TEOTIHUACAN
Connaissance & Partage
TEOTIHUACAN
Ayant organisé en 2010 un voyage de 3 semaines sur le plateau central du Mexique, j’ai bien évidemment consacré une journée à la visite du site de Teotihuacan. J’avais auparavant visité l’exposition que le musée des Arts Premiers du quai Branly avait consacrée à ce site l’année précédente. Dès l’entrée une superbe maquette donnait une bonne idée de la monumentalité du site.
Son nom est celui que lui ont donné les Aztèques et que le franciscain Bernardino de Sahagun, qui a pu rencontrer des survivants de la conquête espagnole, propose de traduire par « lieu de réunion des dieux ». L’appellation la plus courante aujourd’hui est simplifiée en « cité des dieux ». Lorsque les Aztèques découvrent ce lieu au 14e siècle, ils n’en voient que la masse imposante des pyramides et quelques ruines qui émergent d’une végétation qui recouvre tout le site. Car la cité est abandonnée depuis au moins 7 siècles et la nature a repris ses droits. On ignore le nom du peuple qui l’a édifié et à fortiori le nom de la ville. Mais on sait qu’elle fut un grand centre de civilisation qui a rayonné sur une bonne partie de la Méso Amérique. Les fouilles archéologiques sur le site prennent vraiment de l’ampleur au 20e siècle et conduisent à un dégagement des ruines de leur gangue végétale et au démarrage de la restauration des principaux monuments. Classé au patrimoine de l’UNESCO en 1987, le site est toujours en cours de fouilles, car seul le cœur monumental de la cité est mis en valeur, plus de 90% de celle-ci restant encore enfouis.
Née au cours du 2e siècle avant notre ère, la ville amorce son expansion au cours du 2e siècle de notre ère. Les 2 grandes pyramides du Soleil et de la Lune, ainsi que le grand axe cérémoniel sont élaborés. A partir du 3e siècle, la pyramide du Serpent à plumes et la Citadelle sont érigées à l’extrémité de l’axe cérémoniel.
1-Site sat
NB : la ligne qui traverse le cliché n’est que la trace de l’assemblage des 2 clichés satellites nécessaires à la vision totale du site. Au centre elle recoupe la pyramide du soleil. La pyramide de la Lune est à droite du cliché (N) la Citadelle et la pyramide du Serpent à plumes est à gauche (S)
Sous chacune de ces pyramides on a découverts des tunnels. Au début des années 70 un premier tunnel sous la pyramide du Soleil a dans un premier temps été considéré comme une grotte naturelle. Des recherches plus minutieuses ont montré qu’il était artificiel mais fortement endommagé par le pillage opéré par les Aztèques. Et depuis d’autres tunnels, ceux-là intacts, ont été découverts et pour certains explorés. La fouille de celui sous la pyramide du Serpent à plumes, amorcée en 2009, a livré plus de 100 000 objets, quatre grandes sculptures en pierre verte qui représenteraient les fondateurs de Teotihuacán, des céramiques, des objets en bois, en pyrite, en ardoise, en jade, de l’ambre, des balles en caoutchouc, des os d’animaux, des fragments de peau humaine, des coquillages et des coquilles d’escargots gravées de glyphes mayas, qui démontrent l’ancienneté des liens entre cette cité et la grande civilisation du Sud. Et en 2017 un nouveau tunnel a été détecté entre la plateforme cérémonielle de la place de la Lune et la pyramide. Toutes ces galeries garnies d’offrandes et d’êtres sacrifiés (animaux ou humains) révèlent l’importance que joue l’inframonde dans la continuité de la vie : c’est sous terre que se prépare les germinations futures.
La ville connaît alors une période d’apogée, nouant des relations commerciales et culturelles avec le monde maya du Yucatan. Elle occupe une superficie de plus de 80 km2 regroupant au moins 200.000 habitants. Une violente crise affecte la cité vers la fin du 6e siècle. Les traces d’incendies et de destruction de bâtiments et de statues ont longtemps été interprétées comme la conséquence d’une invasion. Les travaux actuels penchent plutôt pour une révolte interne à la cité : les destructions se sont limitées aux symboles du pouvoir : certaines statues semblent avoir été méthodiquement détruites et leurs fragments dispersés. Toutes les structures et habitations associées avant tout à la classe dirigeante ont été affectées tandis que les districts plus pauvres ne furent presque pas touchés. La cité décline alors rapidement avant d’être totalement abandonnée au début du 8e siècle.
Sur place, lors de la visite, je me rends compte que la maquette vue au musée Branly, déconnectée de son environnement, ne rend pas compte d’une réalité qui me paraît essentielle pour la compréhension de la localisation de la cité.
Elle est implantée sur un vaste glacis qui débute au nord, détaché de la montagne que forme l’ancien volcan Cerro Gordo et s’abaisse progressivement vers le sud. Tout l’alentour, jusqu’à l’horizon, forme une vaste plaine où l’eau est abondante. On est là au cœur d’un espace potentiellement favorable à l’agriculture. Arrivant sur le site au niveau de la grande place cérémonielle au pied de la pyramide de la Lune, en regardant celle-ci je suis frappé par le fait que sa silhouette réplique le mont qui se dresse en arrière et le masque lorsqu’on se rapproche de la pyramide. Celle-ci devient alors par substitution la montagne.
2-Pyr Lune
Monté sur la pyramide de la Lune et regardant alors en direction du sud on peut remarquer une dissymétrie entre les bordures ouest et est de l’axe cérémoniel. Sur le bord ouest se dresse l’imposante pyramide du Soleil. En prolongeant le regard au delà celle-ci, dans son axe, je remarque alors qu’elle vient en partie masquer la silhouette du sommet le plus élevé de la ligne montagneuse qui se dessine à l’horizon. La dissymétrie de la montagne est répliquée par l’étagement des paliers de la pyramide du Soleil. Et comme pour la pyramide de la Lune, la silhouette de cette pyramide, vue du sol, vient se substituer à celle de la montagne à l’horizon.
3-Pyr Soleil
Par contre, sur la droite du grand axe – donc vers l’est – il n’y aucune trace de pyramide de grande taille, mais un alignement de plateformes à 4 niveaux au maximum auquel ne répond à l’horizon qu’une ligne de collines basse.
4-axe coté est
A l’extrémité sud de l’axe cérémoniel dans sa bordure ouest, un vaste périmètre de 400m x 400m, baptisé « la Citadelle » comporte la 3ème grande pyramide du site. Son temple du Serpent à Plumes est le monument le plus richement décoré de la ville. Il aurait comporté sept degrés, et ses quatre faces étaient décorées de grandes têtes sculptées de serpents à plumes, au nombre de 360, faisant référence au calendrier solaire (par opposition au calendrier rituel qui comptait 13 mois de 20 jours). Plusieurs dépôts de squelettes humains, mains liées dans le dos, y ont été découverts lors de fouilles. Ces squelettes étaient accompagnés d'objets précieux (coquillages, objets de jade ou d'obsidienne) permettant de penser qu'il s'agissait là de sacrifices humains rituels.
5-Pyr serpent
En prenant en considération tout ce dispositif des monuments et de l’espace naturel, je propose donc aux amis qui voyagent avec moi une interprétation articulant microcosme et macrocosme, mode de pensée courant en Mésoamérique précolombienne.
Mais pas que… parmi tous les exemples, celui du jardin chinois me paraît le plus représentatif. Articulé sur la présence du yin (eau circulante ou en bassin) et du yang (éminence “montagne” surmontée ou non d’un pavillon) il est le lieu où le lettré, le sage, peut méditer sur la vie et le monde. Ce que le poète William Blake exprime ainsi : « Dans un grain de sable voir un monde, Dans chaque fleur des champs le Paradis » au moment où le jardin à l’anglaise inspiré du modèle chinois détrône en Europe occidentale le jardin à la française).
Le site de Téotihuacan me paraît être la « maquette » de la plaine agricole exploitable dans laquelle les cérémonies propitiatoires pour de bonnes récoltes peuvent se tenir, le centre cérémoniel concentrant dans une réplique humaine les potentialités de l’environnement naturel. Les cérémonies intra, dans les temples au sommet de pyramides ou dans les galeries en dessous, ayant pour mission de rendre l’extra le plus favorable possible. Ce rapport a été ignoré dans les recherches archéologiques, concentrées sur la fouille et la reconstitution des architectures. Dans l’ouvrage de Maria LONGHENA, MEXIQUE ANCIEN, que j’avais étudié en préparant ce voyage, une photo (p. 176) pourtant très explicite, n’est pas commentée. Et si vous faites un tour sur Wikipédia à l’article Téotihuacan, alors que la 1ère photo illustrant l’article est particulièrement parlante, vous constaterez que cet aspect du problème n’est évoqué que de façon allusive. Le texte se borne à indiquer que « cette disposition constitue un cosmogramme, c'est-à-dire la représentation symbolique du monde sur un plan horizontal » sans références aux horizons du site.
Une objection vient alors : je peux proposer cette hypothèse parce que les pyramides existent et que je peux voir cette relation. Mais pour des hommes arrivant sur le site nu ? Comment vont-ils déterminer ce champ de relation ? Le positionnement de la pyramide de la Lune me paraît être le point initial de l’organisation de l’ensemble. Il est facile à déterminer : c’est le point de départ le plus élevé sur le glacis. En renfort de cette affirmation je remarque qu’elle se dresse au milieu de l’axe cérémoniel. De ce point une visée vers le sud vrai (l’axe cérémoniel est sensiblement décalé vers l’est) se termine sur la montagne culminante à l’horizon. Autre argument en renfort de son rôle bien particulier dans la disposition du site : les recherches ont montré qu’elle a été plusieurs fois remaniée alors que celle du Soleil, bien que plus considérable, semble avoir été édifiée en un seul chantier continu. Le positionnement de la pyramide du Soleil se fait au milieu de l’axe dans le périmètre initialement retenu. Regardez bien l’image satellite, vers la gauche : une ligne droite verticale continue de végétation balise cette limite. A droite l’axe cérémoniel est bordé d’une série de petits podiums qui portaient des temples. A gauche de cette limite, il n’y en a plus. Tout le secteur de la Citadelle et de la pyramide du Serpent à plumes me semble une extension de la ville à partir du périmètre initial, extension qui se dote de son propre site cultuel.
Dernière question à aborder : la situation des 2 pyramides directrices de l’implantation de la ville initiale étant déterminée, par quoi commencent les bâtisseurs ? Les galeries souterraines ou l’élévation de la pyramide ? Je n’ai pas de réponse claire à vous fournir : il est probable qu’une galerie initiale ait valeur d’acte de fondation (équivalent de notre rituel de pose de la 1ère pierre). Mais je pense que d’autres ont pu être creusées ultérieurement sous les pyramides édifiées, pour réactiver par de nouvelles offrandes, les bonnes dispositions de l’inframonde envers les hommes en surface. La poursuite des découvertes de nouvelles galeries sur le site me semble un bon indice de la chronologie que je propose.
Quelques temps plus tard après mon retour de ce voyage, avec cette interprétation en tête, j’ai découvert l’ouvrage de Philippe DESCOLA, PAR-DELA NATURE ET CULTURE. J’ai donc pris l’initiative de le contacter pour lui soumettre ma réflexion.
« La lecture de votre ouvrage soulève pour moi deux questions.
* Mon regard de géographe scrutant le “paysage naturel” est-il légitime pour interpréter ainsi le site cérémoniel ou est-ce un abus de l’héritage d’une “ontologie naturaliste” (prévalence du regard en balayage depuis le “point légitime”) ?
* Peut-on lire ce dispositif dans la perspective d’une « ontologie analogique » et si oui, existe-t-il des interprétations du site en relation avec ces observations ? »
Je vous livre donc un extrait de sa très aimable réponse, qui constituera la conclusion de cette petite note :
« Pour l’essentiel, vos intuitions sont justes. A Teotihuacan, il y a bien un processus de “capture” de l’environnement montagneux de l’arrière-plan et duplication à une autre échelle dans la cité. C’est ce que montre clairement la grande spécialiste mexicaine de Teotihuacan, Linda Manzanilla, avec qui j’ai eu le plaisir de pouvoir m’en entretenir sur le site même. Il s’agit donc bien d’un dispositif “analogiste”. Il est certain, en tout cas, que comme je l’écris dans PAR-DELA NATURE ET CULTURE, les collectifs analogistes ont engendré des formes très particulières d’aménagement de l’espace, fondées sur l’alignement des sites, la réplique cosmologique, le jeu sur les hiérarchies emboîtées et un dialogue avec les éléments marquants du relief. »
A NOTER:
Si vous souhaitez prolonger votre découverte de Teotihuacan, je vous signale le très riche dossier de l’exposition du musée du quai Branly, mis en pièce jointe mais aussi téléchargeable en pdf à votre convenance
DOSSIER PÉDAGOGIQUE-TEOTIHUACAN-MUSÉE DU QUAI BRANLY
Et je vous livre ces quelques photos, prises lors du voyage, pour réveiller vos souvenir si vous avez fait cette visite ou pour vous donner envie d’y aller si le Covid vous prête vie…
6-détail PS
Une face bien restaurée de la pyramide du Serpent à plumes. L’escalier est bordé des têtes du serpent, tandis que le système “talud-tablero” met aussi en valeur des têtes de Tlaloc le dieu de la pluie, chaque “talud” reposant sur un serpent ondulant.
7-détail PS Musée
Cette reconstitution au Musée archéologique National de Mexico restitue la couleur des flancs de la pyramide du Serpent à plumes.
8- fresque in situ
Au long de l’axe cérémoniel on rencontre des restes de fresques comme ici ce jaguar animal redouté mais révéré
9- fresque musée
Au Musée archéologique National la reconstitution de cette fresque est présentée comme une scène d’offrande à la divinité protectrice de la ville.
Jean BARROT