GRECO – NATIVIDAD
Connaissance & Partage
Comme une grande rétrospective GRECO vient de se tenir au Grand Palais d’octobre 2019 à février 2020, c’est l’occasion pour moi de vous présenter une œuvre de ce peintre rarement mise en exergue : Natividad. Ma véritable découverte du peintre, que je connaissais par des reproductions, eut lieu lors d’un voyage en Espagne, il y a une trentaine d’année. Et ce fut un coup de foudre. En particulier pour cette œuvre…
Natividad est un tondo de 1m28 de diamètre que l’on peut voir dans la chapelle Notre-Dame-de-la-Charité de l'hôpital d'Illescas, petite ville à mi-chemin entre Madrid et Tolède. Il fut réalisé par GRECO entre 1603-1605 pour répondre à une commande de 4 tableaux illustrant un cycle de la vie de la Vierge destinés à venir compléter son Adoration des Bergers déjà installé. L’hôpital de la Charité d’Illescas, édifié en 1500, venait d’être restauré et remis à neuf, à partir de 1588. Quatre œuvres y sont encore conservées, la 5ème, Le Mariage de la Vierge se trouvant aujourd'hui au musée de Bucarest.
Cette Nativité est réduite aux témoins les plus immédiats de la naissance de Jésus : Marie, bien sûr, Joseph, l’âne et le bœuf. L’intense lumière qui irradie le tondo provient de son centre, et crée avec les marges plongées dans l’obscurité un spectaculaire effet de contraste qui ne manque pas d’évoquer le ténébrisme du CARAVAGE dont la manière connaît un succès considérable à partir de 1600. Donc en stricte contemporanéité avec l’élaboration du tondo. Observez la figure de l’âne dont seule l’extrémité du museau capte cette lumière …
Mais une différence de taille les sépare : si CARAVAGE utilise comme modèles des gens du peuple traités avec réalisme, et magnifiés par l’exacerbation du contraste lumineux, l’imagerie du GRECO est d’abord mentale et fortement symbolique. La lumière émane de Jésus, répercutée par la blancheur de son lange. Par sa naissance, Jésus, Dieu incarné, devient la Lumière du monde, le phare qui va guider l’humanité sur la voie de la Vérité et du Salut. S’exprime ici l’esprit du Concile de Trente qui s’est achevé en 1563, amorçant la contre-offensive catholique face à la montée des courants de la Réforme engagée par Luther. Dans l’esprit de la Contre-Réforme, il s’agit de mettre en valeur les aspects mystiques et surnaturels de l’expérience religieuse que GRECO va magnifier dans une œuvre monumentale et superbe, L’enterrement du Comte d’Orgaz (je vous en reparle dans la suite de cette note).
La palette utilisée s’articule sur la trichromie primaire : rouge carmin profond de la robe de la Vierge, jaune ocre du manteau de Joseph passant à un brun pour la tête du bœuf, bleu nuit de l’habit de Joseph, virant au violet à partir de son genou. Hormis les parties de vêtements en pleine lumière l’ensemble de l’œuvre est dominé par des tons sourds. Une exception toutefois : la partie arrière du manteau de Joseph qui devrait se trouver dans l’ombre d’une lumière réelle est brossée d’un jaune très lumineux (ce que la reproduction ne permet pas de saisir).
Face au tondo, ma réaction première a été un saisissement devant la mise en page des acteurs de la scène. Au long de l’axe vertical central du tondo jalonné par un pilier qui s’élève à partir de Jésus –énoncé ainsi comme pilier de la foi chrétienne – on trouve au bas de cet axe, et donc au premier plan dans la logique de la perspective, la masse de la tête du bœuf, dressée et légèrement basculée vers la gauche. Elle ne comporte qu’une corne visible, fermement dessinée, dont la pointe s’inscrit dans la robe de Marie.
POUR COMPRENDRE CE DISPOSITIF ET EN INTERPRÉTER LA SIGNIFICATION, JE VOUS PROPOSE DE SUIVRE LE JEU DE PISTE AUQUEL JE ME SUIS LIVRE.
GRECO a obtenu en 1603 – il a alors 62 ans – la commande pour la chapelle de l’hôpital d’Illescas par l’intermédiaire de son fils Jorge Manuel qui a étroitement collaboré avec lui dans son atelier. On connaît la date de naissance de ce fils, bien mise en évidence dans L’enterrement du Comte d’Orgaz : au premier plan, un enfant, qui regarde le spectateur, désigne la scène de son doigt, l’invitant à entrer dans l’œuvre. Débordant de sa ceinture, la pointe d’un mouchoir comporte une mention qui a parfois induit en erreur les observateurs : « Doménikos Teothocopoulos epoiei 1578 » (Doménikos Teothocopoulos m’a fait 1578). Ce qui a été fait en 1578 ce n’est pas le tableau, dont on possède l’acte de commande passé seulement en 1586, mais bien cet enfant « fait » par le peintre, son fils donc, Jorge Manuel. Au moment où GRECO peint cette œuvre, y incorporant son fils comme passeur entre le spectateur et la scène qui se déroule sur le tableau, l’enfant a donc au moins 8 ans, ce qui est conforme au portrait représenté dans l’œuvre.
S’il y a un enfant, il y a donc une mère. Or GRECO n’a jamais été marié. Mais on connaît le nom de la mère : Jeronima de las Cuevas. Dans le testament signé le 31 mars 1614 (il meurt le 7 avril) confié à son fils pour qu’il prenne les dispositions concernant son décès et ses obsèques GRECO écrit : « ... J'ai discuté et me suis mis d’accord avec Jorge Manuel Theotocopuli, mon fils et Doña Jerónima de las Cuevas, qui est une personne de confiance et de bonne conscience, de ce qui est sur le point d'être fait ». Mais impossible d’en savoir plus sur elle. Ce texte permet cependant d’éliminer quelques hypothèses que l’on retrouve couramment la concernant. Tout d’abord ce n’était pas une prostituée de Tolède, la qualification de Doña étant alors impensable. Et elle n’est ni morte à l’accouchement, ni plus tard, recluse dans un couvent pour expier d’avoir conçu un enfant hors mariage. Faire d’une morte une exécutrice testamentaire n’a strictement aucun sens. Dernière remarque suggérée par ce texte : le fils et la mère ont conservé un minimum de contact au long de leurs vies, puisqu’ils vont être associés comme exécuteurs testamentaires. On ne peut pas aller plus loin.
Mais un consensus assez large fait d’elle le modèle utilisé par GRECO, d’abord pour un portrait, Dame à la fourrure, puis pour plusieurs œuvres de commande, exécutées à la fin des années 1570 à Tolède, dont L'Expolio (Le partage de la tunique) pour la cathédrale de Tolède et La sainte famille (l’original est aujourd’hui à New York)
Je veux m’arrêter un instant sur cette œuvre : c’est à ma connaissance – fort modeste, j’en conviens – la seule du GRECO à représenter une Vierge allaitante, issue de la tradition gothique, où le sein dénudé est mis bien en évidence au centre du tableau.
Greco, une quinzaine d’années plus tard en réalise une reprise pour l’hôpital Tavera de Tolède en ajoutant la tête de sainte Anne qui fait symétrie avec la tête de Joseph, de part et d’autre du triangle que dessine le sujet principal. Le visage de Marie s’est allongé et teinté de mélancolie mais l’identité me paraît indéniable.
Le visage de Marie exprime la tendresse paisible d’une mère concentrée sur l’allaitement de son bébé, sans aucune manifestation d’étonnement de cette naissance miraculeuse. Joseph, qui observe la scène par dessus l’épaule de Marie, me semble bien être un portrait du GRECO lui-même, si on compare ce visage aux tempes dégarnies mais qui est loin d’être le vieillard de la tradition, à son autoportrait présenté au musée du Prado. Le regard de Joseph sur l’enfant témoigne d’un intérêt soutenu, sans manifestation d’appréhension ou de surprise. Rien à voir avec la Sainte famille avec sainte Anne de RUBENS que l’on peut voir au musée du Prado à Madrid, peinte une cinquantaine d’année plus tard. Si le sein de la Vierge reste le centre du tableau, les regards des protagonistes soulèvent la question de l’Immaculée conception. Si celui de sainte Anne porté sur Jésus est plutôt tendre, celui de Marie se perd dans le vide comme, si elle était encore sous le choc et dans l’incompréhension de ce qui lui est arrivé. Quant à Joseph, dont l’écart d’âge est bien marqué avec Marie son regard traduit la stupeur devant l’énigme qu’il a à affronter. Non sans que Rubens ne mette quelque malice dans cette représentation…
A partir de cette confrontation, mon interprétation est donc la suivante : cette Sainte famille est une vrai famille sans miracle et sans énigme, et c’est celle formée par Doméniko, Jeronima et Jorge Manuel, leur fils qui vient de naitre en 1578. La fierté de cette paternité s’exprime chez Greco par les multiples représentations qu’il donnera de son fils. L’une me parait emblématique : dans La vierge de charité, sous le manteau de la Vierge dont les pans s’ouvrent comme les ailes d’un oiseau, en bas à droite se trouve le portrait de Jorge Manuel. La réunion de la mère et du fils ?
Les commanditaires de l’œuvre s’insurgent de voir figurer ce portrait de Jorge Manuel « et d'autres personnes bien connues qu'il convient de retirer complètement », menaçant GRECO d’un refus de paiement, les vastes fraises dont ils sont dotés étant considérées en outre comme « une indécence ». On voit que l’utilisation des figures de son entourage dans une œuvre religieuse n’a rien d’exceptionnel.
Le visage de Jeronima se retrouve dans plusieurs œuvres, à peine altérée par une expression de mélancolie, qui peut avoir un fondement religieux : contemplant son fils, la mère anticipe son destin. En ce début de 17e siècle, lorsque GRECO peint la Nativité, la jeune femme radieuse de 1578-80 a désormais une cinquantaine d’année. Pourtant GRECO continue de lui donner une allure juvénile : il s’agit d’être en conformité avec le dogme, la Vierge ne pouvant être une vieille femme.
Mais j’y vois aussi la pérennité de l’amour de Domeniko pour Jeronima : le souvenir peut s’effacer mais il ne vieillit pas… [je vous renvoie à la dernière phrase de mon texte « Un amour de Bonnard »]
JE PEUX DÉSORMAIS REVENIR AU TONDO DE LA NATIVITÉ. IL S’AGIT POUR MOI, VOUS L’AUREZ COMPRIS, D’UN PORTRAIT DE FAMILLE.
Avant d’approfondir cette piste, je veux attirer votre attention sur une concordance de temps. En 1603, lorsque GRECO reçoit la commande pour la chapelle de l’hôpital d’Illescas, son fils se marie avec Alfonsa de los Morales (dont je ne sait rien) et en a un enfant en 1604, prénommé Gabriel. Or à partir de cette date, Jorge Manuel collabore nommément avec son père dans l’exécution des commandes. Je vois donc dans cette Nativité comme une réitération d’un heureux événement familial, celui qui en 1578 a fait de Greco un père, celui de 1604 le faisant grand-père. L’objection que j’entends ici par avance est que la naissance du Christ entouré de sa famille est d’une telle banalité dans le dogme religieux et si présente dans l’œuvre de GRECO qu’il n’y a aucune raison de faire un sort particulier à ce tondo.
Revenons donc au décryptage de l’image.
La corne du bœuf basculée vers la gauche inscrit sa pointe dans les replis de la longue robe de la Vierge, évoquant une vulve. Comme la manifestation symbolique d’une relation sexuelle. Là, vous voulez décrocher : vous venez d’identifier l’obsédé sexuel de l’association ! Encore un peu de patience ! GRECO comme son surnom l’indique est grec : mais son nom n’est pas anecdotique. C’est THEOTOKOPOULOS, soit « fils (ou enfant) de la Mère de Dieu ». Rien moins ! Mais son surnom d’ “EL GRECO” qui le signale comme un étranger, un non-espagnol, reste une approximation : il est crétois, en est fier et signe en cyrillique. Et là, vous vous souvenez que la Crète est la terre du Minotaure. Ce bovin cornu au premier plan de l’œuvre n’est autre que le portrait symbolique de Doméniko, en pleine vigueur de sa jeunesse s’accouplant à Jeronima, mère réelle qui l’a fait père et dont le fils réel vient de le faire grand père. La figure de Joseph, isolée sur la droite de l’axe vertical en est, à mon sens, l’incarnation symbolique. Joseph est toujours présenté comme un homme âgé, en particulier dans la tradition orthodoxe, source du christianisme de GRECO qui amorça sa vie d’illustrateur comme peintre d’icônes.
Cette imbrication des paternités révèle à mon sens l’attachement de GRECO à sa famille qui, d’une façon ou d’une autre, parvient à l’exprimer dans le registre iconographique de la Contre-Réforme. N’est-ce pas son fils qui nous introduit au miracle de l'apparition de deux saints, Augustin et Etienne, lors de l'enterrement de ce noble de Tolède dans L’Enterrement du comte d’Orgaz (œuvre gigantesque de 4,8 m par 3,6 m occupant tout le chœur de Église de Santo Tomé, Tolède) ?
L’âme du défunt, sous la forme d’un bébé porté par un ange à la robe jaune vert s’engage dans un étroit conduit qui vient interrompre la ligne des nuées qui sépare le monde terrestre de l’espace divin. GRECO nous convie ici à un accouchement au réalisme saisissant, la Vierge s’apprêtant à recevoir comme une sage-femme cette âme-bébé au sortir d’un vagin en travail qui rappelle au croyant que la mort est fondamentalement pour le juste une naissance au royaume des cieux.
Pourtant, loin d’être un mystique, GRECO « était plutôt un érudit humaniste, selon la tradition de la Renaissance ». La recherche de GRECO « d’un accord entre le réel et l’irréel permettant de donner une apparence tangible au divin » passe par le métissage de toutes les influences reçues en Grèce, à Venise, à Rome, qui fait de lui un peintre d’une totale liberté dont on ne recevra la leçon –le plus souvent avec bien des malentendus – qu’au 20e siècle.
LISTE DES ILLUSTRATIONS
A – Nativité - chapelle Notre-Dame-de-la-Charité ; hôpital d'Illescas (Ø 1,28m)
B – L’Enterrement du comte d’Orgaz - Église de Santo Tomé ; Tolède [détail]
C – La sainte famille – Hispanic Society ; New York (1,06m x 0,87m) [copie au musée du Greco ; Tolède]
D – La sainte famille avec sainte Anne – P. P. RUBENS (1630) [détail] – musée du Prado ; Madrid
E – Vierge de la Charité - chapelle Notre-Dame-de-la-Charité ; hôpital d'Illescas (1,84m x 1,24m)
F – L’Enterrement du comte d’Orgaz - Église de Santo Tomé ; Tolède (4,8m x 3,6m)
G – L’Enterrement du comte d’Orgaz - Église de Santo Tomé ; Tolède [détail]
NOTES :
1 – Pour les hispanisants qui souhaiteraient explorer plus à fond la question de la biographie de Jeronima, je les renvoie à l’article récupéré sur Internet de FÉLIX DEL VALLE DÍAZ - Académico Numerario : « DOÑA JERÓNIMA DE LAS CUEVAS, MUJER DE EL GRECO ».
2 – … et dans la rubrique « Molière n’est pas Molière, Shakespeare n’est pas… » etc., je vous renvoie à la lecture de la note de Sylvie KOURIM parue en 1971 dans CARAVELLE. CAHIERS DU MONDE HISPANIQUE ET LUSO-BRESILIEN (sur le site Persée) concernant la thèse de Guillem MOREY MORA pour qui Greco est l’auteur du Don Quichotte. Après si le cœur vous en dit, vous pouvez plonger dans la thèse…
Jean Barrot