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BIRMANIE - II

PETITES CHRONIQUES DE CONFÉRENCIERS

BIRMANIE - II

Connaissance & Partage

BIRMANIE – 2

UN FEDERALISME BIEN THEORIQUE

POUR UNE MOSAÏQUE ETHNIQUE

1 - COMMENT FAIRE COHABITER DES PEUPLES RASSEMBLES PAR LA COLONISATION ?

Dans l’Asie du S-E, sous peuplée entre les masses indiennes et chinoises, les royaumes précoloniaux n’ont jamais manqué de terres mais d’hommes.

Marco Polo, en provenance du Yunnan, amorçant ainsi son voyage de retour par l’Inde et l’océan Indien, traverse la Birmanie, qu’il évoque ainsi : « Au terme de cette chevauchée de deux jours et demi en pente, on atteint une province située au sud et assez proche de l'Inde. On l’appelle la Birmanie. A partir du moment où l'on y entre, on voyage pendant quinze jours à travers des lieux écartés des routes et à travers des grands bois qu'habitent beaucoup d'éléphants, de licornes et d'autres animaux sauvages, mais où ne se trouvent ni hommes ni habitations, Aussi nous renoncerons à vous parler de ce pays si déshérité, puisqu'il n'y existe rien d'intéressant à rapporter. […] Après cette chevauchée de quinze jours à travers ces lieux si écartés des routes qu'il convient aux voyageurs d'emporter avec eux tout leur ravitaillement, parce qu'on n'y rencontre aucune demeure habitée, comme je vous l’ai dit, on arrive à la ville principale de cette province de Birmanie, la cité de Taï-Koung (Pagan), qui est grande et riche; c'est la capitale du pays. Sa population est idolâtre, parle une langue qui lui est propre, et est sujette du Grand Khan. » (Le Livre des Merveilles - 2e partie ; ch. 88)

Le peuplement s’est réalisé surtout à partir du plateau tibétain et des montagnes du Yunnan en vagues successives, les derniers arrivants repoussant les premiers vers les montagnes périphériques.

Une succession de royaumes s’établit dans la plaine centrale.

Ils ne comportent pas de frontières au sens occidental et le but des guerres n’est pas d’étendre un territoire mais de prélever des hommes chez les vaincus pour fournir de la main d’œuvre au vainqueur et/ou de lever un tribut. La conséquence est la formation d’une mosaïque de 135 ethnies que reconnaît formellement la constitution birmane. Les Bamars en forment le groupe dominant mais 2 autres ethnies, les Karens et les Shans, comptent un peu plus de 5 millions de personnes chacune. Ces 3 groupes forment environ 80% de la population totale du pays.

Lorsque les Britanniques colonisent l’espace birman au cours du 19e siècle, ils l’intègrent dans le vaste ensemble de l’Empire des Indes. Ce n’est qu’en 1937 qu’ils redéfinissent un espace birman spécifique ! Car ils ne portaient pas le même intérêt à la plaine et aux marges montagneuses. S’ils ont bien tracé une limite en périphérie de leurs possessions coloniales, ils ont entretenu un flou sur le statut des marges (pensez aux « zones tribales » à l’ouest de l’Empire des Indes, dans l’actuel Pakistan).

Je prends ici 3 exemples des conséquences de cette politique d’indistinction des périphéries birmanes :

* dans le nord, pour les Kachins, la frontière avec la Chine n’a été déterminée qu’au cours des années 1960 et reste objet de controverses.

* à l’est, pour éviter un conflit avec le Siam – la Thaïlande actuelle – qui en revendiquait la tutelle, les états Karens ne furent jamais pleinement intégrés dans la Birmanie britannique. En 1892 ils furent seulement reconnus comme tributaires de celle-ci, lorsque leurs princes acceptèrent de recevoir un traitement du gouvernement britannique.

* les Shans, appartenant au grand groupe ethnique des Thaïs, bien que surveillés par les Britanniques, sont toujours restés sous l’autorité de leurs princes, les « saophas ».

L’annonce de la dissolution de l’Empire britannique pousse le général Aung Sang « père de l’indépendance » à organiser en urgence des pourparlers entre les diverses ethnies. Voulant à tout prix conserver l’unité du territoire colonial, il organise la conférence de Panglong qui adopte une structure fédérale pour le pays à naître :

* égalité totale de toutes les ethnies dans une citoyenneté birmane commune

* large degré d’autonomie pour les états fédérés constitués des territoires contrôlés par les ethnies

* au terme de 10 ans dans l’Union Birmane, ces états pourraient accéder à l'indépendance s'ils le souhaitaient.

Adopté en février 1947 par les délégués birmans, shans, kachins et chins, cet accord ne survit pas à l’assassinat d’Aung Sang, en juillet à l’initiative d’un vieux politicien sous la colonisation et en parti lié à l’occupation japonaise. Mais surtout les Karens ont refusé de prendre part à la négociation et revendiquent leur indépendance immédiate en vertu du traité de 1875 signé avec les Britanniques et renouvelé par l’accord de 1892. Enfin les petites ethnies, emboitées comme des poupées russes dans les territoires des plus importantes, considèrent que leurs intérêts propres n’ont pas été pris en considération.

Aussi lors de la proclamation de l’indépendance (1948), ce projet fédéral ouvert avorte rapidement. Les minorités ethniques, qui représentent les 2/5e de la population mais occupent 3/5e du territoire, souhaitent pour la plupart voir leur sort dissocié de celui des Bamars (= birmans bouddhistes, principalement concentrés dans la plaine centrale) dont elles redoutent l’ethnocentrisme qui les pousse à revendiquer le contrôle de la totalité du territoire par leur ethnie. Pour certaines, c’est une question de sécurité, car elles ont étroitement collaboré avec le colonisateur britannique et/ou lutté contre l’armée birmane de libération nationale pendant la 2e Guerre Mondiale.

Pour bien comprendre la portée de l’ethnicisation des relations dans cet ancien espace colonial, il faut considérer que les classifications ethniques aujourd’hui en vigueur en Birmanie ne sont que des catégories mentales qui ont pris le pas sur d’autres, tout aussi légitimes. Il ne faut surtout pas les voir comme les seuls pôles de tension du champ social.

« Il y a un décalage entre ce que vit la majorité des habitants, leur lutte au quotidien pour manger et travailler, et la grande politique […] Des millions de personnes vivent avec 1 ou 2 dollars par jour. Pour ces gens, la vie est parfois plus stressante qu’elle ne l’était il y a vingt ans […] Cela explique d’ailleurs pourquoi il y a de plus en plus de gens attirés par des sujets ayant trait à l’identité, l’ethnicité, la religion, parce que personne n’évoque ces questions économiques concrètes, qui concernent les gens » (A. Vaulerin – Libération ; 3/1/18).

Réduire l’approche des relations humaines dans cette région à un choc des civilisations, ce que le pouvoir en place tend à privilégier (les bamars bouddhistes et les autres), conduit localement les populations à figer leurs identités ce qui les met à la merci du pouvoir central et obscurcit pour nous la compréhension de ce qui se passe vraiment dans le pays.

2 - L’ETAT BIRMAN EST AUJOURD’HUI FORMELLEMENT STRUCTURE EN

7 ETATS FEDERES.

Carte de l’organisation administrative de la Birmanie-Myanmar. La plaine centrale peuplée majoritairement de Bamars est subdivisée en 7 régions.

Carte de l’organisation administrative de la Birmanie-Myanmar. La plaine centrale peuplée majoritairement de Bamars est subdivisée en 7 régions.

LA MARGE OCCIDENTALE

Au contact du monde indien, Bengladesh musulman et Union Indienne plus diverse au plan religieux dans les marges montagneuses, elle a connu une histoire ancienne heurtée.

– L’Etat Rakhine (nouveau nom de l’ancien royaume d’Arakan)

C’est le lieu des affrontements récents les plus violents et les plus médiatisés dans le monde autour du statut de la population musulmane qui y réside – qualifiée de rohingya – en opposition à la population rakhine – birmane bouddhiste.

Un petit retour en arrière s’impose.

A partir du 15e siècle se développe un état d’Arakan unifié avec M’Rauk U comme capitale. Au début du 17e siècle c’est une véritable puissance régionale. Le royaume bouddhiste de Mrauk U contrôle la moitié de l'actuel Bangladesh, l'actuel État d'Arakan et tout l'ouest de la Basse-Birmanie. Il incorpore donc une fraction de population musulmane et hindouiste, mobile au sein du royaume. Mais à la fin du 18e siècle, le royaume birman d’Ava conquiert l’Arakan qu’il annexe. Un butin considérable en est ramené dont le grand Bouddha d’or que l’on peut voir aujourd’hui à Mandalay ainsi que 20 000 prisonniers attribués comme esclaves aux pagodes et à la noblesse d'Amarapura, la capitale. Faute d’information plus précise, on peut penser qu’ils étaient plutôt des non bouddhistes. Cette conquête entraine une intervention britannique et la coupure du royaume d’Arakan en 2 parties : l’occidentale est intégrée à l’Inde britannique, l’orientale au royaume d’Ava, les populations quelles que soient leurs religions restant là où elles sont lors de la partition. Un population musulmane se retrouve donc de facto à l’intérieur de l’espace birman.

C’est ce que tente de nier l’actuel pouvoir birman. Pour lui, les Rohingyas ne sont pas une ethnie minoritaire du pays mais des populations d’origine bengalaise installées sur le territoire birman par la puissance coloniale britannique après la conquête de la Basse-Birmanie en 1826, pour répondre au besoin de main-d’œuvre des colons lancés dans un développement massif de rizières sur le territoire nouvellement conquis. Mais un autre grief leur est opposé : le «péché originel» des Rohingyas, du point de vue des Bamars, c’est d’avoir servi de supplétifs à l’armée britannique lors de la conquête de la Birmanie, au début du 19e siècle. Péché redoublé par le fait que cette minorité musulmane a encore pris fait et cause pour les colonisateurs contre l’armée indépendantiste formée par Aung San dans les années 40. Au cours de l’été 1942, dans le sud de l’Arakan, les musulmans sont traqués par les bamars. Des milliers de villages musulmans sont détruits et probablement 100.000 personnes sont tuées. Réfugiés dans le nord, les musulmans se vengent en attaquant les communautés bouddhistes dont les survivants fuient vers le sud ou l’intérieur du pays. A la fin de la guerre, considérés comme des «collabos» et des « colons » implantés par les autorités britanniques [l’équivalent du statut des « pieds noirs » dans l’Algérie coloniale], ils sont ostracisés et persécutés et à plusieurs reprises, dans des pogroms qui mêlent racisme ordinaire (c’est une population à la peau sombre de souche dravidienne) et intégrisme religieux, beaucoup ont dû fuir leur région de résidence. Après 3 décennies de valse-hésitation, la loi birmane de 1982, qui détermine leur statut au sein du pays en fait des apatrides. Seuls ceux qui peuvent prouver que leurs ancêtres résidaient sur le territoire avant 1824 – date de la première guerre anglo-birmane – sont considérés comme birmans. Dans ce qui est encore à cette date une collection de principautés, qui ne dispose pas d’état civil, la tâche est bien évidemment impossible. Mais le Bengladesh voisin refuse tout aussi fermement de les reconnaître pour siens, et parque les réfugiés dans des camps près de la frontière. Si certains des exilés de la première heure ont pu trouver refuge en Arabie Saoudite, en Thaïlande, en Malaisie ou en Indonésie, les arrivants les plus récents sont désormais le plus souvent regroupés dans des camps où ils croupissent sans avenir quand ils ne périssent pas en masse sur les voies de l’exil.

Je pense que le silence d’Aung San Suu Kyi sur cette question (outre la volonté de ne pas affaiblir sa position politique face aux militaires) est en partie dû à une acceptation de cette « explication ».

– L’Etat Chin

Il n’a été créé qu’en 1974, car durant la colonisation, il ne s’agissait que d’une “région spéciale”, pour une population apparentée à celle du Mizoram indien. Appartenant au même rameau linguistique du tibéto-birman, cette population est subdivisée en 4 grands sous-groupes en fonction des périodes de leur migration depuis le Tibet chinois et organisés en grands groupes tribaux. Ils se divisent aussi de nos jours à partir de leur affiliation religieuse. La majorité est chrétienne, à dominante protestante mais avec un pullulement d’obédiences qui se livrent à une concurrence acharnée pour acquérir des âmes.

Une de nombreuses églises de Kanpetlet, point de départ pour les treks vers le Mont Victoria (3053m)

Une de nombreuses églises de Kanpetlet, point de départ pour les treks vers le Mont Victoria (3053m)

La minorité est bouddhiste. Mais ces affiliations religieuses restent cependant fortement mixé avec l’animisme. Malgré l’accord de Panglong, lors de l’indépendance, le territoire, très isolé dans les montagnes, conserve son statut hérité de la colonisation et reste longtemps à l’écart des préoccupations du pouvoir central. Lorsqu’il accède enfin au statut d’état fédéré, par la reconnaissance d’une identité spécifique Chin (plus des 4/5e de la population est chin ; c’est l’état de la fédération le plus homogène) il est le plus sous-développé de l’union. Pauvre et délaissé, il n’a suscité aucun mouvement migratoire jusqu’à la fin des années 80. Après l’insurrection de 1988, considérés comme suspects par leurs religions, la junte militaire implante dans l’état plusieurs bataillons de soldats qui se livrent à de nombreuses exactions (vols, viols, confiscations de terres) avec une volonté de « bouddhiciser » le territoire. Expulsés de leur terre de nombreux Chins se retrouvent comme des réfugiés dans leur propre pays.

Y accéder fut pour moi un casse-tête pour l’organisation du voyage. Les routes s’arrêtent au pied de la montagne, relayées par des pistes, le plus souvent impraticables pendant la saison des pluies et coupées de gués pas toujours balisés.

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LA MARGE ORIENTALE

Elle est au contact de la Thaïlande au sud, puis partage un court segment de frontière avec le Laos et au nord voisine avec la Chine par l’intermédiaire de la province du Yunnan, presque aussi peuplée que la Birmanie.

Au sud trois états fédérés vont être découpés.

L’Etat Kayin (nouveau nom de l’état Karen depuis 1952)

Le grand groupe des Karens est un des plus importants groupes ethniques de la Birmanie avec plus de 5 millions d’habitants. Membre des peuples sino-tibétains arrivés peu de temps avant les Bamars, les Karens vivent principalement dans les collines bordant la région montagneuse orientale et le delta de l'Irrawaddy. Un grand nombre d'entre eux vivent également dans le nord et l'ouest de la Thaïlande. Subdivisés en fonction de spécificités linguistiques, ils sont organisés en nombreuses tribus sans solidarité sociale ni véritable cohésion culturelle. Les Britanniques vont les intégrer en masse dans l’armée coloniale où ils étaient considérés comme plus fiables et loyaux que les Bamars. Les soldats karens ont joué un rôle déterminant dans la répression des rébellions antibritanniques des Bamars au début des années 1930. En conséquence de ce favoritisme, de nombreux Karens ont adopté le christianisme, bien implanté dans les villages du delta. Mais l'animisme reste la religion la plus répandue, cohabitant aisément avec les croyances bouddhistes très présentes aussi.

Lorsque la Birmanie devient indépendante, le découpage de l’état Karen ne correspond pas à la volonté d’indépendance manifestée par le refus de participer à la conférence de Panglong. Des combats sporadiques ont lieu entre les milices Bamar et Karen jusqu'à ce que les choses s’enveniment en 1949. L’Union Nationale Karen (KNU) proclame l'État libre Karen et déclare la guerre à l’état central. Des guérillas se développent ½ siècle durant entrainant des milliers de victimes et des dizaines de milliers de réfugiés dont beaucoup passent en Thaïlande ou partent en exil. Mais conséquence de leurs structures tribales, le factionnalisme devient un problème majeur pour leur lutte. Dans les années 1970, les Karens sont confrontés à des problèmes avec les extrémistes religieux de leur communauté et certains de leurs cadres militaires s’émancipent devenant des seigneurs de guerre qui ne répondent qu'à leur propre intérêt. Le fromage de la contrebande avec la Thaïlande et le racket sur la circulation entre les 2 pays est un fromage bien tentant…

Aussi en 1976, le KNU modifie sa revendication d'un État indépendant pour une plus grande autonomie au sein de la Birmanie, comme d'autres groupes ethniques l’ont obtenu. Mais les mouvements de guérillas perdent du terrain et en 1997, la principale guérilla karen est écrasée par l’armée birmane. En janvier 2004, un cessez-le-feu est conclu entre le gouvernement birman et les représentant karens. En 2015, sous l’égide du pouvoir civil qui a triomphé aux élections, un véritable espoir de paix nait pour les Karens lorsque le KNU signe l'Accord de cessez-le-feu national (NCA) avec le gouvernement, aux cotés de sept autres organisations armées ethniques. Mais en mars 2018, la Tatmadaw, statutairement hors du contrôle civil, viole l'accord, grignotant le territoire. La violence reprend sous forme d’embuscade contre les soldats qui répliquent par des attaquent sur la population civile.

– L’Etat Kayah (nouveau nom de l’état Karenni)

Etiré le long de la frontière thaïlandaise, au moment de l'indépendance, 3 petits “états” karenni (fédération tribale des Karens “rouges” montagnards – par opposition aux Karens “blancs” des plaines et collines) sont réunis en une seule entité, l'État Karenni, membre de l'Union Birmane. Il conserve comme les autres la possibilité de faire sécession après 10 ans.

Mais dès août 1948, l’assassinat du leader indépendantiste provoque un soulèvement armé qui (à part un bref cessez-le-feu en 1995) n'a pas cessé depuis. Pour diluer l’impact de la volonté d’indépendance des Karennis, Rangoun opère en 1952 un redécoupage territorial. L’état shan de Mong Pai est ajouté aux trois états originels de l'État Karenni, et l'ensemble est renommé État de Kayah. Malgré cette adjonction, il reste le plus petit et le plus mélangé du point de vue ethnique. En 1996, la dictature militaire décide d’adopter une technique de contre-guérilla en opérant de vastes déplacements de population, rasant des villages afin de priver le soulèvement armé de ses bases populaires. Plus de 50 mille villageois (1/4 de la population de l’état) sont expédiés vers le reste de la Birmanie tandis qu’une partie des Karennis se réfugient dans des camps en Thaïlande.

– L’Etat Môn

Enfin, enclavé le long du littoral de la mer d’Andaman, un état Môn a été créé en 1974 en même temps que l’état Chin. Les Môns, apparentés au groupe linguistique austronésien, installés de longue date dans la basse plaine birmane et surtout implantés dans la Thaïlande actuelle ont été les vecteurs de l’introduction de la culture indienne bouddhique dans l’ensemble de l’Asie du sud-est, du delta de l’Irrawaddy à celui du Mékong. Refoulés par les Shans puis par les Bamars, ils se maintiennent dans la région de Bago où ils parviennent à rétablir un puissant et brillant royaume jusque vers le milieu du 16e siècle, qui devient le foyer du rayonnement du bouddhisme Theravada avec le Sri Lanka. Forts de cette culture glorieuse ils réclament en 1947 leur droit à l’auto-détermination par rapport à l'Union socialiste birmane en s’appuyant sur une promesse britannique (restauration d’un royaume Môn à l’indépendance birmane) en contrepartie de l’aide apportée par leur peuple aux Britanniques durant la guerre.

Le refus du pouvoir birman entraine la création de mouvements de guérillas mais qui entrent aussi vite en conflit avec les Karens pour le contrôle des trafics développés sur la frontière thaïlandaise. La création de l’état Môn fédéré est trop tardive pour calmer les revendications indépendantistes. Et les interventions du pouvoir central restent fortes et violentes car cet état joue un rôle essentiel dans l’organisation militaire du pays (principal axe de communication avec la Thaïlande) et dans les infrastructures énergétiques. Pour construire dans un délai rapide la voie ferrée Ye-Tavoy, longue de 160 km, l'armée birmane a mobilisé dans l'état Mon des dizaines de milliers de villageois et déplacé des populations entières avec pour objectif de dégager un «no man's land» de 10 à 20 km de part et d'autre de la voie ferrée pour réduire les risques d'embuscades.

En 1995 pourtant, un cessez-le-feu est signé qui tient toujours.

En position centrale sur cette marge orientale se développe le plus vaste et le plus peuplé des états fédérés, l’état Shan.

– L’Etat Shan

Apparentés aux Thaïs, les Shans forment le groupe ethnique les plus important de Birmanie après les Bamars (ils sont estimés à plus de 5 Millions). Ils ont une histoire qui rend singulier leur itinéraire au sein du pays. Très tôt doté d’une administration structurée sous l’autorité de princes, les “saophas”, le peuple shan a coexisté avec de nombreux autres peuples (les Wa, les Pao, les Palaungs, et les Akhas) installés sur le plateau, dans ses vallées et dans les montagnes de l’est.

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Pendant la colonisation, bénéficiant d’un statut de protectorat, les principautés shan ont joui d’une large autonomie et se sont tenues à l’écart des mouvements nationalistes birmans. L’accord de Panglong leur garantissant un droit de sécession au terme d’une période de 10 ans à partir de l’indépendance, les princes shan se rallient à l’Union et c’est un des leurs, le prince shan Sao Shwe Thaike qui devient le 1er président de la Birmanie démocratique dans les années 50.

Le coup d’état de Ne Win en 1962 entraîne l’état Shan dans une multitude de dissidences armées. Les Shans se battent dans tous les camps : surtout pour le compte de mouvements nationalistes spécifiquement shan, mais aussi pour des armées privées de trafiquants de drogue, comme la Mong Taï Army de Khun Sa. Pendant plus de trente ans, l’homme a contrôlé la culture et le trafic d’opium de la région, en connivence avec les gradés de la Tatmadaw, tout en proclamant qu’il combattait pour l’autonomie de l’ethnie shan.

Mais le territoire a aussi connu des guérillas d’autres ethnies, comme celle des Paos, des Was (la plus puissante, sous contrôle du P.C birman prochinois), ou des Palaungs. La production et le trafic de drogue est une des sources d’alimentation du conflit mais en devient vite la seule raison d’être, en partenariat avec les puissances voisines ou des membres de la junte militaire. Les négociations de cessez-le-feu s’apparente dès lors à un poker menteur. Pourtant en décembre 2011 un cessez le feu a été signé entre le gouvernement et l’armée Shan du Sud, forte de plusieurs milliers de combattants et principal pilier de la résistance au pouvoir central. Mais l’Armée du nord de l’Etat Shan (SSA-North) et l’armée Wa ne désarment pas. L'offensive militaire de la Tatmadaw en octobre 2015 dans la partie centrale de l’état Shan a entrainé le déplacement forcé de milliers de Shan, ainsi que des Palaung, Lisu et Lahu, provoquant une crise humanitaire violente. La paix paraît bien lointaine dans le nord de l'Etat Shan, où les guérillas, particulièrement nombreuses s’affrontent pour s’accaparer du pactole des trafics. Avec un trafic de drogue en pleine mutation : du pavot on passe aux productions chimiques de méthamphétamine. Les labos clandestins se substituent aux champs, bien trop repérables. Les pilules "yaba" peu coûteuses à produire (quelques $ au kilo), peuvent monter jusqu'à 150 $ le kilo lors de la revente au détail. Aussi pour défendre ce pactole les trafiquants se sont dotés d’artillerie lourde ! En mars 2020 cependant, l’armée y a réalisé une de ses plus fortes saisies de drogues pour un équivalent de 97 millions de dollars, démantelant 3 laboratoires.

Au nord l’état Kachin jouxtant la Chine est en tension permanente.

– L’Etat Kachin

Originaires du plateau tibétain les Kachins s’installent dans le nord de la Birmanie au cours du 15e siècle. Ils occupent les collines et les montagnes, pratiquant la culture sur brûlis, leur principale production étant le riz. Les unités politiques locales sont des groupes de villages, chaque groupe étant dirigé par un chef héréditaire. La croyance religieuse dominante est animiste : le monde est plein d’esprits de différentes catégories, avec qui l'on communique par l'intermédiaire des chamanes et des devins. Ces croyances sont associées au culte des ancêtres. Mais dès les années 1860, des missionnaires chrétiens britanniques et américains parviennent dans la région et obtiennent de nombreuses conversions. Aujourd'hui, presque tous les Kachins de Birmanie s'identifient comme chrétiens. Ils voisinent avec des Nagas et des Shans sur ce territoire. Lors de l’indépendance les Kachins se voient dotés d’un état mais le gouvernement y incorpore les districts urbains de Myitkyina et de Bhamo peuplés majoritairement de Bamars, afin de diluer le poids de l’ethnie kachin dans son état. Car les Kachins, considérés comme des combattants efficaces et disciplinés par les Britanniques ont été recruté massivement dans l'armée coloniale.

Une autre source de marginalisation des Kachins est une forte présence militaire chinoise sur le nord de la région. Durant la 2e guerre mondiale, les troupes nationalistes, alliées aux Britanniques et encadrées par des officiers américains (qui organisent des bataillons kachins d’éclaireurs), occupent une grande partie du territoire. Après la victoire de Mao, les débris de l’armée nationaliste s’y replient, implantant des bases militaires et amorçant pour leur compte l’exploitation des ressources naturelles (bois tropicaux, or, jade et pierres précieuses dont les rubis). Les Chinois considèrent d’ailleurs que la frontière birmane dessinée par la colonisation, lui a enlevé une portion du territoire chinois : au temps de l’Empire, les ¾ de la jadéite utilisée en Chine provenait de cette zone. Et on est loin de Rangoon : la région reste à l’écart des investissements de développement alors que contre la promesse fédérale, le pouvoir central ne cesse d’intervenir dans la gestion du territoire pour en récupérer les richesses naturelles.

Le coup d’état de 1962, annulant la perspective d’un accès à l’indépendance, marque une rupture. Les Kachins représentaient une part importante de l'armée birmane. Ils la quittent et organisent une armée indépendante, la KIA (Armée de l’Indépendance Kachin). L’état Kachin est virtuellement indépendant du milieu des années 1960 à 1994 (à l'exception des grandes villes et des couloirs ferroviaires tenus par le gouvernement). Mais comme dans les autres états l’appât du gain grâce aux trafics avec la Chine et la Thaïlande, entraine des fractionnements de cette force militaire. En 1994, une puissante offensive de l'armée birmane permet à celle-ci de prendre le contrôle des mines de jade du KIO (Organisation Kachin pour l’Indépendance), qui, privé de ressources, doit conclure un cessez-le-feu. L’état Kachin profite alors pleinement de sa richesse : des infrastructures telles que des routes, des centrales électriques, des hôpitaux et des écoles sont construites, la Tatmadaw s’enrichissant quant à elle grâce au trafic de drogue abandonnée par la KIA.

Mais le conflit militaire reprend en 2011 par une soudaine attaque généralisée de la Tatmadaw. L’interprétation de cette initiative fait problème. L’explication la plus pertinente que j’ai trouvée est la suivante. La Chine, ayant construit des barrages hydroélectriques pour ses besoins dans les zones contrôlées par la KIA, versaient en conséquence des sommes notables aux Kachins. Les officiers de la Tatmadaw agissant à bien des égards comme des chefs de guerre féodaux, tirent l’essentiel de leurs revenus de l’exploitation de leur zone de contrôle, en en ristournant bien sûr une partie vers les hauts gradés. Alors pourquoi ne pas prendre le contrôle des territoires concernés par les barrages et qui détiennent aussi des ressources de terres rares essentielles pour l’électronique afin d’encaisser les royalties chinoises, sans les aléas des trafics divers (drogue, pierres précieuses, teck). Cette relance du conflit à probablement entrainé, d’après l’ONU en 2020, plus de 100 mille déplacés bloqués dans des camps, et un nombre élevés de victimes civiles (meurtres, viols).

3 – POUR FERMER CE CHAPITRE

• Ces multiples conflits, intensifiés à partir du coup d’état de Ne Win en 1962 constituent ce que l’on peut considérer comme la plus longue guerre civile du monde. Refusant de se faire qualifiés de rebelles - être rebelle implique que le gouvernement central a une forme de légitimité, ce que rejettent tous les mouvements - ils se désignent comme des organisations armées ethniques. Si pour tous, l’ennemi le plus constant et le plus acharné est la Tatmadaw, l’emboitement des ethnies a conduit a des conflits entre groupes, chacun prétendant défendre son peuple menacé par l'absorption et la destruction de son mode de vie, au pire de son extermination. Mais souvent aussi, au delà du souci de protéger leurs territoires, il y a la tentation forte de les étendre aux dépens d'autres groupes. L’ancien système de cohabitation séculaire par complémentarité des activités économiques et sociales – l’intégration du culte des nats dans le bouddhisme en est un exemple frappant – a basculé dans la vision occidentale : un peuple, un territoire, une frontière.

Et comme dans tous les conflits qui ont duré sur des décennies, la fragmentation, faute de résultats sur l’objectif poursuivi, est la règle. L’évolution vers le banditisme pur et simple est courant : pour s’armer sur la durée, il faut des ressources et les trafics illégaux deviennent un enjeu de la poursuite des luttes. Et il faut ici noter un effet mimétique puissant : de même que la Tatmadaw a la prétention d’incarner à elle seule l’identité « pure » du peuple bamar, les armées ethniques entendent assumer seules l’identité des peuples dont elles émanent. Se noue alors un jeu totalement pervers : la permanence des conflits dans les états justifie le maintien et le renforcement permanent de la Tatmadaw, dont la répression exacerbe la violence et l’extrémisme des ripostes. Tout pouvoir politique parvenant à mettre en place une réelle solution pacificatrice par un réel fonctionnement fédéral est vécu par la Tatmadaw comme une menace pour ses intérêts : comment justifier une armée aussi nombreuse et aussi coûteuse pour le budget birman si la guerre civile cesse ?

Pour sortir de cet effet miroir, un « pas de coté » est nécessaire. Et c’est, me semble-t-il, ce qui est en train de se passer en Birmanie : la population, dans sa réalité et non mythifiée en « peuple », par son aspiration à la démocratie et sa volonté de renvoyer les militaires dans les casernes, cherche à imposer ce « pas de côté ». Il interroge désormais chez les bamars l’identité réifiée depuis des décennies.

J’en prendrais ici 2 exemples :

* La première mesure de la dictature a été de libérer les « prisonniers », plus de 25 mille personnes, en majorité des droits communs, avec probablement l’espoir de rééditer le coup de 1988 : tourner ceux-ci contre les manifestants. C’est un échec. Mais au passage un moine bouddhiste extrémiste et raciste, Wirathu leader du mouvement 969 et organisateur du Ma Ba Tha (Comité pour la protection de la race et de la religion) retrouve sa liberté. Théoriquement interdit de prêche depuis 2017, il est en phase avec une partie du haut clergé bouddhiste, bichonné par les militaires (au cours de la « Révolution Safran » une bonne partie d’entre eux ont désavoué l’initiative des moines). Maitrisant parfaitement sa mise en scène (dans les meetings, il se présente avec un sparadrap sur la bouche pendant qu’une cassette diffuse son discours) et l’usage des réseaux sociaux, il appelle à en finir avec le pouvoir « maléfique » de la LND.

* Occupée sur plusieurs fronts, l'armée cherche aussi à concentrer son action sur les manifestations. « Le front le plus pressant à l'heure actuelle est contre la majorité ethnique des Birmans dans les grands centres urbains » (H. Lemahieu - institut Lowy, Australie). C’est ainsi que l'Armée Arakan, qui lutte pour une plus grande autonomie de la population bouddhiste dans l'état Rakhine et qui souhaite retrouver l’importance qu’avait le royaume d’Arakan avant la conquête par les Bamars de Mandalay, n’est plus considérée comme une organisation terroriste par la dictature. Depuis 2018, année de sa formation, le conflit avec les militaires birmans a pourtant fait des centaines de morts et contraint quelque 200.000 personnes à fuir leurs maisons.

La persévérance des manifestants malgré la répression est historiquement décisive. L’évolution de la vie politique de la Colombie depuis 2016, au terme d’une guerre civile d’un demi-siècle, montre que rien n’est vraiment joué, mais aussi que le chemin vers une vrai paix civile demande du temps et de l’obstination dans la population.

« Ce soulèvement est aussi l'occasion pour nous tous de lutter main dans la main pour établir une union démocratique fédérale que nous - tous frères et sœurs ethniques qui avons souffert de diverses formes d'oppression de la dictature militaire - désirons depuis longtemps »

MAHN WIN KHAING THAN (président de l'assemblée sous le gouvernement de Mme Suu Kyi, membre du gouvernement fantôme mis en place par la LDN prônant une démocratie fédérale qui reconnaîtrait un rôle politique aux minorités ethniques).

Jean Barrot