A PROPOS D’UN CHRISTIANISME ANCIEN EN INDE.
Connaissance & Partage
A PROPOS D’UN CHRISTIANISME ANCIEN EN INDE.
Lors d’un voyage en Inde du sud en 2008, j’ai découvert au Kérala une Eglise chrétienne dont j’ignorais l’existence. La visite de l’église Ste Marie Knanaya à Kottayam m’a frappé par ses éléments de syncrétisme avec l’hindouisme dans l’iconographie religieuse.
Selon les récits traditionnels des chrétiens du Kerala moderne en Inde, l’apôtre Thomas serait venu de l'Empire romain pour prêcher l'Évangile, jusque sur la côte de Malabar en 52. Exécuté en raison de sa foi en 72, il serait enterré à Mylapore, aujourd’hui un quartier de Chennai (ex Madras). Lorsque les Portugais y fondent un comptoir commercial, ils édifient une église incorporant le tombeau de l’apôtre. Il se retrouve aujourd’hui dans la crypte de la vaste basilique édifiée en 1893 à l’emplacement de l’église initiale. La visite de Jean-Paul II en 1986 a légitimé la nature apostolique de cette Eglise et acontribué à renforcer l’audience de ce sanctuaire.
Mais s’il existe une trentaine de millions de chrétiens indiens, la diversité des obédiences est un véritable casse tête sans cesse complexifié au fil de l’histoire – notamment des interventions coloniales – et des rivalités de pouvoir au sein de ces courants.
Pour conclure cette réflexion, j’ai choisit d’élargir le champs de mes recherches aux pôles extrême des églises apostoliques : Madras tout au sud de l’Inde et Compostelle au nord-ouest de l’Espagne.
1 - L’EGLISE STE MARIE KNANAYA A KOTTAYAM
Cette église, d’allure et de dimension très modestes, n’est pas très ancienne – elle est datée de 1550 – mais incorpore des éléments d’architecture beaucoup plus anciens attestant de la sacralité du lieu. Elle présente sur son maitre-autel une iconographie hétéroclite avec une forte présence de tableaux de style Renaissance, ce qui révèle les influences des colons portugais. Mais les 2 autels latéraux nord et sud incorporent des dalles de granit noir qui présentent une iconographie de la croix très spécifique dite “Croix Saint-Thomas”.
Cette croix ne comporte jamais la représentation du Christ : il s’agit ici de sortir de la représentation de ses souffrances pour évoquer sa promesse de résurrection attestée par le tombeau vide, donc par son absence aussi sur la croix. Chacune de ses extrémités s’ouvre en volutes repliées laissant émerger un bourgeon (ou le fruit de l’arbre de vie du Paradis, selon le guide local) symbolisant l’accès à la vie éternelle. La croix s’élève sur un podium en escalier évoquant la montée au Golgotha tandis que les 3 arches en arc en ciel renverraient à la montée de Moïse au Sinaï. Au sommet de la croix un oiseau, ailes déployées, évoque le Saint-Esprit par lequel le Christ accède à la résurrection.
Ces deux dalles comportent des inscriptions (ici mises en valeur par un repeint en blanc) qui permettent de les dater : les caractères utilisés sont dérivés de l’araméen et la langue est du pehlevi ou moyen persan dont l’usage se généralise en Perse à partir de la dynastie sassanide (3e-7e siècles). L’âge le plus souvent proposé pour ces dalles est le 6e siècle, au plus tôt. L’inscription commune aux 2 dalles est traduite ainsi « Par la croix en châtiment a souffert l’Unique, qui est le véritable Christ, Dieu supérieur et guide toujours pur ». Une autre inscription plus tardive (estimée du 10e siècle) est rédigée en syriaque : « Puissé-je ne me glorifier que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est le véritable Messie, Dieu supérieur et Esprit-Saint.» (Galates 6,14).
En y regardant plus attentivement on découvre la présence de makaras au sommet des piliers sculptés et dont la gueule émet l’arc perlé qui encadre la croix. Ces figures appartiennent au bestiaire mythologique de la culture hindoue, généralement associées à la fécondité et à l’eau sacrée du Gange. La base de la croix est encadrée par des feuilles de lotus, symbôle de pureté surtout valorisé dans le bouddhisme.
Un porche taillé dans le même granit noir, appartenant à une architecture antérieure, fait communiquer la nef à une pièce annexe. Il comporte aussi des signes évidents de syncrétisme religieux. Sur la gauche, 2 oiseaux se font face, leurs becs, unissant au dessus de la croix. Le plus gros des oiseaux évoque un paon, autre animal sacré du bestiaire hindou, associé à Saraswati, la déesse du savoir, de la bienveillance, de la patience et de la compassion. Le second pose problème : la queue relevée mais courte semble vouloir évoquer un autre oiseau. La colombe ? Un phénix (souvent associé au paon dans l’iconographe chrétienne orientale jusqu’au 9e siècle) ?... Sur la droite du porche la sculpture est moins équivoque : 2 éléphants, trompe levée au dessus d’une croix montée sur un socle renvoie à une scène souvent reprise dans l’iconographie hindoue : Lakshmi, déesse de la prospérité et de la pensée morale élevée, épouse de Vishnou, est ondoyée par 2 éléphants blancs. Les éléphants sont donc ici en train d’asperger la croix, allusion évidente au baptême qui fait le chrétien, la croix étant substituée à la déesse, mais en conservant la signification symbolique.
La chronologie qui découle de ces observations se déroule en 3 temps : sculpture des dalles et du porche autour du 6e siècle exprimant une liturgie spécifique bien codifiée et tournée vers le public local à christianiser en lui proposant des équivalences iconographiques aisément décodées dans leurs croyances initiales ; ajout de l’inscription en syriaque au 10e siècle sur la grande dalle qui ancre plus précisément ce christianisme dans la doctrine paulinienne, et à mon sens pour marquer une rupture avec les compromis (compromissions ?) passée avec l’hindouisme ; avec la conquête portugaise, une nouvelle rupture intervient faisant entrer ce christianisme dans l’obédience romaine. Mais la conservation du porche et l’incorporation des dalles dans les autels du 16e siècle révèlent la persistance d’une tradition spécifique de ce christianisme.
Quittons cette église et écoutons maintenant les fidèles dans les versions diverses qu’ils nous présentent pour les confronter avec les connaissances historiques bien étayées.
II – CHRONOLOGIE HAGIOGRAPHIQUE ET CHRONOLOGIE HISTORIQUEMENT ATTESTEE
Pour les chrétiens qui se revendiquent comme les descendants de l’Eglise primitive, le christianisme en Inde du sud a été introduit par la prédication de l’apôtre Thomas à partir de 52 dans la région du Malabar. C’est pour eux un motif de fierté d’appartenir à une Eglise apostolique et d’une antériorité au moins équivalente à celle de Rome. Une autre tradition évoque un marchand “syrien” ou “perse”, Thomas de Cana qui s’installe avec sa femme, accompagné d’un évêque, de plusieurs prêtres et d’un groupe de fidèles en 345. Ils amènent avec eux un corpus de textes sacrés et des principes d’organisation de l’Eglise. Cette tradition ne remet pas en cause la présence de Thomas l’apôtre au 1er siècle et la revendique mais insiste sur le rôle de leur communauté qui donne une expansion sensible à cette Eglise et la clive en 2 groupes : les “nordistes” liés à l’évangélisation directe de l’apôtre et les “sudistes” descendants de ces immigrants de rite syrien oriental conduits par le marchand.
Le rôle des marchands dans la diffusion religieuse est une situation banale : le bouddhisme pénètre en Chine et se diffuse au long de la Route de la Soie. Notons ici que le même nom pour le marchand et l’apôtre a pu être source de confusion et de revendication d’une antériorité de christianisation très précoce.… Les descendants de ce noyau initial et des convertis de ce moment se qualifient de « Knanaya ». La présence d’une communauté chrétienne au Malabar semble bien attestée par un marchand syrien (ou arménien, selon les sources), établi à Alexandrie au 6e siècle, dans un ouvrage de description du monde assez bien daté (547-549), qu’il rédige à partir de ses voyages en mer Rouge, dans les golfes d’Oman et Persique. Mais il semble, vu la formule utilisée dans son texte (“on dit que”) qu’il ne se soit pas rendu lui-même en « Inde », concept géographique très flou pour tout ce qui est à l’est de la Perse.
Un autre point de repère provient des Églises d’Orient qui mentionnent assez régulièrement l’envoi de missionnaires en « Inde » à partir du milieu du 5e siècle mais avec 2 obédiences antagonistes : l’une est orthodoxe dépendant du patriarcat d’Antioche, tandis que l’autre est nestorienne dépendant du patriarcat de Séleucie-Ctésiphon (= Babylone) capitale de la Perse sassanide (cf. les inscriptions en pehlevi des dalles de l’église de Kottayam). C’est cette dernière qui assure le plus la continuité du christianisme au Malabar. Mais on sait peu de chose de cette histoire avant l’arrivée des Portugais en 1498.
Ils y découvrent une Eglise qui n’a jamais formellement rompue avec Rome mais qui, isolée, pratique le rite syrien de confession nestorienne (donc une Eglise ante chalcédonienne et autocéphale), ce qui la classe à leurs yeux comme hérétique. Dès qu’ils parviennent à prendre la région sous leur contrôle, les Portugais passent à l’offensive contre ce christianisme : interdiction de dire la messe en syriaque, emprisonnement des prêtres et des évêques de rite syrien, autodafé des livres religieux jugés hérétiques et destructions des « croix saint Thomas » dont seuls quelques exemplaires nous sont parvenus. La répression s’accentue encore après 1560 avec l’instauration de l’Inquisition. Une partie des chrétiens suivent les Portugais et créent l’Eglise catholique syro-malabare de rite latinisé. St François-Xavier, cofondateur de l’ordre des Jésuites, qui séjourne pendant 5 ans sur la cote du Malabar (1544-1549) adopte une autre méthode et parvient à convertir les pêcheurs et des membres des basses castes, ce qui donne naissance à une Eglise catholique de rite romain. La fraction des chrétiens “syriens” qui ont refusé l’autorité portugaise se sont repliés dans l’intérieur du territoire et fondent en 1653 une branche distincte de la vieille église nestorienne, l’Eglise jacobite affiliée à Antioche mais sans cesse affectée par des schismes autour de la question de la mise en place d’une hiérarchie autochtone et non copte.
Enfin les arrivées des Hollandais au 17e siècle puis des Britanniques au 18e siècle assurent l’implantation de courants protestants, de plus en plus diversifiés au 20e siècle et principalement alimentés par les basses castes.
Mais nous sommes en Inde. Au sein même de ces Eglises la question de la caste reste un élément déterminant. L’ensemble des chrétiens est rarement perçu comme un groupe en lui-même. Plus que les divergences doctrinales, ce qui les distingue est leur origine de caste qui s’exprime par la formation d’un groupe social endogame. Selon cet axe d’approche, on peut distinguer 5 grands groupes, fortement hiérarchisés selon leur degré de pureté dans la vision hindouiste traditionnelle. Les religieux originaires d’Europe ont toujours eu à affronter de graves cas de conscience car, pour une même confession, ils ont dû consentir à organiser des lieux de cultes séparés, à définir des emplacements réservés à l’intérieur d’un même lieu de culte et à procéder à l’inhumation de leurs ouailles dans des cimetières distincts selon leurs filiations, leur endogamie, et leurs commensalités. « Un syrien ou un converti préfèrera marcher plusieurs kilomètres plutôt que de se rendre dans une église ne correspondant pas son statut » (P. Chaput, ethnologue.)
Au sommet de la hiérarchie se trouvent les “syriens”. Ils revendiquent l’honneur d’une conversion de leurs ancêtres par l’apôtre Thomas. Issus de la haute caste des brahmanes, ils forment une communauté prospère et politiquement influente au sein de la société du Kerala actuel. En leur sein une trentaine de famille a alimenté le clergé local en se transmettant titres et charges et prébendes par héritage dans la lignée maternelle. Autre groupe bien placé dans la hiérarchie, les “knanayas” issus des migrants accompagnant le marchand Thomas de Cana et qui revendiquent rien moins qu’une appartenance à 7 tribus issues du roi David. Ce qui fonde une endogamie particulièrement stricte et qui leur assure une certaine autonomie au sein des Eglises dans lesquelles ils se répartissent, y disposant de leur propre hiérarchie ecclésiastique.
Les “catholiques latins” sont les descendants des convertis par saint François-Xavier. Appartenant pour l’essentiel à des basses castes, ils sont classés aujourd’hui parmi les « Classes Arriérées » dans la nomenclature gouvernementale officielle ce qui leur vaut des avantages sociaux non négligeables. Mais au sein de cette catégorie, grâce à une certaine éducation assurée par l’Eglise, ils jouissent d’un revenu moyen supérieur.
Tout en bas de l’échelle on trouve 2 groupes. Les “poranki” sont les descendants de mariages mixtes entre britanniques et indiens. Ils vivent exclusivement dans les villes et ont adopté un mode de vie occidental, formant un groupe fortement endogame et numériquement négligeable mais très marginalisé. Enfin viennent les “convertis”. Amenés au christianisme par les missions protestantes au 19e et au 20e siècle, leur motivation essentielle était d’échapper aux contraintes que faisait peser sur eux leur statut d’intouchable : ce sont majoritairement des ouvriers agricoles. Même si les hautes castes ont fréquenté les missions, c’est pour s’assurer une éducation anglaise dans leurs écoles et non pour se convertir dans leurs temples.
Les chrétiens sont tous frères en Jésus mais pour plagier Orwell « certains le sont plus que d’autres »…
III – « ARTHUR, OÙ T'AS MIS LE CORPS ? »
Je vois d’ici votre mine s’allonger. Que vient faire ici Boris Vian dont le texte, propulsé en tube par Serge Reggiani, a fait les délices de ma génération au début des années 60 ? Vous l’allez découvrir bientôt.
Revenons à Thomas et à Madras.
Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la « biographie » du saint en « Inde » à partir du document le plus ancien qui nous soit parvenu sur ce sujet, les Actes de Thomas (Acta Thomae). Les premiers fragments connus semblent dater du 5e siècle, mais dès le 6e siècle le texte est considéré comme apocryphe et hérétique. Voici en résumé le récit. « Après la mort de Jésus, les apôtres se partagent les pays à évangéliser. L'Inde échoit à Judas Thomas, qui se montre peu disposé au voyage. Mais Jésus apparaît et le vend (!) a un marchand nomme Habban, qui avait reçu du roi de l'Inde Gundaphar la mission de ramener un artiste pour construire et décorer un palais. Ils partent donc ensemble et débarquent à Sandarük, dont le roi célèbre justement les noces de sa fille ; ils assistent aux fêtes, où figure une joueuse de flûté juive. De là ils gagnent la capitale de Gundaphar. Le roi remet de l'argent à Thomas, qui lui bâtit aussitôt un palais dans le ciel en distribuant cet argent aux pauvres. Gundaphar et son frère Gad se convertissent. Thomas reçoit la visite de Sifûr, général du roi Mazdaï et part avec lui en charrette à bœufs ; en chemin, des ânes sauvages viennent d'eux-mêmes s'atteler au chariot des voyageurs. Arrivé à la capitale de Mazdaï, Thomas convertit plusieurs personnes : Mygdonia, avec son mari Koresh et sa nourrice Narkia ; Tertia, femme du roi Mazdaï ; Vizân, son fils, et Manashar, femme de Vïzân. Condamné à mort par le roi, il subit sa peine et son corps est inhumé dans le sépulcre des anciens rois du pays » (Louis Finot in BEFEO 4/1904).
Mais selon une tradition, remontant au plus tôt à la fin du 4e siècle, ses restes sont rassemblés par un marchand (encore un !) et ramenés « vers l’ouest » où ils sont inhumés, en Mésopotamie selon les sources grecques ou à Édesse, selon les sources latines.
Retour à Boris Vian : mais où est donc le corps ?
Pour les communautés chrétiennes de l’Inde du sud il n’y a aucun doute : il est dans le tombeau sous la crypte de la basilique de Chennaï. La visite papale a attesté aux yeux du monde l’origine apostolique de ce christianisme le plus oriental des premiers temps. Mais rien n’est moins sûr. Edesse prétend en détenir les restes et c’est dans cette ville que s’organise effectivement un pèlerinage à partir du moment où le culte des reliques devient un temps légitime de la pratique religieuse, les chrétiens orientaux de Syrie considérant Judas Thomas comme l’apôtre fondateur de leur Église. L’Irak est partie prenante dans la revendication des reliques de l’apôtre qui seraient aujourd'hui conservées dans une église de Mossoul (l’ancienne Ninive en Mésopotamie) ce qui s’ajuste avec l’hypothèse mésopotamienne des sources grecques.
Mais l’Eglise latine n’est pas en reste pour revendiquer la possession du corps de Thomas. Il se serait trouvé sur l'île grecque de Chios qui l’aurait reçu d’Edesse au moment de la conquête turque du Levant au 11e siècle. Pour en assurer une meilleure protection, ces reliques sont volées avec une pierre tombale de facture mésopotamienne en 1258 et amenées en Italie, à Ortona (vol qui fait écho à celui des reliques de Marc amenées à Venise depuis l’Egypte, au grand dam de l’Eglise copte). En 1984 l’ouverture du tombeau d’Ortona par les archéologues révèle bien la présence d’un squelette masculin. Mais sans précision sur la datation des ossements. Comme Ortona est une importante destination de pèlerinage mieux vaut faire comme Thomas : pratiquer le doute en conservant la foi…
Mais si la borne orientale semble bien posée, qu’en est-il de la borne occidentale, Compostelle ? L’ouvrage récent de Philippe Martin, professeur à l’université de Lyon 2, éclaire d’un jour nouveau « Les Secrets de Saint-Jacques de Compostelle » (Vuibert ed. 2018).
Un ouvrage construit comme un polar historique,
une lecture que je vous recommande fortement.
Mentionné dans les Evangiles synoptiques, Jacques “le Majeur” est présenté comme un pêcheur sur le lac de Tibériade qui abandonne son bateau pour suivre Jésus dont il devient un proche bien aimé. Prêchant en Palestine, il est censé partir vers l’ouest pour évangéliser l'Espagne. Contraint de revenir à Jérusalem pour y combattre des persécutions, il y est arrêté et décapité sur ordre d’Hérode (donc avant 39). Ses disciples, ne pouvant se résoudre à abandonner son corps, l'emportent en bateau jusqu’en Galice, extrémité occidentale du monde connu des Anciens, où il est enterré. Ce lieu va devenir Compostelle, le « champ des étoiles » dont une pluie aurait révélé aux hommes le lieu de la tombe. Ce récit de la tradition qui se fixe vers le 7e siècle n’a aucun fondement historique : en dehors des mentions du Nouveau Testament il n’y a aucune preuve de l'historicité de Jacques et même si on l’admet, il est certain qu’il n’a jamais mis les pieds en Espagne. Allez donc dire cela à un Espagnol croyant pour qui “Santiago” est le patron du pays… P. Martin précise que « Dans une lettre datée de 416, le pape Innocent retrace les débuts de l'évangélisation de l'Europe occidentale : « Personne n'a institué des églises, si ce n'est ceux que le vénérable apôtre Pierre ou ses successeurs ont constitués évêques ». A l'exception de saint Pierre, nulle trace d'un autre apôtre fondateur, donc pas d’autres Eglises apostoliques. On peut cependant suspecter le pape de vouloir, par cette déclaration, imposer la primauté de Rome dans une chrétienté dont l’épicentre est le bassin oriental de la Méditerranée.
Retour à Boris Vian : mais où est donc le corps ? (bis)
Il semble que cette histoire d’un voyage de Jacques apparaît pour la première fois dans un texte d’un religieux anglo-saxon Aldhelm (640-710) qui évoque une mission de l’apôtre en « Hibérie ». Ce moment n’est pas fortuit : il est celui de la conquête de l’Espagne wisigothique par les musulmans. Se mettant en quête de la tombe, un moine guidé par une étoile le découvre en 820 et le roi des Asturies décide d’y construire un mausolée dénommé alors Compostelle. Mais la France prétend détenir les reliques de l’apôtre grâce à Charlemagne qui les aurait déposés à Toulouse. La concurrence s’exacerbe au 11e siècle lorsque les moines de Saint-Jacques de Liège demandent leur part d'ossements. En cette époque où mûrit l’idée de croisade face à la mainmise des Turcs sur le Levant, tout ce qui peut renforcer la foi dans les royaumes d’Occident est bon à prendre. Mais là, panique ! Quand on ouvre les reliquaires, ils sont vides. Dès lors à Compostelle les religieux interdisent la vision des reliques même aux visiteurs illustres, y compris au roi d’Espagne Philippe II en 1572. Son successeur revient à la charge en 1601 pour prier sur les reliques dans un moment difficile de la guerre contre l’Angleterre et la révolte des Pays-Bas. Re panique ! Le tombeau est vide. L’explication est simple : pour les protéger on les a caché mais on ne sait plus où… Ce qui n’enlève rien au pouvoir d’attraction du pèlerinage à Compostelle. Et comme avec les saints on n’est jamais à court de miracle, en 1879 de nouvelles fouilles retrouvent les reliques, immédiatement authentifiées par le pape Léon XIII. Mais dans quel état a-t-on dû les trouver : rien qu’en France, on conserve une trentaine de fragments de tête de Jacques (ou carrément de tête !!!) ; et même à Saint Algis dans l’Aisne, on trouve un poil de barbe du saint (pourquoi pas : au musée Topkapi à Istanbul, on conserve des poils de barbe du Prophète et le Rocher d’or en Birmanie tient en équilibre grâce à un cheveu de Bouddha…)
Comme pour Thomas à Madras, l’absolue validation de Jacques à Compostelle vient de Jean-Paul II qui y effectue un pèlerinage en 1982.
Relancé par Franco (un galicien !) pour sortir l’Espagne de son isolement, le pèlerinage vers Compostelle s’inscrit en France sur des itinéraires très largement bidonnés mais validés par l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en 1998 grâce au démarchage de Jospin. Mais que cela ne vous empêche pas de marcher.
Moi, je ne marche pas. Avec, en un sens, une éventuelle excuse auprès des dévots qu’il convient de ne pas choquer : l’âge de mes rotules …
Jean BARROT