UN AMOUR DE COURBET
Connaissance & Partage
Dans cet exposé, je souhaite vous faire parcourir le jeu de piste auquel je me suis livré pour parvenir à reconstituer un épisode de la vie de Courbet (le plus souvent totalement ignoré) qui me semble porteur de thèmes et de formes pour l’ensemble de l’œuvre.
L’image titre est l’Autoportrait au chien noir (1842) qui est son premier tableau accepté au Salon : il a alors 23 ans. A Paris depuis 1841, en cohabitation avec Marlet et Cuenot, il s’installe de façon autonome début 1842 et trouve en fin d’année 1842, un atelier où il va rester jusqu’en 1848. « J’ai maintenant un superbe petit chien anglais noir…donné par un de mes amis ». Donc dès 41, avant la réalisation du tableau. Dans la biographie de Courbet (Catalogue édité à l’occasion de l’exposition au Musée Fabre – 2008 ; ci-après simplement mentionné comme “le Catalogue”), il est dit : « il fait l’acquisition d’un épagneul noir ». Alors achat ou cadeau ? Par « un » ou « une » ami(e) ? Ce flou est typique de certains épisodes de la vie de Courbet.
MAIS LA VERITABLE ENIGME SE TROUVE, POUR MOI, AU CŒUR DE L’ATELIER (1855).
Le titre, qui fait sonner la contradiction « allégorie/réelle » dans le titre, invite à explorer « 7 ans de la vie de l’artiste ». Conçu dès 1854, le tableau est exposé en 1855. L’année initiale à prendre en compte pour la période de sa vie qu’il veut synthétiser est donc 1847 ou 1848.
1848 est une date très publique : c’est la proclamation de la Seconde République vite enterrée par la proclamation du Second Empire après le coup d’Etat du 2 décembre 1851. C’est plutôt sur cette piste que nous lance la lettre programme de l’automne 1854, envoyée à Champfleury, mais avec une formule énigmatique : « C’est passablement mystérieux, devinera qui pourra ». L’œuvre est gigantesque (6m sur 3,5m) mais s’organise dans la forme classique d’un triptyque et non en diptyque comme l’écrit Courbet.
Attachons nous au centre. Ce “détail” a approximativement la taille des Baigneuses (grand tableau que vous pouvez voir au Musée Fabre à Montpellier) et s’affirme dans l’ensemble par la puissance de sa lumière et la simplicité de son organisation. La représentation classique du peintre et son modèle ne manque pas d’étonner : Courbet est en train de peindre un paysage ! Et l’évocation de ce classique de la représentation laisse un résidu : l’enfant et le chat. La notice du Catalogue laisse sur sa faim : « symboles de naïveté et donc de la pureté d’intention » de l’artiste ! Mais il renvoie « pour une analyse qui fit date » aux identifications proposées par Hélène Toussaint en 1977 dans le catalogue de l’exposition d’Orsay. Dans sa lettre programme à Champfleury, Courbet évoque « la seconde partie : vient la toile sur le chevalet et moi peignant…derrière ma chaise un modèle de femme nue…puis un chat blanc près de ma chaise ». Mais il n’y a pas d’allusion à l’enfant. Une radiographie de l’œuvre montre qu’il a été rajouté entre ce programme et la réalisation définitive de l’œuvre.
Pour moi, la clé se trouve dans la fin du texte : « J’ai l’esprit fort triste, l’âme très vide, le foie et le cœur dévorés d’amertume… A Ornans je fréquente un café de braconniers, et des gens du Gai Savoir. Je baise une servante. Tout cela ne m’égaye pas. Vous savez que ma femme est mariée, je n’ai plus ni femme ni enfant. Il paraît que la misère l’a poussé à cette extrémité, c’est ainsi que la société avale son monde. Il y avait 14 ans que nous étions ensemble ».
Une femme ? Un enfant ? 14 ans de vie commune ? On est fin 1854 ; cela nous renvoie à une rencontre fin 1840 au moment où Courbet vient à Paris, copie assidûment au Louvre, car comme il le déclare dans une lettre à ses parents « les modèles sont très chers à Paris ». Mais qui est-elle ?
JEU DE PISTE
H. Toussaint propose de la voir dans Les Amants heureux. Le Catalogue précise pour cette œuvre « Virginie Binet, la seule femme avec qui Courbet entretint une liaison durable et qui lui donna un fils en 1847. Cette proposition permettrait d’expliquer le titre mélancolique ».
Ségolène Le Men, (dans son Courbet – Mazenod ed.), intitule un paragraphe« Gustave et Virginie ». Elle note que l’édition illustrée de « Paul et Virginie » qui paraît en 1838 a fortement marqué l’imaginaire visuel de Courbet (elle en trouve encore des traces dans le tableau Remises des chevreuils de 186.!) et que l’identification autobiographique est favorisée par le hasard des prénoms.
Preuve de l’attachement de Courbet à cette œuvre, il en fait une copie (Paris, Petit Palais) et encore en 1847 un dessin. Et 1847 est la date de naissance de son fils (dont le premier prénom est Désiré …). Aussi les 7 ans dont parle L’Atelier peut renvoyer à cet événement privé, d’autant que la morphologie de l’enfant présent sur la toile est compatible avec cet âge de 7-8 ans qu’a l’enfant lors de sa réalisation.
Le titre initial de l’œuvre est probablement Walse, qui a été proposée au Salon de 1846. Le W fait allusion à l’origine allemande de cette nouvelle danse qui fait défaillir de plaisir par l’ivresse du tourbillon. L’intimité de Gustave et de Virginie se manifeste bien dans la prise de main, doigts croisés. La ligne de cou et la bascule de la tête sont particulièrement caractéristiques et se retrouve dans d’autres œuvres comme “forme-mémoire” de Virginie. Notons du coup que le titre actuel de l’œuvre, Les Amants heureux, est postérieur au Salon de 1846, donc au plus tôt de 1847 soit l’année de naissance du fils de Courbet.
Virginie est plus âgée que Courbet. Mais les divers ouvrages consultés ne concordent pas : sa date de naissance est tantôt 1808, tantôt 1809. Elle a donc environ 35 ans à la date du tableau, soit une dizaine d’année de plus que Courbet.
Ce dessin met en évidence la très grande tendresse et l’abandon du couple dans le sommeil, peut être comme achèvement de l’abandon amoureux. Le menton de la jeune femme l’identifie à Virginie alors que Courbet se donne l’air “gamin” qu’il a dans l’Autoportrait au chien noir. Œuvre à part entière par la qualité du dessin, cette composition se retrouve dans l’œuvre suivante L’homme blessé (1844-54).
La radiographie de cette toile révèle deux étapes intermédiaires. Elle a d’abord servi de support pour un profil de jeune femme (vraisemblablement Virginie) puis pour une composition strictement similaire au dessin précédent. La composition définitive que nous voyons date d’un remaniement opéré en 1854. Le visage de Courbet est vieilli, mais surtout Virginie a disparu, effacée, laissant place à la tache de sang de la blessure au cœur. L’échange de lettres avec Champfleury permet de dater le moment qui pousse à cette mutation (janvier 1852). Alors qu’il est à Ornans, son ami lui annonce que Virginie a quitté Paris avec son fils. Courbet répond : « Que la vie lui soit légère puisqu’elle croit mieux faire. Je regrette beaucoup mon petit garçon, mais j’ai suffisamment à faire avec l’art sans m’occuper de ménage ; et puis un homme marié pour moi est un réactionnaire ». Cette dernière formule m’évoque l’influence très misogyne de Proudhon, rencontré en 1847, et devenu ami proche du peintre.
En note à cette lettre l’éditeur précise : « Thérèse Adélaïde Virginie Binet, la maîtresse de Courbet dans les années 40 eût de lui un fils qui fut appelé Alfred Emile Binet (1847-1872). Il semble qu’après cette séparation la jeune femme soit retournée vivre à Dieppe ». S. Le Men lui attribue un autre prénom: « le fils de Courbet qui porte l’un de ses prénoms, un prénom suggestif, Désiré, est né en septembre 1847 »
Courbet tenait particulièrement à ce tableau, jamais vendu et emmené dans son exil en Suisse. Si l’art selon lui est incompatible avec un ménage, la blessure d’amour reste ouverte :
« Plaisir d'amour ne dure qu'un moment, Chagrin d'amour dure toute la vie. »
La Bacchante endormie (vers 1844-47) nous ramène à la période heureuse des amours avec Virginie. Il s’agit d’un des tous premiers nus de Courbet. Si la disposition du corps renvoie à la Venus du Corrège au Louvre (mais avec une inversion en symétrie verticale de la position du corps, cas fréquent chez Courbet, comme s’il travaillait à partir de gravures …), l’éclairage, lui, est caravagesque et met en évidence la splendeur du corps féminin, en particulier le sein gauche, qui ne doit rien à l’idéal de la statuaire grecque. Si la coupe renversée et le raisin justifient le titre, retenons que le sommeil – ici de l’ivresse – paraît être un élément essentiel de la volupté chez Courbet. Et remarquons aussi, dans un détail central, la préfiguration du point de vue de l’Origine du monde, par basculement de l’image de 90° vers la droite.
Près de 20 ans plus tard, on retrouve, dans Le Sommeil, ce renversement de la tête, ce même sourire heureux et cette mise en valeur du sein qu’initie la Bacchante endormie.
Mais revenons à Virginie avec ce dessin de 1849, La liseuse endormie. Ici c’est la lecture qui apparaît comme un alibi du sommeil et du songe. La position de la main droite est celle de Courbet dans le dessin La sieste champêtre, l’inclinaison de la tête et l’ombre du cou renvoient à Walse-Les amants heureux par une symétrie verticale. Ce profil de Virginie va se retrouver tel quel dans le médaillon sur le mur du fond de L’Atelier. Notons enfin le sein, plus révélé que caché par la fine blouse, dégagé par l’échancrure nettement dégrafée de la robe, qui invite à voir dans ce sommeil une rêverie érotique initiée par la lecture. Voire, comme le suggère la notice du Catalogue, un repos après une séance d’auto-érotisme. Comme si le plaisir ne se révélait qu’après coup dans le sommeil.
La comparaison de la tête de la Liseuse avec celle de cette Bacchante (1847) introduit une variante dans le dessin du cou des jeunes femmes. Dans le Catalogue, Laurence des Cars commentant ce dessin note que le nœud du lacet autour du cou dessine un g initiale de Gustave, « signe définitif de l’appartenance de cette dernière au monde intime du peintre ».Le pli de peau qui s’esquisse ici comme un sexe féminin conforte ces relations fortes chez Courbet du cou comme lieu d’une sensualité puissante et du sommeil comme révélateur du plaisir sexuel. Ces relations s’avouent sans ambiguïté possible dans La fileuse endormie (dont vous pouvez découvrir l’original au Musée Fabre).
Le Catalogue rappelle que l’interprétation du détail du cou est due à Théophile Gautier : « A cet égard la description voluptueuse par Théophile Gautier du pli de la chair entre le cou et l’épaule attire notre attention sur un détail qui apparaît comme une allusion à peine déguisée au sexe féminin ». Mais sexe sans toison, par convention, à la différence avec L’origine du monde.
Le rapprochement de La sieste champêtre avec les Femmes dans les blés permet de voir s’opérer un déplacement – ou une identité – de la tendresse amoureuse du couple hétérosexuel au couple homosexuel. Le cou n’est plus alors celui de Virginie mais celui initié par la tête de la Bacchante endormie de 1847. Tendresse qui se retrouve dans le couple du Sommeil où, comme dans l’œuvre précédente, l’un des femmes assure le rôle protecteur qu’occupe Courbet dans la Sieste champêtre.
Ce dessin, Jeune mère (1848) fait l’objet d’une hypothèse prudente dans le Catalogue. La scène familiale s’articule sur le dessin de la face d’un enfant qui pourrait être le portrait du fils de Courbet (l’âge peut correspondre) et qui vient en renfort d’une autre représentation étonnante, sans aucun doute possible de Virginie, La Blonde endormie (1848). La position du buste est en version dénudée la même que celle que celle de la Liseuse endormie. Pointant dans cette œuvre la représentation d’une grossesse, S. Le Men déclare « qu’avant l’Origine du monde, c’est le premier portrait par Courbet d’un ventre féminin, ici maternel, que met en évidence la pose du modèle, emprunté à la Bethsabée de Rembrandt. Cette confidence intime et voluptueuse tout à la fois amoureuse et paternelle est l’une des premières évocations d’un corps de femme dans la grossesse, sujet devenu après la Renaissance une sorte de tabou pictural ».
Tout ce que l’on ressent de la tendresse de Courbet est évidemment mis à mal par le lâchage de Virginie.
RETOUR A L’ATELIER
L’Atelier reste plein de sa présence et de celle de l’enfant. Le premier élément à repérer est le médaillon sur le mur du fond. Ou plus exactement, curieusement placé sur la représentation d’une toile : l’image n’est pas très évidente à observer. Il ressort très nettement par sa tonalité claire et par sa dimension (une estimation, compte tenu de l’échelle de ce plan, donne un diamètre un peu inférieur au mètre), très supérieure aux pièces sculptées ou gravées usuellement. Il comporte sans ambiguïté possible le profil de Virginie tel qu’il est dessiné dans la Liseuse endormie. Présence de l’absente qui ne fut jamais officiellement « sa femme » comme le déclare Courbet et dont il tut l’existence même à sa famille. Médaillon qui vient tel « la lune comme un point sur un i » marquer le modèle nu, Henriette Bonnion, bien identifiée grâce à sa photo réalisée par Vallou de Villeneuve, photo qui servit à Courbet pour achever son tableau dans l’atelier d’Ornans. Mais dont le port de tête légèrement basculé sur la gauche est en symétrie de celui de Virginie dans le médaillon.
C’est Henriette qui le regarde peindre mais c’est Virginie qui longtemps a tenu cette place. Le jeu des regards permet de décrypter les liens qui unissent cette “famille” dans l’esprit de Courbet. Le modèle est fasciné par le pinceau et la toile, Courbet est absorbé par l’œuvre qu’il réalise, aspiré dans la peinture, tandis que le petit garçon contemple le visage du peintre. « Allégorie réelle » dit le titre : cette “famille” illustre bien ce que veut dire Courbet, enfoncé dans sa peinture mais dont l’ego ne se résout pas à la perte de ces admirateurs naturels et obligés.
Mais l’enfant réel est pourtant là, tête bien ronde comme le bébé présenté par la Jeune mère. Il n’est pas plus mentionné dans la lettre programme à Champfleury que l’autre enfant qui émerge à quatre pattes de la robe de la belle femme du premier plan, tout à droite du tableau. L’ampleur robe a été réduite pour lui creuser un espace. Notons que cet enfant dessine. Courbet, rappelle R. Fermier était très fier de ce fils à qui il avait « tout appris de la peinture », poursuivant « qu’il n’avait plus rien à lui enseigner ».
L’agencement des deux enfants dans la composition mérite qu’on s’y attarde. Mikael Fried, dans les développements qu’il consacre à cette partie centrale de l’œuvre (12 pages), parmi bien des remarques passionnantes – fusionnement du peintre avec et dans sa peinture – ne sait manifestement pas quoi faire de ces enfants. L’enfant debout, qualifié de « petit paysan » a droit à 5 lignes : « peut-être faut-il y voir la représentation du peintre “spectateur de” par opposition au “dans l’atelier” qui, d’un double point de vue scénographique et ontologique, est conventionnel en comparaison d’autres toiles de Courbet que nous avons examinées ». L’autre est négligé. Pour moi, l’enfant debout est l’enfant imaginé (vertical) – perdu vers 4 ans ½ et incarné dans cet enfant de 8 ans –, dont Courbet attend l’admiration, alors que dans l’ombre de la robe c’est l’enfant de la mémoire (horizontal) – pris en quelque sorte dans les jupes d’une mère dont il émerge en faisant comme papa – en dessinant.
Entre les deux, un chat et une robe abandonnée au sol. Comme le nu se dégage de l’écoulement d’un linge blanc, la chemise du garçon debout se prolonge dans le blanc du chat – exit le chien noir et les valeurs de fidélité qu’il exprimait – qui joue, indifférent aux enjeux de la peinture et de l’atelier.
Ce chat mérite que l’on s’y attarde. Sa présence est annoncée dès le début du programme de l’œuvre. Peut-on se satisfaire de l’assimilation « chat blanc = pureté ». Dans la tradition populaire rencontrer un chat noir porte malheur. Par inversion un chat blanc porterait bonheur. Mais la symbolique du chat est bien plus complexe. Il est très fréquemment associé à la femme (revenez voir l’œuvre de Cornelis van Haarlem dans mon texte sur Titien : entre Adam et Eve se blotti un couple animal, le singe, stupide Adam qui va croquer la pomme câline le chat, fourbe et désobéissante Eve qui a cédé aux avances du serpent – inutile de faire un dessin). Le chat est donc aussi par son indépendance un symbole de liberté ou plus souvent l’expression des pulsions incontrôlées de l’inconscient, ce qui signe la femme, vous en conviendrez bien :
« Tota mulier in utero » s’exprime en doctrine médicale à partir du 18e siècle et s’épanouie au 19e siècle dans la “fabrication” de l’hystérie.
Ce chat “blanc” (“Virginie” ?) tient quelque chose dans sa patte gauche : probablement un accessoire de la robe en face à lui. La masse de la robe et du jupon, abandonnés par le modèle, dessine une forme animale qui lui fait face – la ceinture fonctionnant comme réplique effondrée de la queue du chat – prête à participer à son jeu. Et si nous remontons vers le modèle nu en suivant le linge blanc qui la (dé)couvre, son pli est évocateur de ce qu’il est censé cacher. Le « rébus » (conscient ? inconscient ?) peut alors se lire ainsi : l’enfant est le fruit de la séduction exercée par une Virginie joueuse qui, robe et jupon tombés, s’est abandonnée pleinement à Courbet, qui au-delà de la relation sexuelle (une femme comme une autre : « Je baise une servante. Tout cela ne m’égaye pas »), en garde le souvenir de l’abandon dans le portrait du médaillon.
Mais ce vêtement abandonné est aussi une façon de stigmatiser Virginie la “lâcheuse”, femme réduite ici à sa plus simple expression symbolique – un tas de chiffon – et livrée à la futilité auto-érotique d’un jeu avec le chat (on est ici en rappel de La liseuse endormie), très loin des aspirations de Courbet à « être génialement » la peinture.
Si vous trouvez que j’en fait trop (c’est probable), lisez avant de me condamner le fabuleux « petit » livre de Daniel Arasse : On n’y voit rien – Descriptions.
UN POST-SCRIPTUM ?
Le Portrait de Proudhon, de dix ans postérieur, est peut être un post-scriptum à cet amour de Courbet.
La mort de Proudhon, au tout début de 1865, affecte profondément Courbet qui décide de faire « un portrait historique de (son) ami intime » à partir de photos diverses du philosophe et de sa famille. Cette représentation de Proudhon et de sa famille est censé être de 1853, date de sa libération de prison mais de nouveau bien vite persécuté et s’enfonçant dans la misère.
Dans cette première version, madame Proudhon, enceinte, est présente dans l’œuvre, surveillant ses fillettes. J’en retiens la position de tête de madame Proudhon qui est un stéréotype de la représentation de Virginie et que l’on trouve dans le cou du modèle nu de L’Atelier. Proudhon, dans sa méditation, ne semble pas quant à lui se soucier de cette famille, institution qu’il a vilipendé. Le Catalogue souligne que « sa pose rappelle les allégories Renaissance de la Mélancolie » et que celle-ci serait inspiré du philosophe solitaire de L’Ecole d’Athènes de Raphaël, qui est souvent identifié par les critiques comme un portrait de Michel Ange. Donc un peintre et non un philosophe : « effaçant la distinction entre lui et son modèle […] son portrait de Proudhon serait une méditation sur lui-même ». Ce tableau est critiqué de toutes parts lors de sa présentation au Salon de 1865.
Courbet entreprend alors de modifier sa toile, achevée en 1866 dans sa version actuelle. Les modifications les plus importantes concernent le mur derrière Proudhon, transformé en feuillage, et la suppression de la figure de madame Proudhon. Or, peu après le décès de Proudhon survient le décès de Virginie. Si l’on retient l’hypothèse de l’autoportrait déguisé, son décès a pu faciliter l’effacement de madame Proudhon qui ne reste présente, telle Virginie dans L’Atelier, que par sa robe, un jupon et, superbe évocation de sa grossesse, sa « corbeille à ouvrage ».
Un examen attentif de la chronologie vient corroborer cette piste :
1852 : Virginie abandonne Courbet en emmenant leur fils.
1853 : Proudhon sort de prison et réintègre sa famille, retrouvant ses filles et sa femme avec qui il vit en mésentente.
1865 : mort de Proudhon, élaboration du tableau initial avec madame Proudhon, évocation de l’année 1853
1866 : critiques de l’œuvre présentée au Salon de 1865 et mort de Virginie : madame Proudhon disparaît de la version finale du tableau
Comme Proudhon méditant, seul sur la toile avec ses enfants qu’il ne regarde pas, Courbet reste seul peignant, avec quelque part, loin en arrière de sa vie, son fils Désiré, tandis que Virginie s’est effacée de la vie…
L’épilogue de cet épisode de la vie de Courbet survient en 1872.
A 53 ans, vieilli par l’alcoolisme, la maladie de foie, miné par son passage en prison et ruiné par le pillage de ses ateliers lors de la Commune, il apprend incidemment la mort de son fils, « pauvre enfant dont je me suis bien peu occupé », par une amie de ses sœurs à Ornans.
On n’en saura pas plus. Juliette, la petite sœur, vieille fille prude et bigote, exécutrice testamentaire à la mort de son frère, s’empresse de détruire toute sa correspondance amoureuse et ses collections de photos de nus, dont les paires stéréoscopiques pornographiques d’Auguste Belloc, qui ont probablement inspirés la mise en page de L’origine du monde. Mais ceci est une autre histoire…
Jean BARROT