaux au premier chef qui disposent cependant aussi d’une tête, de 4 membres et sont mobiles) il y a identité d’intériorité des uns et des autres. Une communication peut donc s’établir et parvenir au transfert de compétence souhaité, par l’invocation que constitue la représentation.
J. Clottes pose alors une question qui mérite qu’on s’y attarde : QUI assure cette communication ? QUI reçoit cette initiation ? Il suggère que le savoir-faire exceptionnel qui est mis en œuvre dans les grottes révèlerait déjà des statuts différenciés entre les individus. Il nécessite à l’évidence un apprentissage et repose sur des prédispositions naturelles que tous ne possèdent pas. Le « réalisme » des représentations implique une capacité de conceptualisation et de mémorisation qui fonde le prestige du chaman et la supériorité de son lignage qui tend à devenir dominant au sein du groupe. Pour J. Clottes, la conclusion s’impose : les inégalités sociales ne seraient pas nées, comme on le croit ordinairement, au Néolithique avec l’apparition de l’agriculture et la maitrise et la gestion des greniers, mais dès le Paléolithique récent, où un stockage des ressources sauvages est avéré. La captation de ces surplus par une minorité serait la clé d’une hiérarchisation sociale conduisant à des conflits. On en a des preuves archéologiques pour le Paléolithique même si les représentations (hommes en armes, affrontements de groupes) dont on dispose ne remontent qu’au Mésolithique.
L’accroissement de la population humaine et les tensions générées pour l’accès aux ressources conduisent à la systématisation du modèle du clan et d’un nouveau rapport au monde. La discontinuité physique désormais assumée entre humains et non humains conduit au repérage des discontinuités entre les non humains, à la différence des espèces entre elles. Selon P. Descola, les discontinuités d’identités entre non humains permettent aux hommes de penser celles entre les humains. La différence des uns – des espèces entre elles – est synonyme de la différence des autres – des clans entre eux. Chaque clan affirme une identité (dans la physicalité et l'intériorité) qu’il réfère à son correspondant non humain : son totem. Le clan s'assimile alors à la fois à son esprit et à ses attributs physiques. Le totem est considéré comme l’ancêtre à l’origine de la communauté et fait l’objet d’un tabou : il ne peut être tué et mangé. Si par accident ou nécessité le tabou vient à être transgressé, une cérémonie expiatoire doit être conduite pour restaurer la bienveillance du totem. On a probablement là l’origine du culte des ancêtres et des offrandes à faire pour qu’ils restent dans leur monde, tout en étant bienveillant pour les vivants de leur lignage. On est dans le champ du sacré et non du divin.
Cette mutation nous ramène aux pétroglyphes : à l’épreuve initiatique individuelle au tréfonds des grottes succède la manifestation publique, visible par toute la communauté, de l’allégeance au totem (une bonne partie de la population non russe de Cholpon Ata s’assimile toujours au clan du mouflon). Cette allégeance peut aussi s’exprimer dans la fonction de balisage de l’espace que peuvent avoir ces pétroglyphes
La mutation fondamentale qu’introduisent l’élevage et l’agriculture – « la révolution Néolithique » – dans le développement des sociétés humaines tendent à « laïciser » les pétroglyphes (la Vallée des Merveilles en est un bel exemple, ainsi que les caravanes du col de Sarmich ou du Wadi Rum) : de plus en plus souvent, ils expriment les activités qui occupent le temps des hommes. Le sacré devient de plus en plus subordonné au divin, que s’approprie une caste initiatrice des rites. Le chaman est dégradé au rang de « sorcier » par ses communications avec les esprits qui hantent le monde très matériel, tandis que le prêtre s’arroge le pouvoir d’exprimer le divin, extérieur et supérieur au monde réel, même si son intervention s’y manifeste sans cesse.
Le pétroglyphe amorce alors sa mutation en proto écriture (Combe Mayo) via le pictogramme et l’idéogramme (qui prennent au fil du temps valeur phonétique) avant que l’écriture alphabétique n’apparaisse (cunéiforme). Mais ceci est une autre histoire.
Le pétroglyphe ne disparaît pas pour autant : s’il poursuit parfois sa carrière d’expression du sacré, la « modernité » le ravale le plus souvent au rang de « graffiti », le « tag » en étant désormais la forme urbaine…