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PETITES CHRONIQUES DE CONFÉRENCIERS

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50 ANS APRÈS LE COUP D’ETAT DE PINOCHET ET L’ASSASSINAT D’ALLENDE AU CHILI : LE CONTEXTE GEOPOLITIQUE ET L’OPERATION CONDOR

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50 ANS APRÈS LE COUP D’ETAT DE PINOCHET ET L’ASSASSINAT D’ALLENDE AU CHILI :

LE CONTEXTE GEOPOLITIQUE ET L’OPERATION CONDOR

« Je ne vois pas pourquoi nous devons rester les bras croisés et regarder un pays devenir communiste en raison de l'irresponsabilité de son propre peuple » (Kissinger, conseiller à la sécurité nationale de Nixon, – 4 septembre 1970)

 L'opération Condor s'inscrit dans le contexte de la Guerre froide et de la sale guerre menée par les régimes militaires avec l'appui des services secrets et du gouvernement des Etats-Unis. Elle fait partie d'une campagne mutualisée de répression qui fait environ 50 000 tués et 35 000 disparus entre 1975 et 1983. Ses dessous ont été révélés en 1992, avec la découverte de ses archives secrètes au Paraguay – plus de 4 tonnes de documents ! – confirmées par la déclassification partielles d’archives US.

La fin de la domination coloniale ibérique en Amérique latine incite les Etats-Unis à considérer cet espace comme leur « pré carré » ce qui est formalisé par la doctrine Monroe en 1823, que l’on résume le plus souvent dans la formule « L’Amérique (du sud) aux Américains (du nord) ». La défaite de l’Espagne à Cuba face aux Etats-Unis constitue une étape décisive dans l’application de la doctrine comme structure de la politique étrangère du pays avec une attention particulière portée à l’espace caraïbe. Pour protéger leurs intérêts économiques, le recours à des représailles militaires est considéré comme légitime. Amplement utilisée avant la 2e guerre mondiale, cette politique du « Big stick » connait une expansion formidable avec le développement de la Guerre Froide. Les Etats-Unis mettent alors en place l’Ecole des Amériques, installée au Panama dans la zone du canal sous tutelle US, pour assurer la formation de militaires latino-américains en leur inculquant une idéologie anti-communiste et en les formants aux techniques de contre-insurrection. Sur ce plan, les stages strictement professionnels ou technologiques ont convergé avec l'apprentissage idéologique contre-révolutionnaire. Et selon l’historien A.Rouquié, l'effet le plus important de l'assistance militaire des États-Unis fut de « renforcer la confiance institutionnelle des officiers et d’accroître la conscience de leurs capacités techniques et organisationnelles supérieures à celles des civils ».

Si la visée officielle est de coordonner une défense commune contre l’extérieur, dès 1954 la CIA intervient au Guatemala pour renverser le régime d’Arbenz dont la réforme agraire engagée menace les intérêts de la United Fruit, compagnie bananière US où les frères Dulles ont d’importants intérêts (actuellement marque « Chiquita », devenu société brésilienne en 2014).

Fresque de Diego Rivera « Une glorieuse victoire » 1954 (tempera sur toile 260 × 450 cm ; musée Pouchkine Moscou) Au centre sur la bombe Eisenhower qui a donné le feu vert à l’opération ; debout au centre Foster Dulles dirigeant la CIA et lui serrant la main, Armas le meneur du coup d’état

Le scénario se répète lorsque Castro pour sa réforme agraire autorise la redistribution des plantations sucrière de la United Fruit sur l’ile. Là encore la CIA intervient en organisant le débarquement d'anticastristes dans la baie des Cochons en 1961. L’échec est total. Hantés par l’idée de l’installation d’un régime communiste à leur porte en 1962, les Etats-Unis vont tout faire pour en limiter l’influence en intervenant soit ouvertement soit en sous-main pour éliminer les gouvernements qui semblent simplement favorables à plus de justice sociale et/ou d’indépendance dans l’arène internationale. Dès lors, la sécurité intérieure et la lutte antisubversive se substituent à la politique commune de défense contre une agression extérieure. La première victime en est J. Goulart au Brésil (1964). En poste à Brasilia, l'ambassadeur L. Gordon reconnaissait alors que l'assistance militaire avait été « un élément important pour influencer dans un sens pro-US les militaires brésiliens ». Cet interventionnisme US passe désormais massivement par les services de la CIA. Washington assure le soutien financier des forces les plus réactionnaires du pays et envoie de nombreux officiers comme conseillers auprès des forces armées du pays pour organiser la lutte antirévolutionnaire et la répression politique.

C’est dans ce contexte que l’élection d’Allende en 1970 alarme les Etats-Unis par les réformes qu’il préconise et que la CIA s’engage ouvertement dans les affaires chiliennes. Une première tentative de coup d'Etat est organisée en octobre 1970. Mené par le général Viaux (avec la bénédiction de Kissinger et le soutien logistique de la CIA - cf. The Pinochet file : a declassified dossier on atrocity and accountability, 2003) le complot militaire appuyé par l'extrême-droite, débouche sur l’assassinat du général René Schneider, qui réaffirmait avec force la neutralité politique de l'armée et son légalisme. Mais au sein de l’armée chilienne les officiers passés par l’Ecole des Amériques sont fortement anti-communistes et par extension antidémocrates. Schneider est remplacé par Prats qui poursuit sa doctrine : les forces armées doivent rester loyalistes. La tension sociale devenant de plus en plus exacerbée, le spectre d’un coup d’Etat se renforce : une tentative en juin 1973 échoue, mais en septembre Prats qui entend rester légaliste est remplacé à la tête des armées par Pinochet. Car au cours de l’été 1973, dans une altercation lors d’un incident de circulation, Prats, qui subit depuis des mois insultes et menaces dès qu’il est en public, sort de sa voiture et tire sur le véhicule qui bloque son passage. L’affaire est gonflée par toute la presse de droite, et sous la pression du corps de généraux, Prats est poussé à la démission. Allende nomme Pinochet, l’adjoint de Prats, à sa place, pensant garder un lien fort entre l’armée et son gouvernement, alors que Pinochet ne cache pas son hostilité au mouvement civique et social qui se développe.

Exploitant les possibilités qu’offre son poste, il organise et réussit le coup d’Etat militaire le 11 septembre 1973. Allende est tué le jour même et une répression terrible s'abat de façon systématique sur les membres et les sympathisants des partis et syndicats de gauche qui avaient participé à l'Union Populaire ou l'avaient soutenue ainsi que sur les militaires restés légalistes avec la « caravane de la mort » menée par le général Stark dans les camps militaires.

Pour conserver un contrôle politique et social de l'Amérique latine les droites des pays les plus menacés de contagion révolutionnaire vont s’organiser avec la bénédiction et le soutien technique des Etats-Unis. L'opération Condor voit le jour dans la foulée du coup d'État de 1973 au Chili. Dès mars 1974, à l’initiative de la DINA (Dirección de inteligencia nacional), des représentants des polices de la Bolivie, de l’Argentine et de l’Uruguay se rencontrent afin de collaborer à la destruction des foyers subversifs. La première opération conjointe se déroule en septembre en Argentine : un agent américain de la DINA, avec l'aide de la police argentine, organise l'assassinat à Buenos Aires du général chilien en exil Carlos Prats et de son épouse, considéré comme une menace par Pinochet.

En novembre 1975, les services secrets de six régimes nés de coup d’Etat d’extrême-droite (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay) lancent l'opération Condor. Contacté par la DINA, le Venezuela refuse de s’y associer, tandis qu’en 1978, l’Equateur et le Pérou se joignent à la coalition. L’argument initial est que l’extrême-gauche s’organisant en « Internationale », en « Tricontinentale », les forces de l’ordre capitaliste et conservateur doivent en faire autant. L’architecture de cette transnationale terroriste est pensée en s’inspirant de l’Interpol (Organisation Internationale de la Police Criminelle), dont le centre est basé en France. Elle permet de centraliser les informations et de s’échanger des services entre les différentes polices politiques, dont l’envoi d’un pays à un autre de prisonniers ou « l’interrogatoire » de prisonniers directement dans le pays où ils sont détenus. Le programme comporte 3 chapitres : coopération pour la surveillance de personnes considérées comme dangereuses avec création d'une base de données commune et échange systématique d'informations ; organisation d’opérations transfrontalières pour enlever, interroger et faire disparaître les adversaires ; création d'équipes spéciales, organisées en mode commando, pour assassinats ciblés sur n’importe quel territoire des pays partenaires de l’opération Condor ou même hors d’Amérique latine. Le cas le plus célèbre est l’assassinat de l’ancien ministre des Relations extérieures du président chilien Salvador Allende, Orlando Letelier, à Washington le 21 septembre 1976.

La CIA apporte des financements et surtout son expertise technique dans la formation des systèmes d’information qui sont à la base des fichiers constitués. Kissinger au sommet de l’OEA à Santiago en juin 1976 fait un discours public sans concessions au sujet des droits de l'homme. Mais en privé, il a prévenu Pinochet, que ce discours répond à des raisons de politique intérieure US, mais que le soutien de la Maison Blanche vis-à-vis de Santiago est total. Le contenu de cette conversation a été déclassifié en 1998 par le gouvernement américain. Dès lors, dans ces pays, les militants de gauche les syndicalistes, les étudiants et les intellectuels ainsi que de simples citoyens qui s’obstinent à réclamer ce respect des droits de l’homme, deviennent suspects et des cibles de la répression. Ils sont arrêtés, interrogés, torturés et souvent éliminés. Les corps des victimes sont brulés ou jetés à la mer, parfois vivants, dans ce que l’on va baptiser après coup de « vols de la mort ».

Cette montée de la terreur d’Etat dans le Cône Sud laisse la région parsemée d’exilés et de réfugiés politiques : environ 4 millions de personnes doivent fuir leur pays d’origine et chercher refuge dans les pays voisins ou plus loin encore, lorsque de nouveau, leur pays d’accueil tombe sous les coups des militaires (c’est par exemple le cas des nombreux exilés chiliens qui après avoir fui en Argentine fin 1973, se trouvent de nouveau menacés par le coup d’Etat dans le pays en 1976). Globalement, si l’on utilise les estimations les plus basses, la terreur d’Etat dans le Cône Sud est au moins responsable de 50.000 assassinats, de plus de 35.000 disparus et de 400.000 emprisonnés. Avec, selon certaines sources, la disparition d’environ 8.000 enfants redistribués à des couples, soutiens du régime dans le pays ou des pays partenaires. Le sous-continent passe d’une phase de forte mobilisation et politisation sociale, de montée en puissance de partis et organisations révolutionnaires, avec le surgissements de gouvernements populistes de gauche ou progressistes appelant à une rupture avec l’impérialisme tout au long des années soixante, à un reflux généralisé du mouvement ouvrier, à une ère de violence politique étatisée, la destruction massive de tous les espaces d’expression et de participation démocratiques, l’écrasement physique et idéologique sans relâche des militants syndicaux et des mouvements révolutionnaires, conduisant à la mise en place de modèles économiques capitalistes dirigistes puis/ou néolibéraux à partir de 1973 et le coup d’Etat de Pinochet.

Manifestations au Chili et en Argentine pour connaitre le sort des disparus

Derrière les discours stigmatisant les dictatures, « le point fondamental est la constatation que la mise en place des dictatures en Amérique Latine répond et s’oppose fondamentalement à une phase de radicalisation de la lutte sociale, à une politisation accélérée des classes populaires vers des positions anticapitalistes (importance de la référence au socialisme et à la révolution cubaine) et, de ce fait, à la déstabilisation directe des intérêts du grand capital et de ses agents locaux dans cette partie du monde. Partant de là, la figure « terroriste » est peu à peu assimilée ou confondue par les différentes dictatures avec toute personne ayant eu un lien avec des organisations sociales et politiques, parfois travaillant seulement dans des quartiers populaires ou opposées à l’installation d’un régime dictatorial » (F. Gaudichaud – Université Grenoble 3)

A partir des archives récupérées au Paraguay, on sait que la dernière opération enregistrée est l'enlèvement de militants argentins du mouvement Montoneros – mais déjà largement décimé - au Pérou. Car l’ambiance dans le cône sud change : la défaite de l’Argentine dans la guerre des Malouines (1982) entraine la chute de la dictature militaire ; au Brésil un puissant courant populaire en 1984 entraine le retrait des militaires et l’instauration en 1985 d’un pouvoir civil. Et depuis l’assassinat de Letelier aux USA le journalisme d’investigation commence à éclairer une partie des agissements coopératifs des services secrets des dictatures. Mais surtout la préoccupation principale des USA avec l’élection de Nixon change. La course aux armements stratégiques (guerre des étoiles) et son financement doit avoir pour se légitimer une menace crédible : « l’Empire du Mal » soviétique.

Ceci dit ce type d’opération n’a jamais cessé. Initié en Asie du Sud-Est par la CIA, dirigée localement par William Colby, l’opération Phoenix, menée par des bandes paramilitaires et terroristes, est responsables de plusieurs milliers d’assassinats et assure le renversement de Soekarno en Indonésie. C’est ce même William Colby qui devient directeur de la CIA au moment où est mise en place « l’Opération Condor », et qui très tranquillement déclare le 25 octobre 1974 que les « Etats-Unis ont le droit d’agir illégalement dans n’importe quelle région du monde ». Et qui l’ont largement prouvé depuis…

Dans toute l’Amérique du Sud des enquêtes ont lieu, des procès se tiennent, des condamnations sont prononcées. Des auto-amnistie aussi. Et l’héritage est lourd à porter : en témoigne les difficultés de la réforme constitutionnelle au Chili…

Uruguay : intervention de l’équipe de foot de Montevideo avant son match de 1ere division – juin 2021. La veille, le responsable de l'opération Condor en Uruguay est mort tranquillement à l'hôpital militaire à 82 ans en ayant gardé un silence total sur les disparus.

Mais le cauchemar n’est-il plus qu’un sujet d’histoire ? A l’heure de la toute-puissance des réseaux, je n’en jurerai pas…

Jean Barrot

Septembre 2023

 POUR EN SAVOIR PLUS :

GEORGE WASHINTON UNIVERSITY,: “Allende wins” (en anglais ; déclassifié et publié en septembre 2020) ; en ligne sur National Security Archive

Marie-Monique ROBIN : « Escadrons de la mort, l'école française » (La Découverte – 2004) Franck GAUDICHAUD : « L’ombre du Condor» ; en ligne sur journals.openedition.org/amnis/473; DOI Amnis 

Benjamin OFFROY : « Les services de sécurité paraguayens dans le système Condor, 1974-1982 » ;  en ligne sur cairn.info/ Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin 2008/1

TERRE PLANETE BLEUE : L’APOCALYPSE SELON NAURU ?

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TERRE PLANETE BLEUE : L’APOCALYPSE SELON NAURU ?

I - LA TERRE PLANETE BLEUE

1 - Plus 70% de la surface de la Terre est recouverte par un océan mondial, subdivisé en 5 océans — Pacifique, Atlantique, Arctique, Austral, Indien — et par plusieurs dizaines de mers. D’une profondeur moyenne de 3.700 mètres, l’océan mondial abrite la majorité des espèces vivantes sur Terre (50 à 80 % selon les estimations), génère plus de 60 % des services écosystémiques qui nous permettent de vivre, à commencer par la production de la majeure partie de l'oxygène que nous respirons. Il joue un rôle majeur dans la température terrestre, régulant à plus de 80 % le climat de la Terre. Sa protection est donc un enjeu fondamental pour la biosphère.

Mais paradoxalement ce n’est qu’au 21e siècle qu’a émergé cette question de protection. Car, juridiquement, il n’appartient à personne. Formellement c’est au 17e siècle avec Grotius qu’est énoncé cette liberté de circulation et d’exploitation des mers au-delà d’une zone de 3 milles – à l’époque portée des canons les plus performants – considérées comme des eaux territoriales. Aujourd’hui cette juridiction s’est enrichie : la limite des eaux territoriales a été portée à 12 milles et la zone économique exclusive (ZEE) s’étend jusqu’à 200 milles. Pour des pays voisins, c’est la ligne médiatrice par rapport au rivage qui détermine les parts respectives de chacun des pays. Ce sont dans la plupart des cas des eaux surmontant un plateau continental : à 200 mètres sous la surface la lumière du soleil disparaît, la vie se réduit et débute alors l’« océan profond ».

Il y a 1 siècle et demi les scientifiques excluaient que la vie marine soit possible à plus de 500 mètres de profondeur. Mais depuis ½ siècle, au fil des plongées profondes, chaque exploration apporte de nouvelles preuves de l’extraordinaire diversité du vivant dans l’océan profond et de la capacité des espèces à vivre dans des conditions exceptionnelles (pression, température, anoxie) : on estime désormais qu’il héberge entre 500.000 et 10 millions d'espèces. Ce rapport de 1 à 20 est cependant révélateur de l’incertitude de nos connaissance… Ce qui est cependant établi est que les écosystèmes des grands fonds jouent un rôle majeur dans le stockage durable du carbone – ils absorbent environ 30 % des émissions de CO2 générées par l'humanité – grâce au phytoplancton. Les micro-organismes y servent aussi de filtre au méthane formé par cette matière fossilisée. En utilisant comme énergie le méthane, ils transforment ce gaz à effet de serre plus puissant que le CO2 en minéraux l’empêchant ainsi de remonter à la surface.

La vie sur un « fumeur noir » (T° > 350°C ; PH < 2 ; fortes concentrations en gaz dissous : hydrogène sulfuré, méthane, gaz carbonique, pas d’oxygène)

2 - La prise de conscience de ce rôle vital de l’océan profond s’est renforcée avec les effets du changement climatique : la multiplication des émissions de CO2 liée aux activités humaines le rend à la fois plus chaud et plus acide. Des eaux de surface plus chaudes se mélangent moins bien avec les eaux profondes et réduisent l’alimentation en oxygène des profondeurs. L’augmentation de température dilatant le volume de l’océan provoque la montée de son niveau, renforcée par les apports d’eau de fusion des calottes glaciaires. Le niveau de la mer a davantage augmenté depuis 1900 qu’au cours des trois millénaires antérieurs. L’équilibre biologique en est menacé.  L’augmentation de la température de l’eau, même d’un dixième de degré tous les 10 ans dans certaines régions polaires, permet à certains crabes prédateurs d’étendre leur territoire et de décimer des espèces protégées jusqu’alors par des eaux très froides. L’émission plus intense de CO2 depuis le début de l’ère industrielle provoque son acidification et freine à terme sa capacité d’absorption. En seulement 250 ans, il est devenu 30% plus acide, ce qui fait craindre une dégradation de l’état des récifs coralliens profonds, dont dépendent de nombreuses espèces de poissons et de crustacés.

Les menaces humaines directes sont devenues majeures - surpêche, pollution, destruction d’écosystème – et ne peuvent plus être ignorées.

3 - Toutes ces menaces ont poussée l’ONU à amorcer en 2004 une réflexion pour aboutir à un accord international de protection dit « Traité sur la haute mer ». Elle s’est appuyée sur la création dès 1994 sous l’égide de l’ONU, une Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM ; acronyme anglais ISA) dont la convention proclame la zone des grands fonds marins – hors des eaux nationales – comme « patrimoine commun de l'humanité » pour les ressources qui s’y trouvent. L'Autorité a pour finalités principales de limiter le risque de conflits dans l’exploitation de ces ressources, d’éviter de surexploiter celles-ci, considérées comme biens à léguer aux générations futures, et de contrôler l’impact environnemental des tentatives d'exploitation à grande profondeur, sujet qui préoccupe les biologistes.

Car pour les espèces résidentes, à croissante toujours très lente, toute perturbation d’un milieu particulièrement stable sur la durée leur laisse peu de chance d’adaptation voir de survie. Les biologistes craignent particulièrement que les sédiments fins mis en suspension par l’extraction des nodules polymétalliques et peut-être aussi des toxines rejetées par cette exploitation minière empêchent certains d'entre eux de respirer, de se reproduire et/ou de manger. En particulier ce brouillard pourrait opacifier l'eau alors qu'à cette profondeur la lumière bioluminescente est utilisée par de nombreuses espèces pour attirer des proies, pour leur échapper et/ou pour trouver des partenaires dans l'immensité noire des grands fonds. En 2018 lors d'un Symposium sur la biologie des eaux profondes à Monterey (Californie), les chercheurs qui explorent les grand-fonds de la zone Clarion-Clipperton (4.000 à 5.500 m de profondeur, là où les industriels ont repérés les ressources les plus abondantes de nodules) ont alerté la communauté sur le fait qu’on y rencontre plus de vie et bien plus d'espèces nouvelles qu'ils s'y attendaient (et que dans des profondeurs similaires ailleurs).

4 - Aussi, en mars 2023, Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU a pu féliciter les pays membres de l'ONU d’être parvenu à un texte « décisif » visant à assurer la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine dans les eaux internationales, couvrant les deux tiers des océans de la planète, aboutissement de près de deux décennies de pourparlers. Ce cadre juridique place dans un premier temps 30% des océans du monde dans des zones à protéger d’ici 2030, et consacrerait plus d'argent à la conservation marine et couvrirait l'accès et l'utilisation des ressources génétiques marines des zones situées au-delà des juridictions nationales (eaux territoriales et ZEE). En juin 2023 ce traité, juridiquement contraignant, a été adopté par les 193 États membres de l'ONU.

Ce bel unanimisme pourrait nous inciter à croire que l’océan est sauvé.

 Mais on sait que « de la coupe aux lèvres » il y a parfois bien loin.

Et c’est là qu’on rencontre Nauru…

 

II – NAURU, DE L’HYPER CONSOMMATION A L’ANEANTISSEMENT

L’ile de NAURU et sa position dans l’Océan Pacifique

1 - Cette île, ancien volcan recouvert de calcaire corallien exondé d’environ 20 km2 est perdu dans l’immensité de l’espace océanique Pacifique (pointe du panneau rouge sur la carte), à plus de 700 km du peuplement le plus proche, Bikenibeu, la capitale des Kiribati.

Peuplée probablement depuis plus de 2 millénaires par des populations d’origines micronésiennes et mélanésiennes, elle est découverte par les Britanniques en 1798 qui la baptisent « Pleasant Island ». Mais à partir de la fin du 19e siècle elle devient un territoire colonial allemand puis britannique, brièvement japonais avant de devenir possession australienne.

L'île est constituée d'un plateau central peu élevé occupant environ 80 % de sa superficie, ceinturé par une mince bande de plaine littorale où se disperse sa population (moins de 10.000 habitants en 2022). Ce plateau, boisé à l’origine, est constitué de tourelles de calcaire corallien entre lesquelles se logeait du minerai de phosphate considéré comme le plus pur au monde. Identifié au début du 20e siècle il fait l'objet d'une extraction intensive tout au long du siècle, pour le plus grand bénéfice des agriculteurs australiens et néo-zélandais, les Nauruans ne profitent que très peu des retombées économiques. Tout change en 1968 lorsque l’ile devient indépendante, l’Australie s’y étant résignée l’année précédente.

2 - Le début de l’apocalypse s’amorce. Le modèle de développement suivi par l'île à l'indépendance est marqué par un important étatisme économique, les revenus du phosphate collecté par l'entreprise publique Nauru Phosphate Corporation atterrissent désormais directement dans les poches des habitants de Nauru.

Du jour au lendemain, les Nauruans s’enrichissent considérablement. Les services à la personne, l’accès à l’eau potable et à l’électricité sont offerts par le gouvernement. Plus aucun habitant n’a besoin de travailler puisque les emplois dans les mines et les commerces sont confiés à de la main d’œuvre venue de Chine. Les soins de santé sont procurés gratuitement par l’hôpital de la ville, flambant neuf et très moderne pour l’époque. Quand ce dernier ne suffit pas, l’État envoie ses malades dans les meilleures cliniques d’Australie. L’île achète même à l’est de la ville de Melbourne un quartier résidentiel afin d’y installer les familles des patients pour les longs séjours. Les impôts sont tout simplement supprimés car les caisses de l’État sont déjà remplies de devises.

Une boucle de surconsommation se développe alors tandis que le mode de vie traditionnel est abandonné (pêche, agriculture vivrière, petit élevage ; sociabilité collective). Les denrées alimentaires sont alors directement importées et les habitants ne se nourrissent plus que de plats préparés venus d’autres continents. Pendant plusieurs années, la vie de l’île, autrefois très paisible, se transforme en un véritable festin permanent. Les habitants font la fête, ingurgitent de la nourriture grasse et salée quotidiennement et dépensent leur argent en bières ou autres boissons sucrées et/ou alcoolisées. Chaque foyer possède une télévision au moins dans chaque chambre, des climatiseurs dans toutes les pièces, de l’électroménager à profusion et plusieurs voitures (parfois jusqu’à 6 ou 7 par famille) alors que l’ile ne dispose que d’une route goudronnée de 30 km. Rien n’est réparé : les Nauruans jettent et rachètent à neuf. Les zone où le phosphate n’est plus exploité deviennent de gigantesques décharges.

Toute la vie sociale traditionnelle de l’île disparaît, du fait de l’omniprésence des cassettes vidéo que les Nauruans regardent seuls chez eux, parfois chacun dans sa pièce.

Prévenus par les géologues que l’exploitation du phosphate serait épuisée vers la fin du siècle, le gouvernement crée le Nauru Phosphate Royalties Trust qui place des fonds de manière à fournir à l'île une rente pour le futur. Un peu partout dans le Pacifique et dans le monde, Nauru achète terrains et propriétés. En 1977, Nauru construit le plus haut building de la ville de Melbourne, le Nauru House Building. À cet incroyable portefeuille immobilier et boursier, le gouvernement ajoute une compagnie aérienne équipée de six avions Boeing 737 flambant neufs dont les lignes couvrent tout le Pacifique mais qui va très vite se révéler un gouffre financier. Cette richesse affichée permet à l’ile d’être admise à l’ONU en 1999.

3 - En 1985, Nauru produisait 1,65 million de tonnes de phosphate. Mais à partir de cette date la production et les revenus s’effondrent. En 2001, l’extraction ne donne plus que 162.000 tonnes et cesse totalement en 2003.

Comme il est hors de question de revenir en arrière, l’ile se cherche de nouvelles sources de revenus. Son entrée dans la communauté internationale pousse le gouvernement à développer un paradis fiscal, qui devient très vite une machine à blanchir de l’argent sale (la mafia russe de Saint-Pétersbourg a blanchi à Nauru près de 70 milliards de dollars lors de la crise financière de 1998 d’après la Banque centrale russe). Plus de 450 banques sont localisées sur la même boite postale. Nauru se met alors à vendre en masse des passeports, commodes pour toutes les opérations criminelles et maffieuses, et vend même sa voix au plus offrant à l’assemblée des Nations Unis. Enfin à partir de 2001, l’ile accepte, contre paiement, de devenir un centre de rétention pour les migrants refoulés d’Australie. Installés dans le territoire dévasté par l’exploitation phosphatière, les détenus ne peuvent faire de demandes d’asile et les conditions de leur détention indignent l’opinion internationale.

Mais tous ces palliatifs se révèlent insuffisant. Ayant accumulé les dettes pour maintenir son train de vie, en 2004, le gouvernement se révèle incapable de rembourser les emprunts contractés auprès de banques et de grandes entreprises américaines. Nauru est contrainte de vendre tous ses biens. Au mieux mal gérés, au pire arnaqués, victimes de détournements et de toutes les filouteries possibles opérés par les « conseillers financiers internationaux », ces investissements ont périclité avant même de générer le moindre centime d’intérêts. Avec une gestion sérieuse, même avec l’épuisement des ressources de phosphate, l'argent accumulé aussi facilement aurait suffi à pérenniser le futur de l'État. Mais là, rien : les fonctionnaires ne sont plus payés, le taux de chômage (un concept curieux pour des gens qui ne travaillaient pas) atteint 90%. Sans argent, tout tombe en ruine : l’usine de désalinisation est hors service et la centrale électrique ne fonctionne plus que quelques heures par jour, faute d’essence. En trente ans, Nauru est passée de deuxième pays le plus riche en PIB par habitant à l’une des trois plus faibles économies au monde, le pays étant désormais classé comme Etat voyou par les Etats Unis.
4 – Le désastre écologique et humain est total. Pour extraire le phosphate, l’ile a été déboisée : la forêt tropicale qui se trouvait sur le plateau est irrémédiablement détruite. Le plateau n’est plus qu’un no man’s land de pinacles coralliens dégradés jalonnant les fosses creusées pour l’extraction. Le récif corallien vivant qui encerclait l’ile a été en partie détruit par les poussières de phosphate dispersées par le vent. Le stock de poissons qu’il hébergeait s’est effondré. La nappe phréatique qui permettait les cultures sur la plaine littorale s’est salinisée avec la montée des eaux. Toute capacité d’autonomie alimentaire est réduite à néant.

Mais le coût humain est encore plus effrayant. Environ 80% des Nauruans souffrent d’obésité morbide. Plus de 40% d’un diabète de type II, principale cause de décès du pays. Beaucoup de maladies pulmonaires et d’insuffisances cardiaques sont également recensées, imputables aux poussières toxiques flottant dans l’air suite aux exploitations minières. Mais aussi à un tabagisme qui concerne la moitié de la population adulte (2e pays au monde en 2012) associé à un alcoolisme fort. L’espérance de vie est désormais sur l’île inférieure à 60 ans et continue de baisser. Nauru a parcouru en 2 générations à peine ce que la modernité capitaliste occidentale a réalisé en plus de 2 siècles. Passant d’une société traditionnelle à une société de surconsommation organisée par un capitalisme financier mondialisé qui s’est emballé depuis ½ siècle, Nauru préfigure pour la planète ce qui nous guette si nous n’y prenons pas garde.

III – SURVIVRE A TOUT PRIX

1 - La conversion économique envisagée par le capitalisme vers une économie décarbonée alimente toute une fièvre pour des ressources « vertes » : le vent, le solaire. Mais leur utilisation suppose des stockages pour les nuits et les jours sans vent. Il faut donc des batteries en proportion considérable. Pour éviter une extraction terrestre des terres rares et des métaux nécessaires, qui peut susciter une hostilité ou un refus des populations environnantes, voici que nos « écologues de la transition » envisagent l’exploitation de l’océan profond, les plaines abyssales présentant de vastes territoires couverts de nodules polymétalliques (nickel, cuivre, cobalt, manganèse). L'Autorité internationale des fonds marins n’a délivré pour l'instant que des contrats d'exploration minière dans certaines zones précises. Ces opérations permettent aux industriels de tester les machines, avant de se lancer définitivement dans les explorations. À - 4.000 m dans la zone de Clarion-Clipperton, 5 millions de km2 de plaines abyssales, situés en dehors des zones économiques exclusives des pays, entre Hawaï et le Mexique, sont jonchés de multiples nodules polymétalliques. Leur particularité est d’être un concentré de minerais stratégiques : cobalt, nickel, cuivre et manganèse. Mais leur formation a exigé des dizaines de millions d’années. Considérés comme un patrimoine commun, cette zone est placée sous l’égide des Nations unies.

2 - C’est une opportunité que Nauru, stigmatisée pour son rôle dans l’incarcération des migrants rejetés par l’Australie, et par les traitements que les Nauruans leurs ont fait subir, entend exploiter pour renouer avec son âge d’or.

En tant qu’Etat membre de l’ONU, il compte profiter de sa ZEE océanique profonde. Mais aussi d’œuvrer dans les fonds internationaux. Sans aucune capacité technique et financière, le gouvernement a créé une société d’exploitation, la Nauru Offshore Resources Inc (NORI), une coquille vide hébergeant une start-up canadienne The Metals Company (ex DeepGreen Metals). L’ile a déposé en juillet 2021, au nom de la NORI, une demande d’exploitation minière en eaux profondes auprès de l’AIFM, dans les zones pour lesquelles elle avait obtenu des permis d’exploration (en jaune sur la carte). Pour emporter la décision, elle a activé une clause annexe de l’Accord relatif au droit de la Mer, la « règle des deux ans » : faute d’une règlementation complète validée par l’ONU, à l’expiration de ce délai (juillet 2023), l’exploitation peut commencer sans avoir de règles à respecter.

Le traité adopté en juin à l’ONU doit encore être ratifié par les gouvernements des pays signataires et ce n’est pas gagné d’avance. Et ce traité laisse 70% des grands fonds non protégés jusqu’en 2030, sans garantie d’une extension après cette date à l’ensemble des eaux internationales.

 3 – Qu’en est-il de la réalité de la menace ?

A ce jour, la NORI ne dispose pas du capital nécessaire pour entamer l’exploitation qu’elle revendique. The Metals Company pour trouver des fonds a réalisé son entrée en bourse, en 2021, en s’appuyant sur un de ces mécanismes dont les « financiers internationaux » ont le secret. Via une société écran (Sustainable Opportunities Acquisition Corp - SOAC) créée pour lever des fonds par le biais d'une introduction en bourse, le but était d'acquérir l’entreprise DeepGreen Metals. Les seuls actifs détenus par la SOAC sont les fonds levés lors de l'introduction en bourse. En mécanisme de couverture, elle émet une autre levée de fonds en direction d’investisseurs institutionnels qui se voient attribuer des actions via un PIPE (investissement privé dans des actions publiques). Les actionnaires SOAC peuvent alors se retirer de l’opération au montant de leur mise, tandis que les détenteurs de PIPE doivent fournir les sommes de leur engagement. Valorisée à 3 milliards de $, bien que n’ayant aucune ressource et les financements PIPE annoncés n’ayant pas été reçu (plusieurs procès sont en cours), l’action de la société a rapidement chuté de 10 $ à moins de 4 $ et se retrouve mi-juillet 2023 à moins de 2$. Le Wall Street Journal note par ailleurs que le PDG de The Metals Company, Gerard Barron, avait auparavant soutenu une autre société minière en eaux profondes qui « a perdu un demi-milliard de dollars d'argent d'investisseurs, a détruit l'habitat sensible des fonds marins et a finalement fait faillite ». Et l’article du Financial Times, auquel je me suis référé, conclut « finding new money might prove even harder than finding metal on the sea floor »

Une majorité de scientifiques sont vent debout contre ces projets d’exploitation des grands fonds. Un moratoire mondial a été demandé pour mettre sur pause l'exploitation minière en eaux profondes. Plus de 750 scientifiques et, récemment, le Conseil consultatif scientifique des académies européennes (EASAC), ont mis en garde contre les effets inévitables et irréversibles de l’exploitation minière en eaux profondes si elle devait s’amorcer. La résistance dans l’industrie s’est également manifestée : BMW Group, Google, Volkswagen – soucieuses de leur image « en transition verte » et des institutions financières mondiales, dont la Banque européenne d’investissement, ont toutes demandé un moratoire et se sont engagées à exclure les minéraux des grands fonds de leurs chaînes d’approvisionnement et de leurs investissements. D’autant que l’industrie des batteries continue de s’éloigner des minéraux que les mineurs des grands fonds cherchent à cibler, au profit d’une nouvelle génération de batteries qui réutilise ces matériaux par recyclage – ou qui ne les utiliseront pas du tout. L’évolution technologique vise à se passer de certaines ressources, comme la transition des batteries lithium vers des batteries sodium, le sodium étant l’un des matériaux les plus abondant sur la planète. Greenpeace note ainsi « le retrait de Lockheed Martin, qui était pourtant intéressé par le secteur depuis des décennies. Il y a aussi celui de Maerks, un acteur mondial des opérations maritimes qui a vendu toutes ses parts dans The Metals Company (TMC)… le prix très bas des actions de TMC est un signe de la faible confiance des investisseurs » dans les perspectives économiques de cette exploitation.

En ce moment, l’Assemblée de l’AIFM à Kingston en Jamaïque doit examiner une proposition visant à différer le lancement de l’exploitation minière en eaux profondes, présentée par le Chili, le Costa Rica, la France, les Palaos et le Vanuatu. Pour la première fois dans l’histoire de l’AIFM, la nécessité d’une suspension à long terme de l’exploitation minière en eaux profondes est ainsi officiellement inscrite sur la table des négociations. Mais cette demande a peu de chances d’aboutir. Car l’AIFM dès le vendredi 21/7 a adopté une feuille de route visant à définir pour 2025 des règles encadrant l'extraction minière sous-marine. Son secrétaire général, Michael Lodge, y est favorable, estimant que les informations sur les effets de l’extraction minière fournis principalement par la NORI (du coup juge et partie) sont très minimes et plutôt rassurantes. Aussi l’Assemblée générale, sous l’impulsion de la Chine, a refusé la mise à l’ordre du jour d’un débat sur le principe même d’aller exploiter le plancher des océans. Au terme d’une séance houleuse qui s’est achevée dans la nuit du 28 au 29 juillet, le seul aménagement retenu a été d’inscrire à l’ordre du jour de la prochaine assemblée, en 2024, un point sur « la politique générale de l’Autorité en faveur de la protection et la préservation du milieu marin » 

Mais ce qui m’inquiète plus encore que ce « botté en touche » de l’AIFM, ce sont les déclarations du communiqué de presse de TMC sur son site : les informations mentionnées « ne sont pas des faits historiques, mais sont des déclarations prospectives aux fins des dispositions d'exonération en vertu de la loi Private Securities Litigation Reform Act de 1995 {…} déposées auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC : le gendarme de la Bourse US) des États-Unis le 27 mars 2023 ». « TMC avertit les lecteurs de ne pas se fier indûment aux déclarations prospectives, qui ne sont valables qu'à la date de leur formulation. TMC ne s'engage ni n'accepte aucune obligation ou engagement de publier des mises à jour ou des révisions de toute déclaration prospective pour refléter tout changement dans ses attentes ou tout changement dans les événements, conditions ou circonstances sur lesquels une telle déclaration est basée, sauf si la loi l'exige ». On ne pourra pas dire ensuite que l’on ne nous a pas prévenu.

Mais à mes yeux le problème posé est vicié à la base : la vraie transition vers une économie respectueuse de notre planète, c’est de rompre avec la frénésie du capitalisme financier d’obtenir toujours plus de profit privé en alimentant une surconsommation destructrice :

 

… L’APOCALYPSE SELON NAURU ... 

Jean Barrot – 29 juillet 2023

POUR EN SAVOIR PLUS :

Les services écosystémiques de l’océan profond, à lire en ligne sur : ocean-climate.org

L’autorité internationale des fonds marins et l’exploitation minière des grands fonds marins, à lire en ligne sur : un.org

LA SITUATION DE L’UKRAINE AU MIROIR DE LA GUERRE DE 14-18

Connaissance & Partage

LA SITUATION DE L’UKRAINE AU MIROIR DE LA GUERRE DE 14-18

Comme pour mon texte d’octobre 22, je commencerai par un rappel : « Comparaison n’est pas raison ». Mais dans l’histoire de la première guerre mondiale les évènements de l’année 1917 peuvent éclairer ce qui se passe actuellement en Ukraine, toutes proportions gardées.

Depuis des semaines les commentateurs de la situation en Ukraine laissent attendre une vaste contre-offensive destinée à reconquérir les territoires perdus en conséquence de l’agression russe. Mais comme sœur Anne je ne vois rien venir… Ici une avancée de 800 m, là une reprise de 8 villages, les informations quotidiennes nous abreuvent de ces petits riens militairement parlant. “Les analystes“ estiment que Kiev est toujours en train de tester les défenses russes avant de lancer le gros de ses forces dans la bataille. Mais le printemps est terminé et l’armée russe a profité de ce répit pour renforcer ses lignes de défense des territoires conquis et annexés (en rouge ; en bleu les reconquêtes ukrainiennes de l’automne).


ALORS ENTAMONS L’EXAMEN DE LA SITUATION PAR UN DETOUR SUR LE FRONT EN FRANCE EN 1917

Après les hécatombes de Verdun et de la Somme au cours de l’année 16, tant pour la France et la Grande-Bretagne que pour l’Allemagne, les haut-commandements sont remaniés. Le général von Falkenhayn dont la mission initiale était de réduire le saillant de Verdun a voulu justifier son échec en tentant après-guerre de proclamer que sa volonté avait été de « saigner à blanc » l’armée française. Sauf que l’armée allemande en a payé un prix identique. Il est alors remplacé par Ludendorff et transféré en septembre 1916 pour des commandements sur le front oriental, entre Roumanie et Irak.

Pour la France, Pétain qui a réorganisé le système de défense par la « noria rapide des divisions » à Verdun, est jugé trop attentiste par le pouvoir politique. Il est remplacé dès le mois de mai par Nivelle qui assure au prix de pertes énormes la reconquête de l’ensemble du site. « Héros de Verdun », il est nommé en remplacement de Joffre qui a ignoré au début de l’année 16 l’importance de l’attaque sur la place forte et qui est définitivement plombé par l’échec stratégique de la première grande opération franco-britannique, la bataille de la Somme (juillet-novembre 16). Poussé par Briand, le gouvernement s’en débarrasse en le faisant Maréchal en décembre 1916…

LES NOUVELLES OPTIONS ADOPTEES : LA DEFENSIVE POUR L’AGRESSEUR.

En France, 1917

Pour Ludendorff, une stratégie défensive doit donner un répit aux troupes, lourdement affectées par les batailles de Verdun et de la Somme. Son souci principal est de raccourcir la ligne de front pour en supprimer les saillants, en la consolidant par une formidable ligne de défense, la ligne "Hindenburg", à 50 km environ en arrière des zones de combat, d’Arras à Soissons. A partir de février 17 le repli allemand vers la ligne Hindenburg s’accompagne d’une politique de « terre brulée » sur la zone abandonnée (destructions massives des infrastructures, villages rasés et déportation forcée des populations loin du front, pour le plus grand nombre dans les Ardennes). Bien qu’elle ne soit pas totalement achevée fin mars, la ligne "Hindenburg" représente un système puissamment fortifié, contrôlant les hauteurs qui dominent les espaces où peuvent se déployer les troupes alliées à l’offensive. En prime la révolution qui éclate en Russie, début mars, renversant le régime tsariste et ouvrant une crise sociale profonde, génère un doute sur la poursuite de l’engagement russe dans le conflit.

En Ukraine, 2023

Face à l’incapacité des forces russes à obtenir une décision rapide lors de l’invasion de l’Ukraine, Moscou annonce, le 8 octobre 2022, avoir nommé un nouvel homme à la tête de son "opération militaire spéciale". Le nom de son prédécesseur n'a jamais été révélé officiellement, mais selon les médias russes, il s'agissait du général Alexandre Dvornikov. Le choix de Poutine se porte sur Sergueï Sourovikine. Militaire compétent mais « impitoyable, avec peu de respect pour la vie humaine », il a fait ses preuves en Tchétchénie puis en Syrie où son engagement sans faille en soutien d’Assad – il y gagne les surnoms de "boucher de Syrie" et de "général Armaggedon" - lui vaut en 2017, le titre de "Héros de la Fédération de Russie" décerné par Poutine. En nommant Sourovikine, le président russe adresse un message fort aux Ukrainiens et à ses alliés : militaires et civils tous les Ukrainiens sont des cibles. 

Mais après des contre-offensives réussies des forces armées ukrainiennes dans les régions de Kharkiv, de Louhansk et de Kherson au second semestre de 2022, Sourovikine adopte une nouvelle stratégie : consolider les acquis russes, réduire la ligne de front en organisant le retrait des forces russes de la rive droite du fleuve Dniepr, soit de la ville et de la région ukrainienne de Kherson avec l’aval de Choïgou, ministre russe de la Défense. La population de la zone abandonnée qui n’a pas fui vers l’Ukraine – environ 70 000 habitants – est déplacée vers la Russie, les enfants (20.000 ?) étant particulièrement ciblés pour être rééduqués aux normes idéologiques russes.

Sourovikine lance alors d’importants travaux de construction d’une puissante ligne de défense en plusieurs échelons en profondeur. Il fait ainsi passer la stratégie russe d’une position offensive à une position défensive mettant en porte-à-faux le ministre de la défense et en arrière-plan Poutine lui-même.

Aussi Sourovikine est remplacé dès janvier 2023 par Valeri Guerassimov,  devenant simple assistant de celui-ci. Prigojine, dont le groupe "Wagner" est en pointe dans les combats de conquête de Bakhmout se plaint de ne pas être suffisamment soutenu par l’armée légale et ne cesse de dénoncer Choïgou et Guerassimov comme totalement incompétent.

POUR L’AGRESSE L’ESPOIR DANS L’OFFENSIVE.

En France, 1917

Pour Nivelle, il faut déclencher l’offensive décisive que réclame à grands cris les politiques. Artilleur de formation, il est persuadé que sa méthode d'assaut appuyée par un barrage roulant d'artillerie utilisée à Verdun est d’une efficacité totale pour percer le front allemand. Mais son plan pèche sur 3 points.

Conçu avant le repli allemand sur la ligne Hindenburg il n’est pas en phase avec la réalité du terrain.

Mondain et bavard il se répand sur la grande offensive qu’il va mener. Imprudent, une copie de son plan d'attaque est trouvée par les Allemands dans une tranchée conquise lors des affrontements incessants sur la ligne de front. Il n’y aura donc aucun effet de surprise. L’endroit choisi est le pire possible. Le Chemin des Dames, plateau orienté est – ouest de 20 km, est contrôlé par les Allemands depuis le début de la guerre. Ses abords sont assez escarpés, ce qui en fait une position défensive d’autant plus forte que le plateau est percé de cavernes appelées « creutes » puissamment armées. Et cette section du front vient d’être renforcée par une douzaine de divisions allemandes récupérées du saillant évacué entre Somme et Oise

La longue et intense préparation d’artillerie qui commence le 2 avril, fait perdre l’effet de surprise mais surtout, ne détruit que très partiellement les défenses allemandes. Le 16 avril, quand les premières vagues s’élancent en terrain découvert à l’assaut du plateau du Chemin des Dames, elles se heurtent à des barbelés souvent intacts et elles sont fauchées par le feu des mitrailleuses allemandes. L’assaut que Nivelle espérait éclair, tourne court : Abel Ferry – le neveu de Jules – qui se trouvait sur place, écrivit : « La bataille commença à six heures du matin. À sept heures elle était perdue. » 

Les troupes sont démoralisées, elles perdent la confiance en leurs chefs. Les premières mutineries éclatent. Nivelle est démis et remplacé le 15 mai 1917 par Pétain. Expédié en Algérie fin 1917 en qualité de commandant des troupes françaises d'Afrique du Nord, Nivelle assume cette fonction jusqu'à sa retraite en 1921. Il rentre à Paris et meurt dans son lit en 1924.

En Ukraine 2023

Depuis des mois les autorités ukrainiennes et les alliés de l’OTAN évoquent la préparation d’une grande contre-offensive que Zelensky rêve décisive avec une reconquête totale des territoires perdus et annexés par la Russie. Mais la saignée sur les hommes depuis le début de la guerre et la relative pénurie de munitions ralentissent les préparatifs, répit mis à profit par les forces russes pour renforcer leurs lignes de défenses.

Enfin le 3 juin 2023Zelensky, le président de l'Ukraine, déclare que l’armée est prête à lancer la contre-offensive. Les responsables ukrainiens appellent à respecter un « silence opérationnel » afin de ne pas compromettre les opérations militaires. Des combats se multiplient sur la ligne de fronts, ce que les experts militaires analysent comme des moyens de tester les forces russes pour déterminer où faire porter l’axe principal de la contre-offensive.

N’ayant pas de compétences particulières en ce domaine je vous propose donc ici un regard de géographe.

Le front de l’Est est depuis longtemps stabilisé et doté d’un système de lignes de défenses développées dès les insurrections séparatistes en 2008. Au centre de cette zone, la bataille de Bakhmout fait penser à Verdun toutes proportion gardée ; abcès de fixation elle a contribuée à saigner les troupes du groupe Wagner – Prigogine reconnaissant y avoir perdu plus de 10.000 hommes – sans que les forces régulières de l’armée russe puissent exploiter la situation. Actuellement Kiev annonce des succès d’une contre-offensive sur les flancs de la ville qui reste territorialement très limités tandis que Moscou annonce des avancées notables, ce que reconnait la vice-ministre ukrainienne de la Défense : « L'ennemi avance dans les secteurs d'Avdiivka, Mariinka, Lyman. Il avance aussi dans le secteur de Svatovoe ». « La situation est assez difficile » a-t-elle poursuivi (3/7/23).

Sur le front du Sud-Ouest, face à Kherson le contre-espionnage militaire ukrainien indiquait en novembre « Pilonner leurs positions sur l'autre berge est facile, mener des raids nocturnes avec des petites embarcations, nous le faisons aussi. C'est pourquoi les Russes ont fortifié plusieurs lignes de défense en échelons loin du Dniepr. En revanche, il est trop risqué de lancer une opération amphibie avec du matériel lourd, qui serait immédiatement pilonné. »

La situation de ce front a été brutalement modifiée par l’explosion du barrage de Kakhovka et de la puissante inondation en aval de la vallée qui a suivi la vidange du lac de retenue, Depuis le 7 juin le niveau de l’eau est redescendu mais l’imbibition des sols rend très aléatoire le franchissement de la vallée en direction de la péninsule ukrainienne par les matériels lourds (chars en particulier). L’avantage immédiat pour les forces russes pose cependant un problème à long terme pour la Crimée. Selon le directeur d'Ukrhydroenergo, l'exploitant du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, le niveau d'eau dans l'installation de stockage de Kakhovka est beaucoup trop bas pour traverser le canal de Crimée. « Il est probable que l'eau ne coulera pas vers la Crimée pendant au moins un an ».

Autre abcès de fixation le sort de la centrale nucléaire de Zaporijia : la vidange du lac de retenu fragilise la sécurité du refroidissement des réacteurs. Passée sous contrôle russe dès les premières semaines de l'invasion en février 2022, la centrale nucléaire de Zaporijia est, depuis, l'objet d’un chantage nucléaire russe. S’il est avéré que les forces russes doivent abandonner le site pour le 5 juillet, rien ne dit que le site ne sera pas miné ou saboté. L'armée ukrainienne affirme que des « objets similaires à des engins explosifs ont été placés sur le toit extérieur des réacteurs 3 et 4… Leur détonation ne devrait pas endommager les générateurs, mais donner l'impression d’un bombardement depuis le côté ukrainien ». Dans le même temps, à Moscou, Renat Karchaa, un conseiller de Rosatom, accuse Kiev, à la télévision russe, de préparer une "attaque" de la centrale : « Aujourd'hui, nous avons reçu une information que je suis autorisé à révéler. Le 5 juillet, durant la nuit, en pleine obscurité, l'armée ukrainienne va essayer d'attaquer la centrale nucléaire de Zaporijia » (dépêche AFP du 5/7).

Reste le front centre-sud. L’objectif évident d’une contre-offensive dans ce secteur serait de couper la zone occupée par les Russes, les forces ukrainiennes atteignant la mer d’Azov coupant les liaisons terrestres avec la Crimée, en particulier la liaison ferroviaire entre Donetsk et Simferopol. Cela semble si évident que les Russes ont eu tout le temps pour organiser la défense de ce secteur de front.

Et le terrain n’est pas si favorable pour l’armée ukrainienne. Le bas-plateau steppique, d’altitude moyenne de 200 m environ qui s’étend jusqu’à la mer d’Azov semble un espace permettant une puissante attaque par des chars pour forcer la décision. Mais il est coupé de ravins peu profonds mais bien marqués, qui constituent autant d’obstacles naturels pouvant freiner l’avancée des forces ukrainienne. Et la vue porte loin sur ce territoire de grande culture céréalière largement déboisé. La surveillance aérienne permet de détecter très rapidement tout regroupement massif de force et anticiper sur leur trajectoire. Souvenons-nous des images satellites des groupements de forces russes à la veille de leur agression contre l’Ukraine. La contre-offensive devrait pouvoir bénéficier pour réussir au sol d’une puissante couverture aérienne, ce qui, en l’état des informations dont on dispose à ce jour, ne semble pas être le cas. Si déjà des avions promis par l’OTAN sont arrivés, la maitrise de leur pilotage ne peut s’improviser en quelques semaines…

La cible la plus probable à court terme est la voie ferrée E-O qui relie Donetsk à la Crimée. Une percée qui atteindrait celle-ci entre Tokmak et Volnovakha couperait les possibilités en approvisionnement lourd de la province annexée, obligeant à un approvisionnement par voie maritime ou par le pont de Kertch. Mais il faut parcourir une trentaine de km pour atteindre cette cible puissamment protégée dès le printemps comme l’attester les images satellites du mois de mars du secteur de Tokmak.

Le commandant en chef Valery Zaloujny le reconnait lui-même après la rencontre au sommet de l’UE (1/7/23) « La contre-offensive va plus lentement qu'on ne l'avait prédit mais la guerre, c'est comme ça ». Mais sur la durée, le réservoir humain ukrainien semble bien maigre par rapport à celui de la Russie. Le moral ne fait pas toute « la force des armées »… Et Zelensky ne peut adopter l’attitude attentiste de Pétain après le désastre du Chemin des Dames : « J’attends les chars (ça, l’OTAN en fournit) et les Américains (mais ils ne viendront pas, c’est sûr) ».

Car un évènement ahurissant est intervenu le 23 juin au soir avec la prise de contrôle par Prigogine de l’état-major de Rostov sur le Don puis le samedi 24, par l’avancée de la colonne Wagner en direction de Moscou, sans véritable affrontement avec les forces du pouvoir russe. Si cette rébellion a été vite stoppée par Prigogine lui-même au terme d’un accord âprement négocié, qui lui a permis de trouver refuge en Biélorussie, le général Sourovikine aurait été arrêté dès le dimanche soir 25. Car il faut absolument un bouc émissaire à Poutine « C’est un coup de poignard dans le dos de notre pays et de notre peuple » déclare-t-il retrouvant ainsi la formulation utilisée en Allemagne dès 1918 pour expliquer la défaite en en exonérant l’armée et son commandement, « invaincus sur le champ de bataille » (carte postale autrichienne de 1919).

On n’en est pas encore là, mais à moyen terme c’est toute la structure de l’armée russe et des forces de sécurité qui peut en être ébranlée. Comme en 1917 ? la révolution renversant le tsar amorce l’effondrement de l’armée, les soldats rentrant chez eux pour participer au partage des terres.

Je ne m’aventurerai pas plus loin dans la comparaison, l’état de l’opinion russe restant bien peu documenté.

 

Jean Barrot

Texte amorcé le 30 mai et achevé le 5 juillet 2023

 

APRES LA COP DE SHARM EL SHEIKH EN EGYPTE

Connaissance & Partage

APRES LA COP DE SHARM EL SHEIKH EN EGYPTE

Dès l’Antiquité, l’ancienneté et la permanence de l’Egypte paraissait une énigme pour la culture grecque, éparpillée en cités de part et d’autre de la mer Egée et à peine âgée de quelques siècles. Dès le 5e siècle av. J-C., Hérodote pointait le rôle décisif du fleuve dans l’élaboration de cette civilisation plurimillénaire, en qualifiant l’Egypte de « Don du Nil ».

L’aridification progressive du Sahara il y a 6 millénaires a poussé une partie de ses populations à se concentrer dans la vallée bien alimentée en eau tout au long de l’année. Les crues du Nil, déposant un limon fertile tout au long de la vallée et assurant la croissance du delta, garantissait des récoltes abondantes aux populations riveraines. Mais ce « don du Nil » à combien de personnes était-il offert ? La réponse la plus prudente est « à quelques millions de personnes », autour de 6 à 7 millions selon les sources qui osent affronter la question... Or aujourd’hui la population de l’Egypte approche 105 millions d’habitants. Une conclusion cynique s’impose d’emblée : il n’y en aura pas pour tout le monde ! Et ce, avant même d’examiner la question du changement climatique.

Mais puisque COP il y avait, jouons le jeu.

LE NIL, MAITRE DU JEU

Considéré comme un des plus longs fleuves de la planète, il est la convergence de plusieurs rivières dont on a privilégié deux branches le Nil Blanc à l’ouest et le Nil Bleu à l’est qui confluent à Khartoum au Soudan donnant le Nil stricto sensu.

La capacité du fleuve à franchir quelques milliers de kilomètres à travers un des déserts les plus aride du monde résulte de l’abondance de l’alimentation en eau de son haut bassin. Mais sa composition précise est restée largement ignorée jusqu’au 19e siècle, l’amont étant protégée par la vaste zone de marécage du Sudd que parcours le Nil Blanc et par les gorges parmi les plus étroites et profondes du monde pour le Nil Bleu.

Les Etats riverains du Nil et les précipitations annuelles qui alimentent son cours


Si des discussions existent encore pour déterminer précisément où sont située les sources du Nil – ce point mythique où jaillit la première eau – la totalité du bassin amont se situe dans la zone équatoriale de l’Afrique de l’est dont les précipitations abondantes l’alimentent. 

Le réservoir principal d’alimentation du Nil Blanc est le lac Victoria, situé à 1100 m d’altitude et à cheval sur l’équateur. Les précipitations y sont soutenues tout au long de l’année (1265mm). Il est en outre alimenté par toutes les rivières de son bassin versant (dont l’une est censée être la partie la plus amont du Nil) à cheval sur plusieurs pays (Kenya, Tanzanie, Ouganda, Burundi, Rwanda). Il se déverse dans le lac Albert, dans l’axe du rift occidental, et à la sortie de ce lac, l’exutoire entame son parcours en tant que Nil Blanc. Son débit est régulier tout au long de l’année autour de 1100 m3/s. Une partie de cette eau se perd par évaporation dans les marais du Sudd, Bahr el Ghazal, au Sud Soudan mais le débit remonte en recevant les apports du Sobat. Le débit est alors maximum en mars (plus de 1200 m3/s et minimal en août à 600 m3/s) Le Nil Blanc contribue approximativement à 30 % du débit annuel du Nil. Cependant, pendant la saison sèche de la zone tropicale (de janvier à juin), le Nil Blanc contribue à hauteur de 70 % au moins au débit du Nil à partir de Khartoum.

Le réservoir principal d’alimentation du Nil Bleu est le lac Tana au cœur du haut plateau abyssin, à plus de 1800 m d’altitude, encadré de sommets qui approche les 3000 m. Les précipitations y sont donc particulièrement intenses de juin à septembre en raison de la remontée en latitude de la zone de convergence intertropicale. Le débit du Nil Bleu dépasse souvent les 5600 m3/s fin août. C’est le principal pourvoyeur des crues du Nil à partir de Khartoum.

Son apport est aussi renforcé par celui de l’Atbara qui prend lui aussi sa source à proximité du lac Tana et qui rejoint le Nil à 250 km en aval de Khartoum. En août, au maximum de sa crue, le débit de l’Atbara peut atteindre 5000 m3/s contribuant alors à environ 25 % du débit total du Nil. Mais en fin d’hiver, il peut être parfois totalement à sec… Ces deux cours d'eau sont responsables des crues annuelles du Nil (90 % du volume d’eau et 96 % des sédiments transportés) qui ont contribuées à la fertilité de la vallée du Nil jusqu’au 19e siècle.

Ces données moyennes sont cependant susceptibles de variations notables sur des périodes plus ou moins longues. Une des mieux documentée est ce que l’on nomme « l’évènement climatique de 4200 BP (before présent) ». Une période de plusieurs décennies au moins de sècheresse accentuée dans le bassin amont entraine une baisse de l’importance des crues du fleuve. Les récoltes sont insuffisantes, des famines s’enchainent et le Premier Empire pharaonique s’effondre, connaissant une période de troubles 2 siècles durant.

CONTROLER LE NIL POUR MIEUX GERER L’EAU

A la fin du 19e siècle l’impérialisme colonial européen prend son essor. Les Britanniques ont désormais la pleine maitrise de l’Inde, « joyaux de l’Empire ». Le contrôle total du canal de Suez est désormais décisif pour eux. Ce qui passe par la maitrise de l’Egypte. Leur armée s’y installe à partir de 1882 et sans en faire formellement une colonie, ils en éliminent le pouvoir turc ottoman. Mais pour l’économie britannique, le pays a aussi un intérêt : il produit du coton dont les industries anglaises sont affamées. Pour augmenter la production de coton égyptien, bien meilleur que l’indien, comme alternative aux importations du coton américain, il faut développer l’irrigation. L’accroissement de la population du pays impose dans le même temps d’augmenter la production vivrière. La construction d’un barrage parait la solution idéale. Sa construction à Assouan, à hauteur de la première des cataractes qui segmentent le cours du Nil vers l’amont, est achevée en 1902. Son réservoir régulateur des crues doit permettre 3 récoltes par an en augmentant considérablement la capacité d’irrigation de la vallée et du delta. Long de 2,5 km, il est rehaussé et épaissi à deux reprises, entre 1907-1912, puis entre 1929-1933, submergeant alors la région de la Basse-Nubie sur 295 km2.

A partir de 1946 l’idée d’un nouveau barrage plus important est lancée. Ce projet devait obtenir un financement américain mais la fin de la tutelle britannique en 1954 et le panarabisme militant de Nasser rend cette option caduque. La retenue du barrage envisagé doit noyer plus de 5.000 km2, en partie sur le territoire du Soudan qui retrouve sa pleine indépendance en 1956. Le panarabisme et l’islam favorisent un rapprochement entre les deux états pour résoudre le problème posé par le déplacement nécessaire des populations nubiennes. Comme Nasser est aussi conscient du patrimoine archéologique qui va être noyé, il entame une coopération avec l’UNESCO pour inventorier ce patrimoine et à partir de 1960 le sauvetage d’Abou Simbel devient une grande manifestation de coopération internationale qui amorce le concept de « Patrimoine de l’Humanité de l’UNESCO ». Pour financer la réalisation du barrage, Nasser décide de nationaliser le canal de Suez, et accepte une proposition de soutien financier et technologique de la part de l’URSS. Les travaux commencent en 1960 et la mise en eau du réservoir débute en 1964.

Ce n’est qu’en 1971, trois mois après la mort de Nasser, que le grand barrage est définitivement achevé. Son réservoir, le lac Nasser, peut retenir plus de 160 milliards de m3 d'eau par an et les douze turbines installées dans le corps du barrage produisent 10 milliards de kwh d'électricité. Le vieux barrage n’est pas abandonné pour autant : il sert à la production d’électricité et participe à la régulation du lac Nasser lors des périodes de fortes crues.

Au 21e siècle s’amorce une nouvelle étape d’équipement du fleuve. En 2002, le Soudan passe un accord avec la Chine pour la construction d’un grand barrage hydroélectrique à Merowe avec le soutien financier des Etats de la péninsule arabique. Le barrage long de 9 km et de 67 m de haut, forme un lac de retenue de 700 km2 environ pour un volume de stockage de 12,5 milliards de m³ d’eau, ce qui correspond à environ 20% du débit annuel du fleuve. Entré en service en 2009, sa puissance installée est de 1.250 MegaW. Il devient alors le deuxième plus grand barrage sur le Nil après celui d'Assouan.

Mais c’est surtout l’Ethiopie, elle aussi en proie à une croissance démographique incontrôlée qui lui fait atteindre 118 millions d’habitants (contre 9 en 1900) qui se lance dans une politique d’équipement du haut bassin du Nil. Les premiers investissements sont réalisés sur le Baro, un affluent du Sobat avec le soutien financier et technologique de l’Inde qui se voit attribuée ½ million d’hectare pour des cultures commerciales. Le second aménagement concerne le Tékezé, principal affluent de l’Atbara dont j’ai rappelé la violence des crues. Barrage voûte haut de 185 m, son lac de retenue a une superficie de 105 km² et une capacité de 9,3 milliards m³. Cette opération a été menée en coopération technique et financière avec la Chine, ce qui lui a valu le surnom de « barrage des Trois Gorges éthiopien ». Associé à une centrale hydroélectrique de 300 MegaW de puissance installée il est opérationnel depuis 2009. Le troisième équipement, en cours de réalisation sur le Nil Bleu est le barrage GERD-« Renaissance ». L’ouvrage est gigantesque : haut de 175 m pour 1,8 km de long, il doit disposer d’une puissance installée de 5.150 MegaW, ce qui doit en faire à terme le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique disposant d’une puissance 2,5 fois celle du haut barrage d’Assouan. Le lac-réservoir couvrira 1.680 km2, un peu moins du double du lac Tana, noyant plus de 1.350 km2 de forêts et constituant une retenue de 67 milliards de m3 d’eau, dont une partie est destinée à développer une agriculture irriguée, quasi inexistante actuellement dans le pays. L’hostilité de l’Egypte et du Soudan a découragé les bailleurs de fonds internationaux de s’investir sur ce projet. L’Ethiopie en a donc assuré seule le financement, tous les citoyens et la diaspora ayant été mis à contribution financière. Les travaux débutent en 2011 et désormais ce barrage est bien plus qu’un équipement technique, il exprime la volonté nationale de développement de de tout un peuple. La production électrique a débuté cet été 2022 et le réservoir est déjà rempli à 1/3 de sa capacité. Comme la production électrique va dépasser de beaucoup les besoins (d’autre équipements très puissants existent sur l’Omo), le gouvernement chinois s'est engagé en 2018 à financer pour 1,8 milliard de dollars l'amélioration du réseau de transmission électrique entre l’Éthiopie et Djibouti après avoir modernisé la liaison ferroviaire entre Djibouti (qui abrite désormais une base militaire maritime chinoise) et Addis Abeba

PARTAGER L’EAU ENTRE AMONT ET AVAL : UN LITIGE GEOPOLITIQUE DANGEREUX.

Avant même la première guerre mondiale les Britanniques, pour le compte de l’Egypte, et l’Italie, s’arrogeant tutrice de l’Ethiopie malgré sa défaite d’Adoua (1896), ont conclu un accord interdisant à l’Ethiopie de construire des barrages « entravant le cours de l’eau dans le fleuve ». Mais un pas décisif pour la gestion de l’eau du Nil est imposé en 1929 par les Britanniques, au moment où les travaux de renforcement du vieux barrage d’Assouan sont lancés. Maitres de l’Egypte et du Soudan, ils confèrent un « droit naturel et historique » à l’Egypte sur les eaux du Nil. La convention attribue 48 milliards de m3 au pays et seulement 4 milliards de m3 au Soudan qui peut se voir imposé un veto à ses propres projets d’aménagement du fleuve. Le Rwanda-Urundi, colonie allemande attribuée à la Belgique après 1919 se voit impliqué dans l’accord Belgo Anglais de 1906, lui imposant les mêmes contraintes qu’à l’Ethiopie en matière d’intervention sur l’écoulement des eaux du Nil Blanc.

Après 1945, la décolonisation et l’indépendance des Etats qui naissent modifient profondément la donne, rendant théoriquement caduque l’accord de 1929.

Une première étape intervient en 1959. Un accord entre l’Egypte et le Soudan révise les quotes-parts pour les eaux du Nil (55,5 milliards de m3 à l’Égypte et 18,5 au Soudan) et entérine les créations du haut barrage égyptien d’Assouan et celui, plus modeste, de Roseires au Soudan. Par ce traité bilatéral, le Soudan et l’Égypte s’arrogent l’ensemble des eaux du fleuve puisque leur quote-part respective est fondée sur une utilisation nulle des eaux du Nil par les Etats d’amont, ce que dénonce d’emblée l’Ethiopie et, à partir des années 1960, les Etats nilotiques nés du retrait colonial britannique et belge.

En 2010 face au blocage égyptien sur les volumes, 5 décennies durant, et sa demande d’un droit de veto sur tout projet d’irrigation des Etats d’amont, l’Éthiopie, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie, rejoints par le Kenya et le Burundi signent un accord de coopération sur le partage des eaux du fleuve. Le Sud-Soudan, désormais indépendant semble se rapprocher de plus en plus de la position de ces états.

Grâce notamment aux vastes investissements chinois en Afrique de l’est, ces pays disposent désormais des moyens financiers pour mener à bien leurs projets d’aménagements sur le Nil et n’hésitent plus à défier l’Égypte qui se retrouve isolée au plan diplomatique.

En 2015 sa demande d’intervention du Conseil de Sécurité de l’ONU de se saisir du dossier est rejetée. Une nouvelle démarche en 2021 de l’Egypte à laquelle se joint le Soudan, qui s’en est rapproché après le renversement d’Al Bachir, reçoit le même accueil. Un ancien membre du Comité de sécurité et de défense du Parlement égyptien, Mohamed Gaber, minimise cet échec, espérant cependant « que le Conseil de sécurité reconnaitra ce qui confirme les droits historiques de l’Égypte sur les eaux du Nil et annule l’accord de principes signé par Sissi parce que l’Éthiopie a violé ses principes et l’oblige à réduire le volume et la quantité de d’eau à 12 milliards de m3, ce qui est la quantité suffisante pour produire de l’électricité ». Et donc plus question d’irrigation en Ethiopie… Le Conseil a renvoyé les parties à une poursuite des négociations au sein de l’Union Africaine. Rien n’entrave donc l’achèvement du grand barrage GERD-« Renaissance » de l’Ethiopie. « Le projet dans son ensemble est désormais achevé à 83,3%, et ses travaux de génie civil à 95% », a indiqué durant la cérémonie de mise en service des 2 premières turbines cet été, Kifle Horo, chef de projet du GERD. « L'objectif des 2 prochaines années et demie (...) est d'achever totalement le barrage, de procéder à chaque étape du remplissage et d'installer les turbines restantes » afin que le GERD soit en mesure de produire à pleine capacité.

Mais dans le même temps les bruits de bottes se font insistants dans la région : la crise du Tigrée déstabilise le pouvoir d’Aby Ahmed en Ethiopie, augmente les tensions frontalières avec son voisin soudanais. Le Soudan reste sous tension, la population refusant l’usurpation du pouvoir par les militaires après la révolution de 2019. L’Egypte de plus en plus écrasée par le pouvoir absolu d’El Sissi et des militaires (du béton jusqu’à la volaille, l’économie nationale est de plus en plus dépendante de l’armée), doit gérer son intervention dans une Lybie fracturée et une relation tendue avec la Turquie, autre intervenante en Lybie. Venant concrétiser le risque d’un conflit ouvert dans la région, en mai 2021 les forces armées égyptiennes et soudanaises réalisent un exercice militaire conjoint, intitulé de manière très explicite « Gardiens du Nil », le 3eme depuis novembre 2020, dont la cible évidente est l’Ethiopie, bien que non nommée. Une note de recherche de l’Ecole Militaire de la France de juin 2021 récapitule la situation : « Trois scénarios se dessinent. Le premier, celui du remplissage unilatéral du bassin, fait courir le risque d’un conflit armé direct ou indirect entre l’Égypte et l’Éthiopie dans lequel, par le jeu complexe des alliances, seraient entraînés les pays voisins et les puissances internationales. Le second est celui du renoncement éthiopien à poursuivre le remplissage unilatéralement, ce qui paraît peu probable au vu des investissements réalisés et du rôle que joue le GERD-Renaissance dans la légitimation du régime. Le troisième est celui du statu quo, les acteurs en présence prenant acte des risques causés par une confrontation violente et collaborant au sein d’une nouvelle tentative de médiation. À l’image des dix dernières années, ce scénario ne ferait que remettre à une date ultérieure l’identification d’une solution définitive à l’impasse politique qu’est devenue le GERD-Renaissance ». Ce qui me parait l’hypothèse la plus probable : les calendes grecques n’ont pas été inventées pour rien…

ENTRE ECOLOGIE ET DEMOGRAPHIE : L’IMPASSE

L’édification de grands barrages sur le cours des fleuves a un impact bien connu que je veux récapituler rapidement. L’ennoyage d’importantes portions de vallée impose une expropriation et un déplacement de dizaines de milliers de riverains dont la réinstallation n’est pas toujours assurée par le pouvoir politique sur des terrains exploitables et avec des conditions d’indemnisation satisfaisantes. Le transit des alluvions est bloqué ce qui pour le Nil a deux effets : la fertilité des sols n’est plus assurée par les dépôts de crue et l’agriculture doit faire appel à des intrants chimiques ; le front du delta, privé d’alluvions, régresse face à la dynamique marine. La surface des retenues est affectée par une évaporation bien plus forte que sur le fil du fleuve. Cette évaporation restera probablement limitée en Ethiopie, vu sa position dans la zone équatoriale et son altitude, mais est très forte au Soudan et en Egypte, au cœur du Sahara. Les estimations les plus prudentes considèrent que pour les 2 barrages de Merowe et d’Assouan, 7 milliards de m3 sont évaporés, soit près de 10% des quotas revendiqués par le Soudan et l’Egypte en 1959 !

Les conséquences biologiques sont tout aussi redoutables et largement documentées : mutations des espèces pour s’adapter à une eau qui ne circule plus et s’échauffe, menace de bilharziose sur les rives des retenues, disparition des bancs de sardines au large du delta faute des nutriments apportés par les crues, etc.

En outre, la rapidité avec laquelle le Soudan a réalisé le barrage de Merowe sans concertation préalable (y compris avec les riverains) a entrainé un désastre archéologique pour la haute Nubie et le royaume de Koush, qui contraste fort avec l’élan international pour sauver l’héritage archéologique de l’Egypte.

Le réchauffement climatique en cours va aggraver tous ces phénomènes : déjà la montée des eaux de la Méditerranée accentue l’érosion du delta et le sel contamine ses nappes phréatiques. L’évaporation ne peut que s’accentuer pour l’Egypte et le Soudan, aggravée par les prélèvements d’irrigation en Ethiopie. Longtemps niés par le pays, ces prélèvements vont réduire fortement le volumes relaché : l’Ethiopie ne veut pas s’engager au-delà d’un volume libéré chaque année de 31 milliards de m3, bien loin des exigences égyptiennes qui avance sur une « nécessité existentielle » pour la survie du pays.

Mais réfléchissons : Si le Nil a suffi à la vie des populations jusqu’au milieu du 20e siècle, la mutation des modes de consommation et l’aspiration à la « modernité » couplées à l’explosion démographique des Etats nilotiques rendent dérisoire ces querelles de clocher. Qui vont s’envenimer : les prévisions démographiques à l’horizon 2050 tablent sur un doublement de la population des Etats nilotiques…

POUR NE PAS CONCLURE :

L’optimiste technocrate : « Grâce aux prélèvements sur les nappes fossiles du Sahara, la désalinisation de l’eau de mer, une irrigation vertueuse au goutte à goutte, il n’y a pas lieu de s’affoler ! »

L’autoritaire : « Les Chinois ont montré la voie : 1 enfant par femme et pour faire face à l’urgence, seulement pour celles qui ont plus de la trentaine. Sobriété spermato-ovulaire pour tous ! »

L’historien géographe : « Les migrations sont inévitables et de toutes façons si Homo Sapiens n’avait pas quitté l’Afrique nous ne serions pas là. Alors, comme au Néolithique, foin des frontières et vive le peuplement de la Sibérie et de l’Alaska »

Le cynique : « Faites la guerre et pas l’amour ! » avec la caution d’Apollinaire : « Ah ! Dieu que la guerre est jolie ! »

Le libertarien californien : « Accélérons nos travaux pour la conquête de Mars ».

(Pour patienter jusque-là, plongez-vous dans la lecture de Jean-Christophe Rufin « Le parfum d’Adam ».)

Et le grand-père effondré que je suis, d’avoir encore voiture et beaucoup voyagé en avion : « Je n'ai pas voulu ça » (l'Empereur Guillaume II - 9 Novembre 1918)

Si vous avez d’autres pistes…

UKRAINE : UNE NOUVELLE « GUERRE DE 14 » ?

Connaissance & Partage

« Comparaison n’est pas raison » dit l’adage. Mais un rappel de l’histoire peut éclairer ce qui se passe actuellement en Ukraine, toute proportions gardées.

1 – UN REVE D’ETAT-MAJOR : UNE GUERRE VITE PLIEE.

Tant en Allemagne qu’en France tout le monde envisage une guerre courte et lors de la mobilisation si les Allemands crient « Nach Paris ! », les Français crient « A Berlin ! ». Une anecdote personnelle : mon père en est si convaincu qu’il devance l’appel d’un an et s’engage « pour la durée de la guerre ». Il sera démobilisé seulement en 1919 après la signature du Traité de Versailles qui établit la paix…

Robert Jervis (1940-2021) professeur de relations internationales à l’université de Columbia a montré qu’une tactique agressive est plus souvent motivée par une aversion pour les pertes que par un espoir de gains. En 1914 l’Allemagne détient l’Alsace Lorraine depuis plus de 40 ans mais redoute le sentiment de revanche qui monte en France et qui vient d’engager son renforcement militaire en votant en 1913 la loi des 3 ans de conscription au lieu de 2 antérieurement.

Aussi en 1914 l’état-major allemand mise sur un opération qui doit lui permettre d’abattre l’armée française en 6 semaines pour pouvoir ensuite se retourner contre l’Empire russe. La base en est le plan Schlieffen, élaboré en 1905, mais remanié et adapté régulièrement par von Molkte entre 1906 et 1913. Mis en application avec succès dès l’entrée en guerre le 3 août 1914, il est mis en échec début septembre lors de la bataille de la Marne. Paris ne tombera pas. Pendant encore 3 mois la guerre de mouvement se poursuit puis s’arrête. Les positions se figent et « la guerre des tranchées » s’amorce pendant l’hiver.

…On est dix à coucher 
Dans le lit de la puissance 
Mais, devant ces armées 
Qui s’enterrent en silence 
On se retrouve seul.

(Jacques Brel -Seul) 

Se retrouver seul dans l’arène internationale, Poutine n’en a cure. L’attaque russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022 est déclenchée avec la perspective d’une victoire rapide dans une guerre éclair. Avec son « opération spéciale », il applique la même stratégie : « Zavtra v Kiyev ! » (Vers Kiev !). Il pense qu’en s’emparant rapidement des 2 plus grosses agglomérations d’Ukraine, la capital Kyiv et le pilier industriel Kharkiv, la résistance militaire va s’effondrer, lui permettant par l’occupation du pays de remodeler son orientation politique dénoncée comme « nazie », un mot d’une charge extrêmement violente dans l’opinion russe. Mais le peuple ukrainien (et pas seulement l’armée) résiste et sa « bataille de la Marne », à Irpine entre autres, entérine l’échec d’une guerre éclair. L’armée russe occupe cependant une large partie du territoire ukrainien du sud-est au long de la mer Noire et entame une politique de russification sur cette zone conquise où les russophones sont nombreux (mais pas nécessairement pro russes, autre déconvenue pour Poutine). Ce que révèle cette agression c’est un fort sentiment national ukrainien et le désir renforcé de préserver les acquis démocratiques en s’associant plus étroitement à l’Union Européenne.

2 – DES LIGNES QUI SE FIGENT : LA GUERRE DE FRONT.

Une distinction se met alors en place : le front où les combats sont incessants, où les morts se comptent par milliers, essentiellement des militaires ; et l’arrière où les combats n’affectent qu’indirectement les conditions de vie (santé, alimentation, travail, mobilité). Mais cela ne signifie pas tranquillité pour tout « l’arrière ».

Pendant la « Guerre de 14 » des attaques peuvent être portées loin en arrière des tranchées du front. Les Allemands, recyclant d’énormes canons de marine, disposent à partir de 1916 de canons à longue portée de type « Long Max » (portée de 47 km avec des obus de 750 kg). En 1918 les 7 « Pariser Kanonen » ont une portée de 120 km et permettent le bombardement de Paris pour semer la panique dans la population et obtenir ainsi un armistice du gouvernement français. Entre la fin mars et le début du mois d’avril 1918, un demi-million de Parisiens sur une population de trois millions, quittent la capitale. Pionniers dans l’aéronautique des plus légers que l’air à coque rigide, ils disposent des zeppelins qui permettent des bombardements sur Londres (fin 1915) et sur Paris (début 1916). Mais en raison de leur vulnérabilité, vers la fin de la guerre les Allemands déploient des bombardiers géants Gotha pour attaquer les villes, principalement en Angleterre (printemps-été 1917) et Paris (printemps 1918).

Un « Long Max » sur son affut et ses obus.

Chez les Alliés ces armements stratégiques de longue portée sont médiocres : l’Allemagne est trop loin du front pour être atteinte. Pour la France c’est seulement au printemps 1918 que le développement d’un canon à très longue portée est amorcé, développement stoppé par l’armistice. Si les avions de chasse des alliés sont plutôt performants – ils mettent un terme l’utilisation massive des zeppelins et en février 1917 Guynemer abat son premier « Gotha » – la production d’appareils de bombardement à rayon d’action allongé (environ 400 km) est à peine amorcée en 1918 et ils restent lents et vulnérables. C’est une autre arme qui va faire la décision face aux tranchées, le char, et le blocus généralisé contre l’économie allemande, tandis que les alliés sont approvisionnés en armes par les USA, avant qu’ils n’interviennent directement dans la guerre contre les Empires centraux à partir du printemps 1917.

En Ukraine, les affrontements à partir de 2008 avec les territoires sécessionnistes se règlent à coup d’armes tactiques, les forces se pilonnant le long de la ligne de front. Tout au long de cette période la Russie intervient militairement aux cotés des armées sécessionistes en les approvisionnant en armement et plus discrètement en combattants. Mais un véritable tournant de la relation Ukraine-Russie a lieu en février mars 2014 avec l’occupation militaire puis l’annexion de la Crimée par les Russes. Elle devient dès lors pour l’Ukraine son « Alsace Lorraine » à récupérer impérativement. Le conflit s’intensifie dans l’est séparatiste, conduisant à un drame : la destruction en juillet 2014 de l’avion de la Malaysia Airlines (298 victimes) par un missile russe dont la batterie est vite ramenée en Russie, afin de pouvoir accuser l’Ukraine de ce crime. Une tentative est faite alors pour en réduire les effets sur les civils. Le protocole de Minsk de septembre 2014, adopté par l’Ukraine et la Russie, est significatif à cet égard : une zone tampon de 15 km de large est instaurée de part et d’autre du front, interdite à l’artillerie de calibre supérieur à 100 mm, ce qui peut garantir la sécurité relative d’un arrière. Mais les pouvoirs sécessionistes sont très réticents et ce cessez-le-feu n’est pas vraiment respecté. 

Une tentative de relance est faite en février 2015 (« Minsk 2 »), cette fois sous égide internationale. Globalement, le cessez-le-feu a lieu et les armes lourdes sont retirées du front. Les deux camps procèdent à de modestes échanges de prisonniers. Mais des combats à l'arme légère continuent, et rien n'avance pour ce qui concerne les autres volets de l’accord : les amnisties, la reprise des relations économiques, les réformes institutionnelles de la constitution ukrainienne. L’opinion ukrainienne est très défavorable à l’octroi d’un statut spécial aux régions tenues par les séparatistes et la Russie refuse des élections dans les territoires séparatistes sous contrôle international. Les opinions se crispent lorsque le russe est marginalisé par la décision, en avril 2019, d’imposer l’ukrainien comme seule langue officielle. Si l’arrivée au pouvoir de Zelensky en 2019 semble amorcer une certaine détente, la tension remonte très vite. En février 2021 le gouvernement, sans débat au parlement, interdit l’enseignement en russe dans les écoles, publiques ou privées dès la rentrée 2021. C’est une des mesures qui pousse Poutine à affirmer que la nazification est en cours dans le pays, alimentant des « pogromes antirusses ». En juillet 2021, il publie un texte de 25 pages qui réécrit totalement l’histoire en la falsifiant, afin de légitimer ses revendications territoriales et culturelles : « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » (traduction française disponible sur le site de l’ambassade de la Fédération de Russie en France). La tension s’exacerbe avec la répression de l’opposition démocratique au Belarus, qui entraine en août 2021 un renforcement des sanctions contre le régime de Loukachenko, qui réplique en instrumentalisant des masses de migrants contre l’UE.

Poutine décide de brusquer les choses : le 21 février 2022, il reconnait l’indépendances des républiques de Lougansk et de Donetsk et le 24, il lance ses troupes dans la guerre de conquête de l’Ukraine, présentée comme une récupération des terres tsaristes de la « Petite Russie ».

Le 30 septembre Poutine proclame l’annexion des 4 régions ukrainiennes qu’occupe la Russie et dans lesquelles des référendums ont été réalisés, mais non reconnus comme valides par la communauté internationale. Il s’en justifie : « La Russie est une grande puissance millénaire, un pays-civilisation qui ne vivra jamais sous le joug de ces règles truquées, faussées (l’Etat de droit)… Le soi-disant Occident décide qui a le droit à l’autodétermination et qui ne l’a pas… Des millions de personnes ont exigé que les territoires dans lesquels ils vivent fassent partie de la Russie. Et maintenant, les habitants de Lougansk et de Donetsk, de Kherson et de Zaporojie, sont devenus nos concitoyens, à jamais ».

3 – LA GUERRE TOTALE : POLITIQUE DE LA TERRE BRULEE DU PERDANT.

La signature du traité de Brest Litovsk entre les Empires centraux et la République Soviétique de Russie, en mars 1918, débarrasse l’armée allemande du souci du front russe. Toutes les forces militaires allemandes sont amenées rapidement par le chemin de fer sur le front occidental. Fort d’une supériorité numérique, Ludendorff décide de jouer un va-tout pour l’Allemagne : reprendre une puissante offensive pour l’emporter avant que la machine de guerre américaine tourne à pleine puissance et que l’afflux de soldats US change la donne. Au déclenchement de l'offensive, ses 243 divisions défoncent les lignes alliées et se retrouvent de nouveau à proximité de Paris. Mais la logistique d’approvisionnement des forces ne suit pas et les pénuries en fournitures et en munitions font tourner court cette offensive. L'armée allemande a subi par ailleurs de lourdes pertes humaines et de matériel qui l’empêche de garder l’initiative. En août 1918, les Alliés lancent une contre-offensive qui ne cesse que par la signature de l’armistice le 11 novembre. La retraite allemande s’accompagne de destructions massives destinée à retarder cette contre-offensive.

Comme l’armée allemande est encore bien présente au-delà de ses frontières l’état-major va inventer le mythe du « coup de poignard dans le dos », rendant responsable de la défaite la population insurgée depuis le 3 novembre dans le territoire du Reich. Et le montant des réparations de guerre dues par l’Allemagne selon le traité de Versailles (dont seule une toute petite fraction sera effectivement payée) va représenter un second aliment de la volonté de revanche qu’Hitler sera capable de capitaliser à partir de 1933.

Dès 1918, un bilan des destructions de la guerre sur le territoire français est dressé et détermine les zones plus ou moins touchées. Les dégâts majeurs sont concentrés dans la zone rouge, correspondant aux lignes de front des armées. Les sols y sont bouleversés et les infrastructures routières, ferroviaires, industrielles, ainsi que ponts, ports et canaux, y sont généralement totalement détruits. Plus d’un siècle après la fin de la guerre de graves anomalies écologiques persistent dans les onze départements concernés.

La seconde guerre mondiale, avec le rôle de l’aviation à long rayon d’action, efface cette distinction front-arrière et au cours des décennies suivantes le développement des missiles intercontinentaux oblige à repenser le rapport entre le théâtre des combats et les zones passives.

En Ukraine, ces nouvelles armes de longue portée sèment la mort loin des fronts : missiles de croisières de type Kalibr (portée de 300 à 1500 km) et drones de combats iraniens bien moins chers (portée de 2000 à 2500 km). Comme l’Ukraine s’interdit pour le moment des frappes à longue portée sur le territoire russe, elle parvient cependant à frapper les arrières russes, zones de concentration des forces et des points d’appuis logistiques, grâce à des canons comme le Caesar français (40km) ou des missiles américains de courte portée Himars (80 km). De la même manière que les colonies et les Etats-Unis assuraient une profondeur stratégique pour les Alliés dans la 1ère guerre mondiale, c’est l’OTAN qui assure cette fonction pour l’Ukraine. Et de même que les torpillages des navires de neutres par les UBoote allemands ont enclenché l’engagement américain passant de neutre à belligérant en 1917, l’agression russe a provoqué des demandes d’adhésion à l’Otan de la part de pays jusque-là neutres (Finlande, Suède), l’Ukraine réclamant une procédure accélérée pour y adhérer et obtenir ainsi une extension de sa sécurité.

L’effacement de la distinction front-arrière entraine de gigantesques mouvements de population :  plus de six millions d’habitants ont été contraints de fuir l’Ukraine, et plus nombreuses encore sont les personnes déplacées à l’intérieur du pays. Dans les zones occupées par les Russes, si une partie de la population considère que sa survie est assurée en Russie, des déportations forcées hors d’Ukraine sont aussi réalisées (comme à Kherson au moment où j’écris ce texte). Ces mouvements sont en partie la conséquence des destruction massives opérées sur les infrastructures civiles (habitations, hôpitaux approvisionnement énergétique et eau, centres industriels etc.). Le pillage de biens privés (voitures en particulier) et de trésors culturels publics alimentent un trafic organisé à destination de la Russie. Pour mémoire, il convient de relire « Les cercueils de zinc » de Svetlana Alexievitch (prix Nobel de littérature 2015) qui dresse un constat accablant du comportement de l’armée russe en campagne.

Une cité à Marioupol

Et comme la Russie, pas plus que l’Allemagne en 1919, ne paiera de dommages de guerre, au moins tant que Poutine est au pouvoir et que l’opinion majoritaire le suit dans ses falsifications historiques (ce n’est pas pour rien qu’il a interdit l’organisation Mémorial peu avant son agression), l’avenir de l’Ukraine est lourdement handicapé. Un aspect de la « revanche de Poutine » est que les actuels soutiens politiques et militaires de l’Ukraine devront payer pour sa reconstruction. Plus grave à mes yeux, la volonté de revanche ou au moins de vengeance de l’Ukraine va polluer pour des générations l’esprit de ses citoyens.

Je boucle ici mon texte : l’annexion de l’Alsace Lorraine en 1871 par le Reich alimente le nationalisme français en 1914, qui en obtient la restitution en 1919 grâce à la victoire, tandis qu’Hitler dès 1940 procède à sa ré-annexion et à sa germanisation, sauce nazie.

 

Jean BARROT

22 octobre 2022

UNE NOIX QU'Y A-T-IL A L'INTERIEUR D'UNE NOIX ? QU'EST-CE QU'ON Y VOIT QUAND ELLE EST OUVERTE…

Connaissance & Partage

L’Ukraine façon Van Gogh, rectifié Poutine.

Difficile de lire dans la tête de Poutine qui a toujours été présenté comme rationnel et très intelligent, « un joueur d’échec ». Mais son agression militaire contre l’Ukraine, un pays totalement indépendant depuis 30 ans, et ses déclarations sur la nazification en Ukraine font émerger de sérieux doutes sur cette appréciation. La plupart de ses interlocuteurs le dépeignent comme un menteur obsessionnel, enfermé dans ses certitudes, inaccessible à toute objection contraire à celles-ci. Et à travers ses affirmations sur la situation de la Russie émerge un révisionnisme historique délirant concernant le comportement de l’URSS au cours du 20e siècle.

C’EST PAR CETTE APPROCHE HISTORIQUE QUE JE VAIS DANS UN PREMIER TEMPS TENTER DE CERNER CE QU’IL Y A À L’INTERIEUR DE LA « NOIX ».

Dans la tête de Poutine il y a Hitler, à la sauce Staline. Petit rappel.

Pour Hitler :

1-     le peuple allemand, de purs aryens, est la perfection des races humaines ;

2-     cette perfection est menacée par un chancre qui la ronge, le judéo-bolchevisme ;

3-     pour la sauver, il faut extraire du corps social les juifs et à terme les éliminer en tant que race de sous-homme.

Pour Poutine :

1-     le grand peuple slave incarné par le russe orthodoxe de la tradition impériale (Moscou considérée comme la «3e Rome » après l’effondrement de l’empire byzantin) est la perfection de l’humanité ;

2-     un chancre le menace : les miasmes de la démocratie et des valeurs « occidentales » qui ne sont en rien universelles. Lors d'une intervention télévisée suivant sa réélection très contestée en 2011, Vladimir Poutine compare les manifestants aux « banderlog », les singes du Livre de la jungle dont le terme est devenu synonyme de « groupe aux bavardages irresponsables ». Et pour justifier son intervention en Ukraine, Poutine pousse à l’outrance son vocabulaire parlant de « nazification » pour évoquer le développement de la démocratie en Ukraine

3-     donc pour sauver la perfection du grand peuple slave, il faut éradiquer tout germe démocratique ou de contestation en Russie (depuis 2012 la répression n’a cessé de s’accentuer) et amputer le membre corrompu que représente l’Ukraine indépendante gangrenée par l’Occident et engagée dans un « génocide » du peuple russe dont le conflit au Donbass n’est qu’un prélude.

Or la Russie a su vaincre le nazisme en 1945 sous la direction de Staline au terme de la « Grande guerre patriotique ». Pas question de laisser salir le grand peuple russe et son génial dirigeant par des histoires de Goulag, de grande famine organisée (principalement en Ukraine), de grandes purges et répressions de tous ordres, puisque Staline et le régime soviétique ont réussi à créer un grand pays, puissance nucléaire. La ligne officielle à partir de 2008 considère que Staline a toujours agi rationnellement et que les Russes doivent être fiers de leur histoire, et non honteux. Si la politique de terreur de Staline est ainsi justifiée, alors le gouvernement d'aujourd'hui peut faire ce qu'il veut pour atteindre ses objectifs. Ceux qui enquêtent et cataloguent les atrocités du passé ne sont que des fauteurs de trouble, portant atteinte à l’unité du peuple.

De 1928 à 1953, 18 millions de Soviétiques vont passer par le Goulag pour des durées plus ou moins longues. A cela s’ajoute au moins 6 millions de relégués dans les déserts kazakhs ou les forêts sibériennes, assujettis eux aussi au travail forcé. Une estimation prudente donne 2 à 3 millions de morts dans ce contexte. (Source : HERODOTE -nov. 2018)

C’est faire l’impasse sur 25 millions de personnes qui ont été réprimées en Union soviétique entre 1928 et 1953 selon des estimations prudentes. Pour mémoire la publication du recensement de 1937 est annulée, la saignée de la crise de la dékoulakisation étant flagrante : il manque plusieurs millions d’habitants. Ses organisateurs sont envoyés au Goulag. Un nouveau recensement est organisé en 1939 et, parfaitement ficelé, il donne les résultats attendus par Staline. Sous sa direction éclairée, la population de l’URSS a nettement augmenté, manifestation du bonheur du peuple... 

La dissolution de l’association Memorial, fin décembre 2021, est emblématique de cette volonté de passer à la trappe l’histoire du stalinisme et de ses suites. Memorial s’est organisée à partir de 1987 pour enquêter sur les exactions passées et défendre la mémoire des victimes en les sortants de l’anonymat. Elle devient rapidement sous l’impulsion de Sakharov une association pour promouvoir une société fondée sur le droit, la démocratie respectant les droits de l'homme. Devenue une institution historique reconnue, elle est légalisée par Gorbatchev en 1990. Mais une trentaine d’années plus tard, dans les attendus de sa dissolution, elle est dénoncée comme « agent de l’étranger », « déformant la mémoire historique » en particulier sur la 2e guerre mondiale, et « créant une image mensongère de l’URSS comme état terroriste ».

Autre exemple de révisionnisme historique, en 2016, le blogueur russe Vladimir Louzguine est condamné à une amende de 200 000 roubles (en vertu d'une loi mémorielle russe pénalisant la « réhabilitation du nazisme ») pour avoir écrit que l'Allemagne nazie et l'Union soviétique avaient envahi ensemble la Pologne en septembre 1939. La Cour suprême de la fédération de Russie y voit « une négation publique des procès de Nuremberg et la mise en circulation de fausses informations sur les activités de l'Union soviétique durant la Seconde Guerre mondiale ». « Staline a fait de la Russie une superpuissance et a été l'un des fondateurs de la coalition contre Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale », a déclaré le chef du Parti communiste de Saint-Pétersbourg dans une interview à la BBC en 2008.

SONGES ET MENSONGES DE POUTINE

En 1937 quelques mois après le coup d’état franquiste qui enclenche la guerre d’Espagne, Picasso fait éditer une suite de gravures en deux planches : Sueño y mentira de Franco. En reprenant les épisodes décisifs du déclenchement de la 2e Guerre mondiale, je vais vous entrainer dans les « songes et mensonges » de Poutine, révélateurs de son révisionnisme qui affecte désormais une large fraction de l’opinion en Russie.

Repartons de cette assertion : Staline est « l'un des fondateurs de la coalition contre Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale ». Je vais donc vous proposer de revisiter le prélude et le déclenchement de la 2e Guerre mondiale, la chronologie étant un arbitre incontournable établissant la fausseté de l’assertion.

EVOLUTION DES RELATIONS URSS-3e REICH

Si les relations et la coopération entre la République de Weimar et l’URSS, en particulier sur le plan militaire, furent importantes, les choses se gâtent avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933.

Paradoxalement celle-ci est le fruit de la ligne politique imposée par Staline, désormais seul maitre à bord en URSS, à l’Internationale Communiste en 1928. La stratégie dite « classe contre classe » rejette tout accord avec la social-démocratie, placée sur le même plan que le fascisme. Cette politique suivie aveuglément par le KPD (parti communiste allemand) ouvre alors un boulevard au parti nazi.

Accusé de l’incendie du Reichstag, Dimitrov se fait procureur et en accuse Goering lors de son procès. Il est acquitté par le tribunal, la justice n’ayant pas encore été épurée par le pouvoir nazi. (Photomontage de J. Hartfield)

 La dénonciation réciproque de leur régime par les 2 pays et la tension qui en résulte conduit Staline, sous l’influence de Dimitrov, à modifier sa stratégie. L’Internationale Communiste préconise à partir de 1935 les « Fronts Populaires » pour s’opposer au fascisme. Ce changement de stratégie porte tout de suite ses fruits. En 1935, un traité d'assistance mutuelle franco-soviétique, valable 5 ans, est signé. En réaction à sa ratification par la France, Hitler remilitarise la Rhénanie au printemps 1936. Mais dans le même temps, l’URSS cherche à renouer les échanges économiques avec le Reich et obtient la signature d’un accord de crédit en 1935. Ce jeu de bascule et les grandes purges qui affectent tous les secteurs de la société soviétique de 1936 à 1938, rendent moins crédible sa fiabilité dans les alliances et font douter de ses capacités militaires. Aussi, lors du démantèlement de la Tchécoslovaquie, l’URSS est tenue à l’écart de la conférence de Munich, car une des exigences qu’elle formule pour faire jouer les traités d’alliance est de faire transiter ses forces par la Pologne, ce que rejette catégoriquement le pays, plusieurs fois démembré par l’empire russe.

Conscient de la menace de plus en plus proche de la guerre, Litvinov tente d’organiser en avril 1939 une alliance entre l’URSS, la Grande-Bretagne et la France. Mais les 2 puissances trainent les pieds. Le gouvernement britannique pense que la guerre peut encore être évitée, le gouvernement français redoute d’être seul dans l’opération et l’URSS ne parait militairement pas crédible. D’autant qu’elle avance pour signer un accord des revendications inacceptables pour les 2 puissances : occupation de la Lettonie, l'Estonie et la Lituanie (qui s’étaient émancipées de l’empire tsariste avec la bénédiction de Lénine), et passage de la Finlande dans la sphère d’influence soviétique.

C’est le Reich qui prend l’initiative d’un rapprochement par-delà l’antagonisme idéologique. Les planificateurs nazis craignant des pénuries sur des produits stratégiques rendant utopique la victoire militaire du Reich, cherchent à relancer des accords économiques avec l’URSS. C’est alors qu’une nouvelle purge au sommet de l’état soviétique vient bouleverser la donne : Litvinov, juif, partisan du système de sécurité collectif impliquant l’Occident, est remplacé le 3 mai 1939 par Molotov, non juif, partisan d’une neutralité bienveillante vis-à-vis du Reich. Les négociations commerciales s’amplifient et un accord est conclu le 19 août. Le 22 les négociations sortent de la clandestinité et le 24, la signature du pacte germano soviétique Ribbentrop-Molotov est effective sous l’œil réjoui de Staline (plus tard effacé de la photo).

Le pacte vu des USA (Washington Star - 9 octobre 1939)

Officiellement, il s’agit d’un Pacte de non-agression, ce qui signifie qu’Hitler n’aura pas à se battre sur 2 fronts et a les mains libres à l’ouest. Mais ce pacte s’accompagne de protocoles secrets organisant la coopération des 2 pays et délimitant leurs zones d’influence : intervention militaire coordonnée et partage de la Pologne selon une ligne prédéfinie, occupation et annexion des pays baltes, de la Bessarabie par l’URSS et revendications territoriales sur la Finlande qui les rejette, ce qui conduit à la « guerre d’hiver ». Ces protocoles secrets sont un tabou absolu pour l’URSS après la fin de la guerre. Ils sont pourtant connus dès 1945, l’avancée occidentale rapide dans le Reich ayant permis la saisie d’archives nazies. L’URSS qui tient alors à construire son image de pays antifasciste et anti-impérialiste va nier pendant plus de 45 ans l’existence de ces protocoles secrets. Ce n’est qu'en 1989, avec  Gorbatchev, que l'URSS reconnait l'ensemble du Pacte et de ses finalités : le document original détenu par Moscou est publié par le gouvernement de la Fédération de Russie en 1992.

SEPTEMBRE 1939 - JUIN 1941 : UNE COOPERATION SANS FAILLE DE STALINE AVEC LE REICH.

            L’Internationale Communiste doit à nouveau changer son fusil d’épaule et dénonce une guerre strictement impérialiste dont les communistes ont à se tenir à l’écart. Ce qui est loin de passer « comme une lettre à la poste ». Mais la fidélité à l’URSS et à Staline reste massive. Le Reich attaque la Pologne le 1er septembre 1939, suivi par l'URSS le 17, sans que la déclaration de guerre de la Grande Bretagne et de la France à l’Allemagne ne se traduise en acte pour sauver le pays. Son démembrement est achevé le 23 septembre 1939. Les troupes soviétiques se sont enfoncées rapidement sur le territoire, ce qui reste de l’armée polonaise étant trop désorganisée par l’offensive nazie. Respectant le traité conclu avec l'Allemagne, elles s’arrêtèrent à quelque 300 km de la frontière orientale de la Pologne.

Le démembrement de la Pologne selon les accords du Pacte.

Une parade militaire commune Wehrmacht-Armée Rouge se déroule à Brest-Litovsk pour marquer l’achèvement du partage.

En accord avec les protocoles secrets, la Gestapo s'engageait à livrer au NKVD les réfugiés russes (Russes blancs ou dissidents) présents sur le territoire allemand, le NKVD livrant à l'Allemagne les réfugiés antifascistes allemands et autrichiens vivant en URSS. Une des plus célèbres victimes de cet accord est Margarete Buber-Neumann qui, après l’exécution de son mari lors des purges, passe 2 ans au Goulag, et se retrouve pour 5 ans dans un camp nazi.

La justification de l’intervention soviétique, formulée à l’époque et maintenue des décennies durant, mérite que l’on s’y arrête : il s’agissait de venir au secours des populations ukrainiennes et biélorusses annexées par la Pologne en 1920, après sa victoire sur l’Armée Rouge, et victimes de discriminations et de persécutions. Poutine et la justification de son intervention en Ukraine sont en phase avec l’héritage.

Et en dépit des informations précises qu’il reçoit de sources très diverses au printemps 1941, Staline refuse de croire à la préparation de l’agression par le Reich, à qui il continue jusqu’au dernier moment à fournir énergie, produits stratégiques, alimentation, en application de l’accord du 19 août 1939.

LE MENSONGE : KATYN

Débarrassé de la menace française et persuadé de l’impuissance britannique sur le continent, Hitler lance l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941. En août 1941, les troupes allemandes découvrent dans la forêt de Katyn un charnier contenant les dépouilles de plusieurs centaines d'officiers polonais. Avec les charniers environnants ce sont près de 22000 officiers et militaires polonais dont les corps sont exhumés. Dès lors ces charniers deviennent un enjeu géopolitique. Le Reich met en place une commission internationale de pays alliés et incluant la Suisse, dont la conclusion est unanime : les assassinats ont eu lieu au printemps 1940. La commission d'enquête de la Croix Rouge polonaise parvient à la même conclusion. Les Soviétiques sont donc responsables de ces meurtres, exécutés par le NKVD, dont la finalité est de détruire l’armature intellectuelle et militaire du peuple polonais.

Mais pour ne pas donner d'argument à la propagande nazie, maintenant que l’URSS participe à la coalition antinazie, le rapport de la Croix Rouge est transmis à la Grande Bretagne qui le classe top-secret. Et Roosevelt déclare que cette affaire « n’est rien d’autre que de la propagande, un complot des Allemands » et qu’il est « convaincu que ce ne sont pas les Russes qui l’ont fait ».  En 1943 après la reconquête de la zone de Katyn par l'Armée rouge, l'URSS met en place une commission d'enquête qui, rouvrant les charniers, date les décès de l’automne 1941 donc lors de l’attaque allemande, en faisant un crime nazi. C’est cette version que l’URSS va s’efforcer de faire valider par le tribunal de Nuremberg, mais sans succès.

Si la vérité est suspectée depuis longtemps par les historiens, ce n’est qu’avec la fin de l’URSS que les documents probants sont révélés. La Grande-Bretagne rend public en 1989 le rapport de la Croix Rouge de 1941. En  1991, Gorbatchev remet à Boris Eltsine des archives secrètes du Politburo, qui portent notamment sur le massacre de Katyn établissant de manière irréfutable la responsabilité soviétique. Ces documents sont produits devant la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie lors de la mise en accusation du PCUS comme organisation criminelle, puis transmis, en octobre 1992, au président Lech Walesa. Enfin en 2012 les archives nationales américaines déclassifient des documents qui prouvent que les USA savaient depuis 1943 que le massacre était l’œuvre des Soviétiques.

A ce rythme d’ouverture des archives, je ne connaitrai jamais de source officielle russe les responsables des massacres de Boutcha, de Marioupol et autres lieues…

            LE FANTASME : LA NAZIFICATION DE L’UKRAINE.

L’Ukraine, dessinée dans le système soviétique et devenue indépendante il y a 30 ans est constituée d’un assemblage de territoires qui ont connu des histoires bien différentes. La Galicie absorbée par l’empire d’Autriche-Hongrie après le 1er partage de la Pologne en 1772 va connaitre une relative autonomie au sein de celui-ci et au cours du 19e siècle un mouvement de relance de la langue ukrainienne soutenue par l’université de Lemberg/Lvov/Lviv. Tout l’est – les ¾ de l’Ukraine actuelle – est conquis par l’empire Russe à la suite du 3e partage de la Pologne. Le terme d’Ukraine et la langue sont prohibés, le russe s’impose dans ce qui est considéré comme la « petite Russie ». La fin des empires en 1918 se traduit par des vagues de violences déchainées, communautaires et politiques, au rythme du déplacement des fronts militaires, jusqu’à la paix de Riga en 1921. L’URSS, vaincue face à la Pologne en 1920, reconnait le rattachement de la Galicie à la Pologne, qui absorbe aussi une partie de l’actuelle Biélorussie, à l’est de la « ligne Curzon », envisagée comme frontière commune entre Pologne et Russie par les commissions d’armistice. Les états Baltes retrouvent dans le même temps leur indépendance.

L’Entre-2-Guerres entretient donc des développements très opposés entre l’URSS collectivisée dans la violence et l’ouest au système capitaliste clivé par la propriété. L’annexion de ces territoires par l’URSS en 1939 entraine un double mouvement de répression : social par la collectivisation de l’économie, et politique, les élites nationales ou nationalistes étant exécutées (Katyn) ou déportées vers le Goulag. Aussi l’offensive nazie en 1941 est-elle accueillie par une partie de la population comme une libération de la tyrannie soviétique. La majeure partie de la population va vite déchanter, mais de réels courants nazis se développent, souvent cimentés par un antisémitisme aussi virulent que celui des nazis. Les estimations les plus crédibles sont de 250.000 ukrainiens engagés au coté des forces militaires et policières du Reich. Dans chacun des états Baltes c’est de l’ordre de quelques dizaines de milliers. Ces courants vont se réactiver lors de l’avancée des Soviétiques à partir de 1944. Une guérilla nationaliste va durer jusqu’en 1953 dans les états baltes, et jusqu’en 1954 en Ukraine.

L’anti soviétisme tourné désormais contre la Russie est donc une composante incontournable du nationalisme dans ces pays. Ainsi la volonté de Poutine de célébrer le 75e anniversaire de la reconquête des pays baltes en 1944 a été jugé « cynique et provocatrice » par leurs gouvernements qui ont considérés l’annexion réalisée alors comme la poursuite de l’occupation amorcée en 1939 aux termes du pacte germano-soviétique, la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie ne regagnant leur indépendance qu'en 1991. Les idéologies ultranationalistes, dont l'idéologie nazie particulièrement, ont une place incontestable dans ces pays. Le cas le plus emblématique est celui de Stepan Bandera en Ukraine, responsable de crimes au nom de l’idéologie nazie, qui a cru un instant pouvoir s’appuyer sur les Allemands pour obtenir l’indépendance du pays vis-à-vis de l’URSS. De nos jours, les courants les plus extrémistes s’efforcent d’en faire une figure incontournable de l’indépendance ukrainienne. Mais de là à généraliser à toute la population l’étiquette de « nazisme » n’est pas recevable pour un historien, pas que franchit allègrement Poutine quand il parle de « dénazification du pays » pour justifier l’agression qu’il mène.

La fracture électorale engendrée par la « Révolution Orange » de 2004

Toutefois, au sein de l'Ukraine indépendante (depuis 1991), les Galiciens en partie catholiques, pro-démocrates et pro-européens se retrouvent confrontés à l'Ukraine orientale, à forte minorité russophone, à majorité orthodoxe, pro-russe et souvent soviéto-nostalgique. Cette division du pays est à l'origine de la Révolution Orange partie de la Galicie en 2004, qui déboucha dix ans plus tard sur la crise ukrainienne avec Maidan, la perte de facto de la Crimée et la guerre du Donbass. Etre russophone ne signifie pas que l’on ne soit pas ukrainien : il y a des francophones en Suisse et en Belgique qui ne se revendiquent pas pour autant comme Français. Faudra-t-il un jour que notre armée aille les « dénazifier » ? A travers les différents épisodes de la montée d’une conscience nationale émancipée de l’impérialisme du « grand frère » russe, il semble que les Ukrainiens ont optés en masse pour l’idée de l’universalisme des valeurs contre le nationalisme militariste « slave » de Poutine. La scission de l’église orthodoxe dès 1992 me semble très révélatrice. Une partie des orthodoxes ukrainiens a proclamé son autocéphalie (patriarcat de Kiev) tandis que Kiril, le patriarche de Moscou, soutien total à la guerre que mène Poutine, continue d’affirmer son pouvoir sur la totalité du pays. Le patriarcat de Moscou est installé dans l’imposante cathédrale de Zaporijia. Y règne en maître le métropolite Louka qui justifiait récemment la guerre en Ukraine par la nécessité de nettoyer le pays du vice qui l’a contaminé, venu d’une Europe soi-disant assujettie à la perversion homosexuelle.

 La résistance acharnée et l’exode montrent que l’identité ukrainienne s’est renforcée à travers l’exacerbation du conflit. Mais voilà, la Russie poutinienne a mis en avant un nouveau concept de géopolitique : le « Monde russe », fondement idéologique de la défense, par la Russie, des populations russophones hors des limites de son territoire, et des actions de politique étrangère du Kremlin qui en découlent. Un film de fiction tourné en 2016 par la BBC « La Troisième Guerre mondiale : à l’intérieur du poste de commandement », a été l’expression des peurs engendrées par l’application de ce nouveau concept. Dans le scénario, des troubles provoqués dans la partie orientale de la Lettonie par des séparatistes russophones, bénéficiant du soutien des autorités russes, sont à l’origine du déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale.

A SUIVRE, SANS CONCLUSION…

L’enjeu de l’agression en cours n’est pas de dénazifier l’Ukraine mais de pouvoir un jour dépoutiniser (Hitler sauce Staline) la Russie. Et ce n’est certainement pas l’Otan qui peut s’en charger. Mais le peuple russe lui-même. L’ouvrage de Svetlana Alexievitch « La fin de l’Homme Rouge » édité en 2013, recueil d’entretiens sans interférences de l’auteur, montre que le « communisme n’est pas mort, son cadavre bouge encore ». Elle y adjoint en conclusion son discours de 2015 à Stockholm pour la réception du prix Nobel de littérature : « Je prends sur moi la liberté de dire que nous avons laissé passer la chance qui nous a été donnée dans les années 1990. En réponse à la question « Que devons-nous être, un pays fort ou bien un pays digne où il fasse bon vivre ?», nous avons choisi la première option : un pays fort » … « J’ai 3 foyers : ma terre biélorusse, la patrie de mon père où j’ai vécu toute ma vie, l’Ukraine la patrie de ma mère où je suis née, et la grande culture russe sans laquelle je ne peux m’imaginer. Tous les 3 sont chers à mon cœur. Mais de nos jours, il est difficile de parler d’amour. »

Aussi pour mon adresse au « Monde russe » (non mais quel orgueil !) je veux parodier Sade : « Russes, encore un effort si vous voulez être républicains ».

 

Jean Barrot – 18 avril 2022.

 

BIRMANIE - IV

Connaissance & Partage

BIRMANIE 4 –

Rencontre en janvier 2020 entre le général Min Aung Hlaing et le président Xi Jinping

Rencontre en janvier 2020 entre le général Min Aung Hlaing et le président Xi Jinping

ECONOMIE ET DEMOCRATIE :

UNE RELATION PLEINE D’EMBUCHES

LE REVEIL DEMOCRATIQUE ET SES EFFETS

Lorsque le pouvoir militaire amorce un virage très relatif vers la démocratie après les élections de 2010 qui voit son succès et qui le légitime, les Birmans s’emparent très vite du créneau ouvert : 2 grands projets économiques élaborés sous le précédent pouvoir sont vigoureusement remis en question.

La première cible est le barrage de Myitsone sur l’Irrawaddy en pays kachin. Le projet démarre en 2006 avec un accord entre la dictature militaire birmane et la société chinois CPIC (China Power Investment Corporation). Ce barrage, haut de 152m, doit devenir un des 20 plus grands barrages hydroélectrique du monde. Mais son électricité est destinée presque exclusivement à la Chine pour alimenter ses industries du Yunnan et du sud du pays. Et le maitre d’œuvre coté birman est l’Asia World Cie, fondée par un puissant baron de la drogue et dirigée par son fils. Quant à l’eau du réservoir elle doit irriguer une gigantesque plantation dans la vallée dont la création remet en cause les ressources de vie des populations indigènes, de la faune locale et de l'environnement, plus grande zone protégée d'Asie du Sud-Est continentale classé par le WWF pour sa bio diversité (zone de contact entre les biotopes d’Asie du S-E et ceux de la Chine continentale montagnarde). Le lancement des travaux en décembre 2010 entraine une protestation massive de milliers d'habitants déplacés de force dans des zones sans ressources et l’armée kachin reprend les combats en juin 2011 après dix-sept ans de cessez-le-feu. Sous la pression de la population birmane qui juge exorbitant l’avantage concédé à la Chine, Thein Sein, militaire-président depuis les élections, décide en septembre 2011 de suspendre tous les travaux, au grand dam des Chinois qui ont engagés plus de 3 milliards de $ dans ces travaux. Et comme c’est Xi Jinping qui avait négocié l’accord initial, celui-ci le vit comme un affront personnel.

La seconde cible est la mine de cuivre de Monywa. 3 collines très riches en minerai ont été mises en exploitation à partir de 2010 par l’entreprise chinoise Wan Bao et le conglomérat militaire birman UMEHL. (Union of Myanmar Economic Holdings Ltd) qui reçoit 51% des profits de l’activité. Pour cela des confiscations massives de terres et la destruction de villages ont été opérées par l’armée. Des milliers de personnes vivant autour de la montagne ont déjà quitté la zone et 26 villages restent encore sur la liste des « zones à évacuer ». Avec pour conséquence rapide : une destruction de l’environnement et des effets de pollution énorme. En 2012, la colline Sa Bal a totalement disparue et Kyae Sin, n’est plus qu’une colline fréquentée par les camions, où la végétation a laissé place à la poussière et celle de Letpadaung s’est vue amputée d’une partie de son flanc. Face au désastre écologique et à l’impact économique et social sur les communautés locales, de puissantes manifestations se développent avec une occupation du site pour empêcher le développement des travaux et obtenir à terme l’abandon du projet.

J’avais avant le voyage compilé un certain nombre d’informations sur cette affaire. Voici le texte rédigé alors :

« Mais les Chinois ne l’entendent pas de cette oreille : « Les questions de relogement, de compensation, de protection de l'environnement et de partage des profits concernant le projet ont été réglées par les négociations en amont du projet », a assuré l'ambassade de Chine à Rangoon, qui soutient le maintien de l’ouverture de la mine, dont elle a payé sa part de frais.

Plusieurs questions se posent alors:

• avant la signature du contrat entre les 2 sociétés, comment et avec qui a été négociée l’ouverture du site ?

• quel est le contenu du contrat concernant les mesures de “protection de l’environnement” ?

• si la Chine a payé sa part, où est passé l’argent (la société militaire Myanmar Economic Holdings, est visée ces derniers mois par des accusations de corruption dans la presse locale)?

• renforcés par le succès du coup d’arrêt au barrage de Myintsone, les expulsés n’essayent-ils pas d’obtenir des indemnisations plus avantageuses ?

Face au blocage de la situation, le gouvernement a donné l’ordre aux forces de sécurité de dégager le site de ses occupants, le 29 novembre 2012. L’intervention semble avoir été particulièrement violente. Les manifestants cherchant à se réfugier dans un monastère, plusieurs moines ont été blessés et 7 ont été arrêtés. Aung San Suu Kyi s’est alors déplacée à Monywa pour tenter une médiation : « Je veux que le problème de la mine de cuivre soit résolu de façon pacifique et je vais faire de mon mieux pour cela. Même si j'essaie, je ne peux pas garantir mon succès. Mais je crois que je réussirai si les gens m'accompagnent pour trouver une solution ».

Notre guide accompagnateur traduit mon texte pour le vénérable responsable du complexe de Nga Phe Kyaung sur le lac Inle, ce qui va engendrer entre eux une conversation très animée.

Notre guide accompagnateur traduit mon texte pour le vénérable responsable du complexe de Nga Phe Kyaung sur le lac Inle, ce qui va engendrer entre eux une conversation très animée.

Mais à partir de 2016 la relance de l’exploitation s’est faite, malgré la poursuite de l’action populaire associée à des moines bouddhistes et la répression est restée tout aussi violente. En 2017 Amnesty International mène une étude sur les effluents rejetés par la mine et montre leur toxicité et l’empoisonnement des eaux de la Chindwin, sans réaction de l’état et avec le déni de Wan Bao. Aussi n’est-il pas surprenant de voir aujourd’hui la population et les mineurs de Monywa en pointe contre le coup d’état.

LES GRANDS PROJETS EN « STAND BY »

Le président Thein Sein est coincé entre l'importance des relations nouées avec son partenaire chinois et l'opinion publique que la répression ne parvient pas à juguler. Dans ces conditions les investisseurs étrangers sont de plus en plus réticents à s’engager dans les grands projets de développement élaborés par son gouvernement : MAPLECROFT, un cabinet britannique de conseil, classe en 2013 la Birmanie dans le top 10 des pays « extrêmement risqués ».

L’attentisme est aussi lié à l’incertitude électorale que génère cette ouverture démocratique. La victoire électorale de la LND en 2015 reste cependant sans effet pour une révision constitutionnelle. La Constitution, rédigée en 2008, stipule que toute révision (article 436) doit obtenir plus de 75% des votes au Parlement. Comme les militaires disposent d’office de 25% des sièges, le verrouillage est total. Pour amender le texte, il faudrait qu’au moins un militaire vote pour. Impensable ! Par contre un gouvernement civil peut se mettre en place à partir de 2016, restant cependant sous la tutelle étroite des militaires.

Les grands projets de connexion à l’espace mondial d’une Birmanie qui affiche sa volonté de rupture avec l’isolationnisme reviennent sur le devant de la géopolitique du pays à partir de 2016. J’en examinerai 4, aux implications très différentes. Lancés en 2011 sur le modèle des Zones économiques spéciales (ZES) initiées en Chine par Deng Xiaoping (zone industrialo-portuaire exonérée de fiscalité, permettant des activités de sous-traitance à bas salaires visant le marché mondial), la Birmanie en a programmé 4, chacune avec un partenaire de référence.

La ZES de SITTWE ET LE PROJET DE « COULOIR DU KALADAN »

Schéma d’organisation multimodale des transports entre Inde et Birmanie.

Schéma d’organisation multimodale des transports entre Inde et Birmanie.

Son origine date d’un accord de partenariat avec l’Inde en 2008 pour contourner le verrou que constitue le Bengladesh entre Calcutta et les provinces himalayennes du N-E. Pour y accéder par le couloir de Siliguri (le “cou de poulet”, entre Népal et Bengladesh) le trajet est d’environ 2000 km dont une bonne partie s’effectue sur des pistes avec tous les aléas que cela comporte en période de mousson et à portée d’une intervention militaire chinoise, la Chine contestant la propriété de l’Inde sur l’Arunachal Pradesh. L’idée a donc été de désenclaver le Mizoram en passant par la Birmanie selon 2 modalités complémentaires : une liaison maritime à grosse capacité de charge entre Calcutta et Sittwe (500 km à très faible coût de transfert) puis de Sittwe vers le Mizoram à travers l’état Rakhine par voie fluviale puis terrestre sur environ 300 km. En distance à parcourir, on réduit le trajet de plus de 1000 km. Les travaux lancés en 2010 vont cependant connaître de nombreux retards (problèmes de financement, d’insécurité, d’environnement et de résistance des populations aux expropriations nécessaires). Initialement prévue pour une mise en service en 2014, cette échéance a été repoussée à 2019-20 à partir de la relance des travaux en 2017. Et actuellement on envisage plutôt 2024, si le pouvoir issu du coup d’état ne vient pas bouleverser le calendrier.

Comme la Chine conteste le tracé de la frontière des provinces du N-E, elle a intérêt a freiner tout ce qui améliore l’emprise de l’Inde sur ces provinces. D’où le soupçon qu’elle soit, sinon à l’origine, en tous cas un soutien de la formation de l’armée de l’Arakan (AA) dont les attaques débutent seulement en 2018. Les services de renseignements indiens montrent que « la Chine fournit des armes sophistiquées de haute qualité, y compris des missiles sol-air à l’AA ». Car la ZES de Sittwe entre en outre en compétition avec la ZES de Kyaukpyu un centaine de km plus au sud et pilotée par la Chine

LA ZES DE KYAUKPYU ET LE « CORRIDOR CHINOIS »

Le terminal des hydrocarbures de Kyuakpyu

Le terminal des hydrocarbures de Kyuakpyu

De longue date, les ressources naturelles de la Birmanie ont constitué une cible pour l’économie chinoise, qu’elles soient exploitées légalement ou illégalement par des trafics frontaliers. Mais avec la montée en puissance du pays et la mondialisation de son économie, la Chine voit dans le territoire birman un formidable raccourci pour gagner l’océan Indien. A partir de 2010 et surtout depuis le lancement du projet des « Routes de la Soie » en 2013, la pression est forte sur la Birmanie pour qu’elle inscrive son ouverture et son développement économique dans cette perspective. Le but principal est d’ouvrir un couloir de transport terrestre du Yunnan au golfe du Bengale. Mais en 2014, échaudé par les réactions au barrage de Myitsone et de la mine de Monywa, Thein Sein annule un projet de chemin de fer entre la frontière et Mandalay, lancé en 2011, face aux protestations des habitants concernés par le tracé.

Mais après la victoire de la LND en 2015, Aung San Suu Kyi se montre intéressée par l'Initiative chinoise de la ceinture et de la route de la soie (BRI). Elle participe aux 1er et 2e forums de la BRI qui se tiennent en mai 2017 et avril 2019 à Pékin, ce qui est une source de l’accusation menée contre elle par la junte, d’avoir « vendu le pays à la Chine ». Mais si fin 2017, un projet de protocole d'accord est signé pour la création du Corridor économique Chine-Myanmar (CMCE), le CMCE consistant à relier le Yunnan par Mandalay à Yangon et Kyaukpyu (sur la côte d'Arakan) par un chemin de fer à grande vitesse et un nouveau réseau autoroutier ainsi que la création de nouvelles zones industrielles, rien n’est alors acté.

Par cette accusation, la Tatmadaw cherche à faire oublier que la mise en exploitation du gisement gazier de Shwe, faisant de la Chine l’unique bénéficiaire de celui-ci, est signé dès 2007 par la dictature militaire. Elle lui accorde ce privilège par un contrat de 30 ans, avec la création d’un gazoduc vers le Yunnan, les travaux commençant en 2009, avant même que Aung San Suu Kyi soit libre de ses mouvements. Inauguré en 2013, le gazoduc est couplé à un pipeline reliant Kyaukpyu à la province du Yunnan entré en service en 2017. Ils évitent que les hydrocarbures alimentant la Chine ne passent par le détroit de Malacca, où la piraterie est endémique et dont le verrouillage peut être rapide, et à travers les zones de tensions en mer de Chine méridionale. Pour effectuer les travaux, 80.000 personnes habitant sur le tracé du pipeline et du gazoduc ont été déplacées. L’environnement de toute la région a été affecté et les compensations offertes ont été très inégales entre les villages, le plus gros partant vers le pouvoir central.

Mais la Chine attend plus : elle souhaite faire de Kyaukpyu, pas seulement un poste d’accueil des pétroliers et des réservoirs de stockage qui alimentent l’oléoduc, mais un port en eaux profondes pour recevoir et surtout expédier des marchandises conteneurisées et une zone franche de production industrielle. Ce projet de développement de Kyaukpyu est confié à l’entreprise d’état chinoise CITIC en 2015 pour un budget estimé dépassant les 10 milliards de $. Cependant, en août 2018, craignant un problème de « piège de la dette », tel que celui qui étrangle le Sri Lanka après la création de la base portuaire d’Hambantota par la Chine, la Birmanie réduit le projet du port de Kyaukpyu, ramenant l’investissement à environ 1,3 milliard $. Selon le conseiller économique d'Aung San Suu Kyi, ce coût est bien plus plausible pour les besoins réels du Myanmar. En 2019, Aung San Suu Kyi enfonce le clou en indiquant à Pékin la volonté birmane d’étudier les projets chinois à travers un mécanisme national. Elle envisage la création d’une nouvelle banque nationale des grands projets économiques qui respecterait les procédures, lois et régulations birmanes tout en s’assurant du respect des intérêts birmans et de la société birmane. Mais on est loin du compte pour la Chine. Aussi en janvier 2020 c’est Xi Jinping qui vient en personne défendre son projet, rencontrant Aung San Suu Kyi et le général Min Aung Hlaing, assurant que la Birmanie et la Chine ont « une communauté de destin ».

Un sentiment anti chinois commence cependant à prendre de l’ampleur dans la population birmane, même si la Chine reste le premier partenaire économique du pays (elle absorbe 30% des exportations et alimente 40% des importations) en raison du boycott occidental. Cette visite s’est cependant soldée par l’absence de grande annonce d’accord. Au total une quarantaine de projets auraient été proposés dans le cadre de la BRI, seulement 9 auraient été approuvés dont uniquement 3 sont rendus publics. Or 2 sont connus de longue date : une zone économique spéciale dans le port en eaux profondes de Kyaukpyu, et la construction d’une ligne de chemin de fer entre le poste frontière chinois de Ruili/Muse et Mandalay, rejeté en 2014, mais dont on relance début 2019 l’étude de faisabilité sur le terrain. Mais au cours de l’été, une attaque menée par l’alliance de 3 groupes ethniques armés le long du tracé éventuel relance les débats sur le risque d’exacerbation des conflits actifs autour des projets chinois. Seule nouveauté : la création de 3 ZES dans les Etats Kachin et Shan où pourtant la conflictualité reste forte. Le manque de publicité officielle détaillée de la rencontre pose 2 questions :

* la Chine acceptera t-elle de soumettre ses projets à des appels d’offres ouverts aux entreprises non-chinoises ?

* quid de la rentabilité des projets du Corridor pour la Chine si ces derniers sont réduits dans leur échelle ?

LA ZES DE DAWEI ET LE « CORRIDOR THAÏLANDAIS »

Tracé de la route à créer vers Bangkok

Tracé de la route à créer vers Bangkok

En 2008, le gouvernement thaïlandais signe un protocole d'accord avec la junte militaire du Myanmar pour développer une ZES sur l'océan Indien, au droit de Bangkok isolé au fond du golfe du Siam. Il s’agit de transformer la ville côtière de Dawei, endormie, en la plus grande zone industrielle et commerciale d'Asie du Sud-Est - couvrant une superficie d'environ 200 kilomètres carrés et incorporant un port en eau profonde. L’avantage pour la Thaïlande est évident : ses exportations vers l’océan Indien passeraient de 10 jours via Singapour à 1 ou 2 jours par Dawei. En outre cela permettrait aussi de connecter la Birmanie avec le corridor économique oriental du projet de Grand Mékong destiné à structurer les relations au sein de l’Asean dont la Birmanie est devenue membre en 1997.

Ce protocole d'accord se concrétise en 2011 en accordant à ITD (Italian-Thai Development), la plus grande entreprise de construction de Thaïlande, une concession de 75 ans pour attirer les investissements et lancer la réalisation du projet. Selon le calendrier adopté en 2012, l’opération est censée s’achever en 2015 pour un coût total révisé à près de 11 milliards de $. Mais très vite, il se révèle qu’ITD est incapable d’assumer ce plan et, pour sauver le projet, les gouvernements thaïlandais et birman prennent une participation de 50 % chacun, se lançant à la recherche de nouveaux investisseurs. Après deux ans de paralysie, de nombreux experts font valoir que le méga-projet est voué à l'échec. Aussi en 2015, le projet est relancé dans un format réduit avec la participation du Japon. Dans un premier temps jusqu’en 2025, il engendrerait la création d’un petit port, d'un terminal de gaz naturel liquéfié, de centrales électriques et de télécommunications pour alimenter le développement d’industries légères (pêche, textile) sur une zone industrielle réduite. Puis après 2025 on aborderait l’élargissement de la ZES au port en eau profonde, à l’implantation des industries lourdes et à des industries plus diversifiées. Mais sur pression thaïlandaise, c’est de nouveau ITD qui est en charge du pilotage du projet.

A partir de novembre 2017 la réalisation semble lancée. En particulier la liaison routière Bangkok Dawei aux normes internationales est prioritaire et doit être achevée en 2020, de même que l’alimentation électrique de la ZES par une centrale au gaz développée par Total et Siemens à Kanbauk. Mais les oppositions locales se sont amplifiées se cristallisant autour des déplacements forcés de population (entre 22 000 et 43 000 personnes, selon les estimations initiales) et des externalités environnementales, les normes anti-pollution étant bien moindres en Birmanie qu’en Thaïlande. Des forêts de mangroves protectrices du littoral ont été défrichées pour faire place au port, tandis que la construction de routes et la déforestation ont compromis l’organisation naturelle des bassins versants, provoquant l'érosion et la pollution des rivières. Et rien ne progresse vraiment.

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Les méthodes de travail pour l’amélioration du réseau routier en 2013 peuvent permettre de comprendre les retards dans l’élaboration de l’axe routier.

Les méthodes de travail pour l’amélioration du réseau routier en 2013 peuvent permettre de comprendre les retards dans l’élaboration de l’axe routier.

Aussi le comité en charge de la ZES de Dawei a fait part de sa « perte de confiance » à l’égard de la société thaï ITD. Il s’est plaint de retards répété d’ITD, « de manquements récurrents à ses obligations financières » dans le cadre des contrats et « de son échec à confirmer sa capacité financière à poursuivre le développement » de l’infrastructure portuaire. Le 18 janvier 2021, la Birmanie a annoncé la rupture de ses contrats avec groupe thaïlandais, déclarant se mettre en quête de nouveaux investisseurs pour cette ZES. «Si les investisseurs actuels ne peuvent pas développer efficacement le projet, alors les entreprises chinoises sont nos seules options. Les Chinois ont la capacité de développer ce projet », a déclaré un analyste local cité par le Myanmar Times (Source : AFP – 19 Janvier 2021)

Tiens, tiens… retenez bien cette date.

LA ZES « JAPONAISE » DE THILAWA

Portail d’accès à la zone portuaire de Thilawa

Portail d’accès à la zone portuaire de Thilawa

C’est la première zone envisagée pour accompagner la croissance urbaine de Rangoun depuis l’adoption de la politique d’ouverture économique du pays. En 2011 la zone retenue se situe à une trentaine de km au sud de la ville sur l’estuaire de la Yangon. Dès l’origine le Japon est associé comme partenaire pour son développement par l’intermédiaire de la JICA (Japan International Cooperation Agency). La JICA et les entreprises japonaises détiennent 49% du capital de la société birmane gérant la ZES. La première étape a consisté à améliore les infrastructures portuaires, routières et énergétiques et dans un second temps à attirer les entreprises étrangères pour développer l’emploi en renforçant le secteur industriel.

Dès 2015 la zone est opérationnelle et fin 2018, 90 entreprises internationales se sont déjà installées couvrant une large gamme d’activités (logistique pour conteneurs, montage automobile, construction navale, etc.) où domine cependant l’industrie textile, favorisée par les salaires nationaux très bas (environ 38 € par mois).

Ouvrières qualifiées dans une entreprise de soieries pour du tissus haut de gamme.

Ouvrières qualifiées dans une entreprise de soieries pour du tissus haut de gamme.

Comme dans les autres zones, le problème foncier a généré des tensions fortes dans le riche espace agricole du secteur. Prétextant l’achat des terres par le pouvoir militaire dès 1996 contre des indemnisations dérisoires, le gouvernement de Thein Sein expulse les ménages se trouvant sur place en janvier 2013, leur annonçant qu’ils devaient quitter les lieux sous 14 jours. Face aux troubles que cela suscite, la JICA décide de prendre en main la gestion des expropriations et avec le gouvernement de la LND élu en 2015 parvient à des indemnisations plus équitables. Mais la plupart des paysans expropriés n’ont pas obtenu d’emploi dans la zone et ils ont du migrer vers d’autres terres ou rejoindre les cohortes des journaliers vivant des petits boulots urbains.

Même si les autorités japonaises se sont toujours glorifiées d’être « un partenaire historique de la Birmanie depuis la Seconde Guerre mondiale » et d’avoir maintenus « pendant les sanctions internationales, [leur] présence pour des besoins humanitaires », elles n’ont pas du tout apprécié le coup d’état. Plusieurs entreprises japonaises ont annoncé la suspension des investissements programmés dans le pays et le freinage de leurs activités..

MON HYPOTHESE « COMPLOTISTE » : LES MANIPULATIONS CHINOISES

D’abord je tiens à préciser que les complots dans la gestion des relations internationales sont une réalité indiscutable pour les historiens. Bien sûr, pas un complot planétaire des Illuminatis, des judéo-bolcheviques, voir des extraterrestres infiltrés pour préparer un chaos destiné à s’emparer de notre belle planète. Mais souvenez vous de la médiatisation phénoménale du général Colin Powell agitant son petit tube de poudre à l’assemblée de l’ONU pour organiser une coalition contre l’Irak de Saddam Hussein.

J’en reviens à l’accusation forte prononcé par le responsable du coup d’état, le général Min Aung Hlaing contre Aung San Suu Kyi. Parmi les bricoles à charge pour la « justice » de la junte, elle est dénoncée comme vendant le pays aux Chinois, ce que la Tatmadaw, incarnant l’essence même du pays, ne saurait accepter. Alors je vous propose de relire mon texte en étant attentif aux dates. Si j’ai accumulé celles-ci pour chaque projet, ce n’est pas par étalage d’érudition mais par souci d’établir une chronologie rigoureuse des options prises par les pouvoirs militaires qui ont précédé l’arrivée au pouvoir (limité !) de la LND en 2016. Vous allez constater que toutes les mesures favorables à la Chine sont prises alors, tandis qu’à partir de 2016 le gouvernement civil cherche à diversifier les partenaires et à adopter des procédures d’appel d’offre aux normes internationales.

Mais cette ouverture est plombée vers l’Occident par « la crise des Rohingyas ». Les pogroms ont commencé dès 2012 suscitant un exode massif. En septembre 2016, à la demande d'Aung San Suu Kyi, une commission consultative, composée de Birmans et d'étrangers est constituée sous la présidence de Kofi Annan pour trouver le moyen de restaurer un modus vivendi entre les différentes communautés en Arakan, le gouvernement s’engageant à en suivre les recommandations. Or dès que le rapport est connu en 2017, l’armée déclenche une répression féroce contre les Rohingyas dans l’état Rakhine, allant jusqu’à des mesures d’épuration ethnique. On peut certes reprocher à Aung San Suu Kyi son silence, mais en gardant toujours à l’esprit que pas plus elle que le gouvernement civil n’ont de pouvoir sur la Tatmadaw.

Et en 2018 l’Armée de l’Arakan entre en scène. Fondée en 2009 dans l’état Kachin, formée et encadrée par la KIA, armée par la Chine, elle se bat contre la Tatmadaw aux cotés des idépendantistes kachins. Des groupes se réclamant de son programme s’installent à partir de 2015 à proximité de la frontière du Bangla Deshet de l’Arakan et attaquent les troupes de la Tatmadaw sur le territoire rakhine. Le conflit prend de l’ampleur en 2018 et l’AA est répertoriée par le gouvernement comme organisation terroriste. Les morts se comptent par centaines et les déplacés sont estimés à 200.000. Cette insécurité forte est tout bénéfice pour la Chine qui arme l’AA et refuse de la classer comme groupe terroriste : les travaux du « couloir de Kaladan », promu par l’Inde n’avancent pas. Le coup d’état militaire, en retirant l'AA de la liste des groupes terroristes, soulage la Tatmadaw tout en accentuant la pression contre le projet indien, puisque l’AA, désormais considérée comme une armée ethnique, devient parti prenante de la réalisation de ce projet. Je l’imagine mal prenant parti contre son parrain chinois…

Chine = 1 ; Inde = 0

Pour Kyaukpyu, l’avantage chinois est certain avec la mise en services des tubes. Mais la démesure du projet de la ZES en entrainant des réactions populaires fortes et une révision de l’échelle du projet par le gouvernement civil birman permet de conclure provisoirement sur un match nul 0/0. Le coup d’état, en liquidant le pouvoir civil et en réprimant sans état d’âme les contestataires, peut donner une marge de manœuvre aux militaires dont on connaît bien les accommodements passés avec la Chine qui dispose d’une carotte majeure : la possibilité de faire taire les révoltes ethniques qu’elle arme et manipule. Si elle a pu penser un instant composer avec Aung San Suu Kyi, garante de la paix sociale intérieure, les attaques contre les usines chinoises de ces derniers jours et la profondeur du sentiment antichinois de la population, considérant à tort ou à raison, que leur voisin est impliqué dans ce coup d’état renvoie la Chine vers un compromis avec les militaires. Chine = 1 ? ; peuple birman = 0.

A Dawei, la Thaïlande semble marginalisée. Mais l’importance du projet est telle pour le pays qu’il est peu vraisemblable qu’il y renonce facilement. Le levier des Thaïs de l’état Shan peut être activé pour freiner la Tatmadaw dans sa visée hégémonique. Suite à l’annulation des contrats d’ITD, le Premier ministre thaïlandais déclarait juste avant avant le coup d’état « Le projet a connu quelques problèmes mais nous progressons. Il y aura des négociations avec les autorités birmanes et je pense que les choses vont s'améliorer ». La proposition chinoise, il y a 2 mois, de reprise des contrats d’ITD n’enthousiasmait pas le pouvoir civil de la Birmanie et était loin de satisfaire la Thaïlande. Alors qu’elle a aussi réduit les ambitions de la Chine sur son territoire elle envisageait plutôt un recours à un arbitrage de l’ASEA. Qu’en sera t-il avec les militaires ? Chine = peut-être 1… La Thaïlande peut-elle obtenir le nul ?

Le seul poste non susceptible de tomber dans l’escarcelle chinoise est la ZES de Thilawa. Le Japon est le seul partenaire à avoir respecté les délais de son engagement et semble jouir d’un préjugé favorable dans l’opinion, vue le rôle joué par le pays dans son indépendance. Mais la dénonciation du coup d’état par le Japon peut entrainer sa marginalisation si le coup d’état triomphe du peuple. Au bénéfice de qui ? Mystère pour l’instant. Mais n’oublions pas que le CMCE chinois prévoit de Mandalay à Rangoun une liaison ferroviaire à grande vitesse, un calibrage des infrastructures adapté à des trains lourds et une liaison autoroutière à gros débit. Dans cette perspective, Thilawa pourrait devenir le second exutoire de l’industrie chinoise sur l’océan Indien. Chine = pourquoi pas 1, peut-être ? un jour ?

Pour conclure, « la communauté de destin » évoquée par Xi Jinping me fait penser à ce poème de Jacques Prévert « La brouette ou les grandes inventions » que je reformule :

« Le paon fait la roue le hasard fait le reste

Xi s’assoit dedans et les birmans le poussent »

POST SCRIPTUM :

J’ai récemment fait une conférence pour le Secours Populaire sur la Retirada et la guerre d’Espagne. L’évolution de la situation birmane m’y fait fortement penser avec en horizon la victoire de la junte. Mais une différence clé doit être soulignée : si la Tatmadaw ne connais pas de défections massives, elle est mise en difficulté économique par les grèves et boycotts de l’activité par la plus grande masse du peuple, alors qu’en Espagne le violent clivage au sein de la population espagnole offrait un recours aux militaires pour s’imposer. L’histoire ne se répète pas. Pourvu qu’elle ne bégaye pas…

ANNEXE [proposition de 2012]

Si vous souhaitez mieux connaître ce pays, particulièrement attachant pour moi, voici quelques pistes de lectures.

La littérature birmane traduite en français est très maigre.

Depuis le début de la dictature, écrire est un exercice à haut risque. Peu s’y sont risqué en Birmanie et le dernier demi-siècle s’apparente plutôt à une nuit noire…

Voici ce que j’ai trouvé et lu :

MA MA LAY – LA MAL AIMEE ; L’Harmattan - 2005

MYA THAN TINT – SUR LA ROUTE DE MANDALAY, histoires de gens ordinaires en Birmanie ; Olizane - 1999

PASCAL KHOO THWE – UNE ODYSSEE BIRMANE ; Gallimard 2009

Pour la Birmanie vue de l’étranger

Je vous suggère pour connaître son histoire :

AMITAV GOSH – LE PALAIS DES MIROIRS ; Seuil 2007

GEORGE ORWELL – UNE HISTOIRE BIRMANE, 10/18 2001

MICHIO TAKEYAMA – LA HARPE DE BIRMANIE ; Motifs - 2006 (traduction d’un ouvrage de 1948)

Et pour la période contemporaine :

SEBASTIEN ORTIZ – PORTRAITS BIRMANS ; Arléa - 2012

CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT – BIRMANE ; Pocket - 2007

MAX MILAN – LE VISAGE DE LA FOLLE ; Payot Rivages - 2012

KAREN CONNELLY – LA CAGE AUX LEZARDS ; Buchet Chastel - 2007

NORMAN LEWIS – TERRE D’OR ; Picquier poche – 2004

Jean Barrot

BIRMANIE - III

Connaissance & Partage

NOTE DE PRESENTATION : ce texte que j’ai proposé aux amis participant au voyage que j’ai organisé date de fin 2012. A la relecture il mérite d’être conservé sans changement.

Mais un prochain texte fera le point actuel sur les projets qui se dessinaient alors et sur les perspectives de l’après coup d’état. La persévérance de l’opposition démocratique malgré l’intensité de la répression n’interdit pas d’espérer qu’elles pourraient être démocratique…

Jean BARROT – 18/3/2021

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Un simple coup d’œil sur une carte montre un pays coincé entre les 2 énormes puissances que sont l’Inde et la Chine (la Birmanie n’est guère plus peuplée que la province chinoise voisine du Yunnan mais est tout aussi bigarrée). Pour la Chine, une relation stable et amicale avec la Birmanie représente l’opportunité d’une ouverture sur l’océan Indien raccourcissant de plusieurs milliers de km l’itinéraire maritime.

POUR COMPRENDRE LE POSITIONNEMENT GEOSTRATEGIQUE DE LA BIRMANIE.

Refermée volontairement lors de l’établissement de la dictature militaire de Ne Win en 1962, la Birmanie semble vouloir prendre un tournant à la fin des années 1980. La Guerre Froide cesse faute de combattants : la politique gorbatchévienne achève l’agonie du bloc soviétique où se manifestent de nouvelles attentes. Tout l’Est asiatique en subit les contrecoups : puissantes manifestations de 1988 en Birmanie, fin du régime des Khmers rouges au Cambodge en 1989 et surtout manifestations de Tien An Men en Chine. Si la dictature birmane écrase les manifestants dès l’automne 1988 et place Aung San Suu Kyi en résidence surveillée dès 1989, la junte doit céder sur l’organisation d’élections. Pour la 1ere fois depuis ¼ de siècle, des élections relativement libres se tiennent en 1990. Malgré les pressions, les multiples guerres ethniques, le pays manifeste sans ambigüité la volonté de démocratie et d’ouverture de son peuple. Mais la dictature n’est pas prête à laisser tomber. Elle refuse le verdict des urnes, confortée dans cette voie par la répression menée à Pékin par le gouvernement chinois.

UN PAYS SOUS EMBARGO ?

Les Occidentaux (Etats-Unis, l'Union européenne, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l'Australie) sont à l'origine de la demande de mise en place de sanctions contre la Birmanie, au nom de la défense de la démocratie. Le pays est alors placé sous embargo et les dirigeants de la junte inscrits sur une liste noire.

Aung San Suu Kyi, entourée des leaders de la NLD (National League for Democracy) s’adresse aux militants depuis la maison où elle est en résidence surveillée (été 1996). La plupart des manifestant venus l’écouter seront arrêtés et emprisonnés.

Aung San Suu Kyi, entourée des leaders de la NLD (National League for Democracy) s’adresse aux militants depuis la maison où elle est en résidence surveillée (été 1996). La plupart des manifestant venus l’écouter seront arrêtés et emprisonnés.

Sans grand effet. Polarisés sur la “promotion de la démocratie” en Birmanie et le sort d’Aung San Suu Kyi, les Occidentaux ne prête pas attention à la nécessité de trouver une solution viable pour mettre un terme aux conflits internes (insurrections communistes et ethniques) qui, de la fin des années 1940 aux années 1980, ont maintenu l’armée birmane (Tatmadaw) en position de pivot de la vie politique du pays. La vision occidentale ne prend pas en compte l’extrême complexité d’un pays où l’Etat, la société civile, le pouvoir en place et l’opposition ne sont pas monolithiques. A partir de 1990, la junte tente de trouver des issues à cet isolement sur la scène internationale. Elle prend quelques initiatives pour ouvrir le pays à l’économie mondiale et introduire un peu de liberté dans la vie quotidienne. Mais chaque avancée est vite suivie par un repli. Le seul acquis est la signature de cessez-le-feu avec la plupart des rébellions (une seule reste un vrai souci : l’Armée Unie de l’Etat Wa – une ethnie chinoise présente des 2 cotés de la frontière – (UWSA), avec ses quelques 20 000 combattants bien équipés qui contrôlent une zone montagneuse de la taille de la Belgique dans l’Est de l’état Shan).

* La Chine, soumise à la même politique de sanction après Tien An Men, est la première à offrir ses services. En convergence avec les options politiques de la junte, elle porte un intérêt tout particulier aux ressources existant dans le pays et à l’accès à l’océan Indien qu’il représente. Rien qu’en 2010, la Chine a investi près de 10 milliards de dollars dans les infrastructures hydro­électriques, l’exploitation minière, la construction de ports en eau profonde et celle d’un gigantesque pipeline qui doit relier la Chine à l’océan. Mais présenter la Birmanie comme un simple pion de la Chine sur l’échiquier internationale reste un raccourci hasardeux.

* Une seconde ouverture se réalise avec l’admission de la Birmanie au sein de l’ASEAN en 1997. Fondée 30 ans plus tôt, au moment où s’intensifie la guerre américaine au Vietnam, par 5 pays qui veulent enrayer la propagation du communisme, l’organisation prend un tournant au milieu des années 1970, après l’abandon du Vietnam à son sort par les USA en 1973 et l’abandon définitif du système de parités fixes étalonnées sur l’or dans les échanges mondiaux en 1976. L’ASEAN recentre sa doctrine sur 4 points : non ingérence dans les affaires intérieures, recherche d’une résolution pacifique des conflits, coopération économique régionale prioritaire et affirmation d’une identité régionale hors blocs de la Guerre Froide. Avec la fin de celle-ci, le présupposé anticommuniste cède le pas à l’intensification des relations régionales : le Vietnam entre à l’ASEAN en1995, la Birmanie en 1997 et le Cambodge en 1998. Mais surtout, après la violente crise financière dite “asiatique” de 1997, un regroupement dit ASEAN + 3 (Japon, Chine, Corée du Sud) se met en place et connaît un essor rapide : le degré d’intégration régional dépasse celui de l’ALENA en Amérique et approche celui de l’UE. Si l’ASEAN à ses débuts est plutôt constituée de pays musulmans, le déplacement vers le bouddhisme est aujourd’hui patent. Privée en 2006 de la présidence de l’ASEAN au prétexte démocratique, la Birmanie occupe dans l’ensemble une position de référence dans le bouddhisme, héritage d’une histoire religieuse vieille d’un millénaire.

* Pour renouveler tous ses systèmes d’armements et la formation de ses techniciens militaires, la Birmanie ouvre un nouveau champ de relation. Plutôt qu’avec la Chine, elle préfère, en 2001, signer des accords avec la Russie qui est désormais le 2e fournisseur d’armement du pays. Puis, en 2006, un accord intergouvernemental large accorde à 3 sociétés pétrolières russes un droit à prospection sur le plateau continental birman. Enfin, en 2007, un accord de partenariat pour le développement d’un centre de recherche nucléaire à vocation médicale est signé, la Birmanie ayant accepté le principe du contrôle international de l’AIEA.

* L’Inde, alliée sans réserve d’Aung Sang Suu Kyi (sa mère a été ambassadrice dans le pays et elle-même y a fait une partie de ses études), s’est aussi rapprochée de la junte birmane dans les années 1990, notamment sur des questions de sécurité (les 2 pays partagent une longue frontière commune) et d'énergie. Mais les relations sont restées très modestes : en 2010, les échanges indo-birmans ne sont que le ¼ des échanges sino-birmans. Aussi, depuis les avancées démocratiques du pays, l’Inde cherche à rattraper son retard par rapport à la Chine. En mai 2012 lors de la visite du Premier ministre indien (pour la 1ère fois depuis 25 ans), douze accords sont signés, couvrant divers domaines dont la sécurité, le développement des zones frontalières, le transport, le commerce et les investissements.

* De la même manière, depuis 2011, les Occidentaux ont renoué des contacts au plus haut niveau (visites d’Hilary Clinton, de Jupé, en attendant celle d’Obama) et ont assoupli l’embargo ou levé les sanction pour ne pas rester à l’écart d’un pays au potentiel notable. Mais déjà depuis plusieurs années, malgré les protestations vertueuses des pays occidentaux, certaines de leurs sociétés ont signé des contrats avec la junte au pouvoir : la française Total et l’américaine Unocal se sont engagées dans le domaine pétrolier, dès le milieu des années 90.

La politique des sanctions n’a pas franchement influé sur le destin politique de la Birmanie : elle n'a pas empêché la junte de réprimer brutalement tous ses opposants, elle a été inefficace pour faire libérer Aung San Suu Kyi. Par contre au plan économique, les sanctions ont complètement appauvri le pays, privé d’accès à l’aide au développement ainsi qu’aux marchés, aux connaissances et aux capitaux occidentaux. Victime de son repli volontaire et de cet isolement forcé, la Birmanie a insensiblement glissé sous tutelle chinoise avec de lourdes conséquences pour l’environnement local et pour nombre d’habitants. C’est en fait l’arrivée d’une nouvelle génération sur la scène politique, dans une société plus complexe, et le renouvellement des cadres militaires qui a fait apparaître le pouvoir de la junte comme un régime dépassé, même aux yeux des plus hauts cadres de l’armée.

LE « NERF DE LA GUERRE »

La Birmanie est l'un des plus anciens producteurs de pétrole au monde. Le premier baril est exporté en 1853 et la première société étrangère opérant dans le secteur fut la Rangoon Oil Company, créée en 1871. A partir de 1886 le secteur pétrolier est dominé par la Burmah Oil Company (BOC). Créée par un écossais, elle intègre au 20e siècle ce qui va devenir le groupe BP et est nationalisée par la junte en 1963. Les champs de Ychaugyaung (1887) et de Chauk (1902), sont toujours en production. L’état, maître total des ressources, entend procéder lui-même à l’exploitation. Mais les réserves sont limitées et la technologie de pointe n’est pas maitrisée par le pouvoir birman.

Un puits de pompage en rénovation en 2013 dans la région de Chauk

Un puits de pompage en rénovation en 2013 dans la région de Chauk

L’impasse économique générale pousse le pouvoir à assouplir les règles économiques du régime. En 1988, l’état fait appel à des sociétés étrangères pour développer la prospection et l’exploitation des hydrocarbures, selon des contrats dits “en partage de production”. Car si les réserves terrestres sont limitées, l’off-shore se révèle vite un pactole, notamment gazier. Il attire nombre de compagnies chinoise, indienne, thaïlandaise, sud-coréenne française et américaine. C’est alors que le gisement gazier de Yadana en mer d’Andaman est découvert par la compagnie nationale birmane, à une soixantaine de kilomètres du rivage le plus proche, dans le prolongement sous-marin du delta de l'Irrawaddy. Mais si l'eau est peu profonde à cet endroit, une quarantaine de mètres, le réservoir est, lui, situé environ 1300 mètres plus bas. La Birmanie a donc besoin d’un opérateur disposant de la technologie adéquate et c’est le groupe Total qui obtient le contrat.

Le consortium monté par Total se compose ainsi : Total (France) 31.2% ; Unocal (USA) 28.3% ; PTT (Etat Thailandais) 25.5% ; MOGE (Etat Birman) 15%

Le consortium monté par Total se compose ainsi : Total (France) 31.2% ; Unocal (USA) 28.3% ; PTT (Etat Thailandais) 25.5% ; MOGE (Etat Birman) 15%

Il constitue un consortium dont il est le chef de file pour l’exploitation du gisement. L’essentiel de la production est écoulé en direction de la Thaïlande où le gaz birman couvre 1/3 de la consommation du pays. Il y arrive par un gazoduc qui traverse l’état Môn dans une zone de conflit, alimenté par les guérillas môn et karen. La construction du gazoduc a donné lieu à des exactions contre les populations locales : déplacement forcé des villageois sans indemnisation des terres agricoles perdues, exploitation du travail forcé de gens raflés par les militaires, au nom du système traditionnel des corvées villageoises, et dégâts écologique considérables au long du corridor d’implantation des tubes. La sécurisation de l’investissement s’est traduite par un renforcement de la présence militaire au voisinage de celui-ci. Ce qui a incité la guérilla môn à accepter un cessez le feu en 1995.

Le gisement de Yadana selon une estimation publiée en 2010 aurait rapporté plus de 9 Mds$ depuis sa mise en exploitation. Mais tout cet argent n’a pas vraiment profité au pays.

Je schématise son destin sur 100$ (donc à lire en%) : environ 50$ ont été versé directement dans 2 des plus grandes banques offshore de Singapour. Ces versements alimentent des comptes des membres de la junte pour un enrichissement personnel, servent à celle-ci à contourner l’embargo pour des achats d’armes, et peut-être pour financer un programme nucléaire avec l’aide de la Corée du Nord. 50$ sont donc entrés en Birmanie. Une partie est restée en devise pour permettre l’accès au marché international car l’embargo occidental n’a pas été suivi par tous. Je n’ai aucune information sur la proportion : mettons 30$ pour la commodité de la démonstration. Reste 20$ transformés en kyats, mais selon un taux de change fixé arbitrairement par la junte, soit environ 6 kyats pour un $. Le budget doit intégrer une recette de vente de gaz de 50$ x 6 = 300 kyats. Mais il n’y en a que 20$ x 6 = 120 de disponibles. Alors ? La junte négocie ces 20$ sur le marché noir où le taux de change est bien plus avantageux. Je retiens 1$ = 400 kyats en moyenne sur la période (aujourd’hui [nb = 2012 au moment de la préparation de mon voyage] il tourne autour de 1$ = 850 kyats). Ces 20$ deviennent 8.000 kyats. 300 kyats sont alors versés au budget qui se trouve donc en règle (un pipi de chat …) tandis que 7.700 kyats restent disponibles pour toutes les opérations de corruption qui gangrènent le pays. « …et voilà pourquoi votre fille est muette ! »

Mais le gisement le plus prometteur à terme est celui de Shwe, découvert en 2004 à proximité des côtes de l’Arakan, dans le golfe du Bengale, par le groupe sud-coréen Daewo. Les estimations les plus prudentes donnent un revenu annuel pour le pays de 1 Md $ (au cours actuel) pour les 30 ans à venir. Comme pour Yadana, la production de gaz est destinée à être exportée. Le bénéficiaire est cette fois la Chine. Aux termes d’un accord signé en 2009, elle est le seul destinataire du gaz et c’est la compagnie chinoise CNPC (China National Petroleum Corp.) qui a en charge la construction des tubes au long d’un corridor de plus de 2800 km reliant l’ile de Maday à Kunming , la capitale du Yunnan. Les travaux ont démarré en 2009, d’abord pour créer un port en eaux profondes à Kyaukpyu. Il est destiné à accueillir les tankers en provenance de l’Afrique de l’Est et du Proche Orient qui déverseront leur cargaison dans l’oléoduc construit parallèlement au gazoduc, pour alimenter la raffinerie de Ruili au Yunnan. Ce transfert raccourcit considérablement les routes d’approvisionnement de la Chine, en évitant le passage par le détroit de Malacca. Oléoducs et gazoducs devraient entrer en service en 2013. Mais déjà, pour l’année fiscale 2011-12 l’ensemble des exportations de gaz ont rapporté 3,5 Mds $ au pays, l’augmentation du cours des matières premières jouant ici à plein.

Le « corridor chinois »

Le « corridor chinois »

Ces énormes chantiers suscitent des réactions passionnées. Les mouvements écologistes internationaux pointent des risques majeurs. La construction du gazoduc à partir de l’ile de Maday et le creusement du port pétrolier en haut profonde de Kyaukpyu modifient l’écosystème marin sur la côte arakanaise encore intacte et où la pêche est une source traditionnelle de revenu pour les populations du littoral. Un accident dans le port pétrolier pourrait provoquer des dégâts écologiques considérables. Des organisations humanitaires dénoncent aussi les conditions de travail sur les chantiers, les expropriations des populations vivant sur le corridor destiné aux tubes et des atteintes graves à l’environnement. La CNPC répond que les expropriations sont réalisées avec indemnisation dans le respect de la loi birmane et que le tracé est ajusté en permanence en concertation pour préserver au mieux l’espace agricole et les monuments ou les réserves de vie sauvage. Mais avec le retour à une certaine liberté d’expression, des manifestations se développent pour dénoncer les privilèges accordés à la Chine. Le gouvernement à donc suspendu la construction du barrage de Myitsone mais ne semble pas pouvoir aller jusqu’au clash avec le puissant voisin qui l’a constamment soutenu lorsque les occidentaux ont décrété un embargo contre le Myanmar à partir de 1990.

PERSPECTIVE : UN NOUVEAU « PETIT DRAGON » ASIATIQUE

Outre l’énergie, l’économie de la Birmanie reste très tributaire de l’agriculture et de l’exportation de produits bruts.

Le teck, dès la période coloniale, a constitué un poste important d’exportation avec d’autres bois précieux. Mais l’exploitation accélérée des dernières décennies constitue une menace. Les observations par satellite montrent que de 1975 à 1990, 100.000 ha de forêt étaient perdus chaque année. Dans la décennie 1990 la déforestation s’est faite au rythme de 450.000 ha par an et elle atteint pour la première décennie du siècle plus de 800.000 ha par an. Les raisons sont multiples. La population encore massivement rurale et en forte croissance n’a pas d’autre source d’énergie ; les pays voisins, Thaïlande et Chine, profitant de l’instabilité des états ethniques frontaliers se servent plus ou moins clandestinement (la loi chinoise de 2006 protégeant le patrimoine forestier du pays a incité les bûcherons chinois à passer la frontière…) ; la déforestation des forêts denses permet le développement des concessions de plantations nouvelles.

Expédition de bois à partir de l’état Chin

Expédition de bois à partir de l’état Chin

Une jeune plantation de teck dans la plaine centrale près de Meiktila

Une jeune plantation de teck dans la plaine centrale près de Meiktila

Pour l’hévéa, source du caoutchouc, 500.000 ha ont été plantés, principalement en pays Wa ; pour le palmier à huile, 400.000 ha ont été attribués en concession depuis 2000, mais selon les statistiques officielles seul ¼ de ces concessions, détenues majoritairement par des birmans, serait actuellement planté. La mangrove est aussi concernée par la destruction. C’est la conséquence du développement de la production rizicole dans les terres faciles à irriguer du delta et de l’augmentation rapide des fermes d’élevages de crevettes (majoritairement par des capitaux thaïs) ailleurs sur les côtes. Les conséquences écologiques en sont souvent très graves, parfois catastrophiques : la réduction de la mangrove fait chuter la reproduction des stocks halieutiques et, on l’a vu avec le cyclone Nargis (2008), les terres ne sont plus protégées des inondations maritimes.

La dépendance à l’égard des exportations de ressources naturelles rend le pays vulnérable aux fluctuations des cours des matières premières. De même, l’afflux de capitaux dans le secteur des ressources naturelles provoque une tension à l’appréciation de la monnaie, qui nuit à la compétitivité déjà limitée des autres exportations. Une diversification des activités est donc une nécessité pour réduire les risques d’instabilité macroéconomique et améliorer le niveau de vie de la population, qui est encore une des plus pauvres de la planète. L’évolution politique du pays permet d’assurer une ouverture plus large que les quelques relations privilégiées qui ont caractérisée la période de la dictature militaire. En 2007 encore, l’essentiel des échanges birmans s’effectuaient par la frontière terrestre avec la Chine ce qui explique l’intérêt des armées ethniques pour ces échanges sur lesquels elles prélèvent leur dîme. Signe de cette réinsertion forte dans l’espace régional, la Birmanie doit accueillir les 27e Jeux de l’Asie du Sud-Est en 2013 et assurer la présidence de l’ASEAN en 2014.

La poursuite de l’intégration économique de l’ASEAN s’effectue aujourd’hui dans la stratégie de développement du « Grand Mékong ». Cette région du Grand Mékong réunit les pays de la péninsule indochinoise et deux provinces du sud de la Chine. C’est aujourd’hui le programme d’intégration transnationale le plus dynamique de l’Asie. Dans le contexte de réouverture des frontières, après des périodes plus ou moins longues de fermeture, conséquence et héritage de la Guerre Froide, la Banque asiatique de développement (BAD) accompagne cette initiative d’intégration régionale dont la Thaïlande est un pivot. Centre économique de la péninsule indochinoise lors des guerres d’Indochine, elle renforce son leadership régional, en valorisant sa position à l’articulation des principaux corridors de développement promus par la Région du Grand Mékong.

Schéma prospectif d’organisation des axes de circulation du plan Grand Mékong.

Schéma prospectif d’organisation des axes de circulation du plan Grand Mékong.

Dans le sens N-S, ce sont les fleuves qui en forment l’armature. On cherche à développer leur navigabilité et, par des barrages, à accroître la production d’électricité. Pour la Birmanie, la voie de l’Irrawaddy est une véritable colonne vertébrale. Aussi la Chine participe-t-elle à l’aménagement d’un grand port fluvial à Bhamo, point de départ en amont de sa section navigable. La Salouen ainsi que les affluents de l’Irrawaddy sont plutôt dédiés à la production hydroélectrique. Mais le vaste programme envisagé – 48 barrages, dont certains déjà achevés comme celui de Lawpita dans l’état Karenni et ceux de Paunglaung et de Kengtawng dans l’état Shan – pourrait être remis en question après l’arrêt de la construction du barrage de Myitsone face à la pression populaire, au grand mécontentement de la Chine qui en assure le financement et devait récupérer environ 90% de la production électrique de celui-ci.

Mais d’autres supports sont aussi programmés : à partir de 1998 la “Route Birmane” (aussi connue comme “Route de Mandalay”) a été élargie et modernisée, permettant le passage de camions lourds. Alors qu’il fallait auparavant plusieurs jours pour rallier la frontière chinoise à Mandalay, il ne faut plus que 12 à 16h de nos jours. En avril 2011, les compagnies ferroviaires birmane et chinoise ont signé un accord pour la construction d’une voie ferrée accueillant des trains lourds entre Ruili à la frontière chinoise et le port de Kyaukpyu dans l’état Rakhine.

Dans le sens E-O, le développement des corridors, outre les tubes, est d’abord routier, même s’il existe, à long terme, d’autres perspectives (embranchement fluvial du Mékong au Tonlé Sap, équipement ferroviaire reprenant au Cambodge le vieux tracé de la ligne française, etc.). Actuellement, les 2 branches les plus actives sont :

• au Nord, de Danang vers Savannakhet pour atteindre Moulmein en Birmanie

• au Sud, de Saigon vers Phnom Penh pour atteindre Bangkok.

Mais coincé au fond du golfe du Siam, le port de Laem Chabang, port de Bangkok, n’est pas à la hauteur des enjeux. Aussi, pour ouvrir son économie directement sur l’océan Indien, la Thaïlande a proposé à la Birmanie de créer un port en eau profonde associé à une zone franche à Dawei (Tavoy) en le reliant à Bangkok par des moyens de transport rapides et à grande capacité. Dawei n’est qu’à 300 km de Bangkok, en traversant la frontière. Il faut aujourd’hui 10 jours de navigation pour rejoindre la côte Est de l’Inde au départ de Bangkok, en empruntant le détroit de Malacca où la piraterie est aussi intense qu’au large de la Somalie, alors qu’il suffit de 3 jours de navigation au départ de Dawei (plus quelques heures de camionnage entre Bangkok et Dawei). C’est le consortium Italthaï qui a formalisé le projet. La Thaïlande n’est pas le seul pays intéressé : le Japon, dont nombre de firmes opèrent dans le pays, y voit une opportunité intéressante : "It will provide a significant new option for Japanese firms." (déclaration du ministre de l’économie en visite en Thaïlande). Pourtant le développement de la crise financière et les manifestations désormais possibles des riverains, ont failli avoir raison du projet. ITALTHAÏ n’a pas vraiment la surface financière pour mener seul le projet et les 30.000 personnes concernées par un déplacement pour libérer l’emprise des infrastructures (une nouvelle route est déjà en construction) se sont mobilisées, prenant appui sur l’arrêt de la construction du barrage de Myitsone.

Un tronçon de « l’axe structurant » ( !!!) Dawei- Bangkok en territoire birman : une route en terre confrontée aux glissements de terrain et à l'érosion routière qui causent des dommages et des embouteillages surtout pendant la saison des pluies.

Un tronçon de « l’axe structurant » ( !!!) Dawei- Bangkok en territoire birman : une route en terre confrontée aux glissements de terrain et à l'érosion routière qui causent des dommages et des embouteillages surtout pendant la saison des pluies.

La population Tavoyan (de la région de Dawei), impuissante sous la dictature, s’organise aujourd’hui pour protester. Les villageois refusent de quitter leur maison et d’abandonner les terres agricoles sur lesquelles ils ont fait pousser depuis toujours des plantations de noix de cajou, de coco et de bétel, de caoutchouc ainsi que des fruits, des légumes etc. Ils ont également décidé de refuser les compensations promises en échanges de leur terre et d’empêcher les inspecteurs de mesurer leurs terrains.

« Dans le village de Mudu, on peut vivre des produits de la forêt et des récoltes de nos plantations. On ne peut pas quitter nos plantations et partir. Même si on ne peut pas avoir de revenus grâce à d’autres activités, en une journée on peut toujours gagner au moins 5000 kyats en vendant des feuilles de bétel et c’est suffisant pour nourrir ma famille. Après qu’on soit parti, qu’est-ce qu’on va manger ? L’argent qu’ils veulent nous donner ne sera pas suffisant. Ici toute ma vie, j’ai toujours eu de quoi manger, c’est pour ça que je ne veux pas partir. »

En attendant, les véhicules de construction ont commencé les travaux sans en informer les communautés. Sur leur passage, les bulldozers détruisent les routes locales, bloquant les déplacements des villageois ainsi que ceux des enfants allant à l’école.

Par ailleurs la taille même du projet de port en eau profonde et sa zone industrielle suscite des inquiétudes plus larges : 4 fois plus grand que le plus grand complexe similaire en Thaïlande (soupçonné d’être à l’origine d’une augmentation sensible des cancers dans son environnement), il provoque des réactions de refus bien au-delà de l’environnement local. Mais l’enjeu est considérable : des emplois de sous-traitance de délocalisation (il n’y a pas photos entre les salaires thaïlandais et les salaires birmans), des recettes pour l’état et le développement d’infrastructures permettant au pays de monter en gamme dans la voie de l’industrialisation et de l’urbanisation.

Pour tenir compte des protestations du public, le gouvernement birman a aboli le projet d’une centrale de 4.000 mégawatts fonctionnant au charbon, n’autorisant qu’une centrale à « charbon propre » (récupération du carbone par enfouissement) 10 fois moins puissante. Le besoin d’énergie nécessaire au projet devrait être couvert par une centrale au gaz et une centrale hydroélectrique. Outre la chimie lourde et la sidérurgie (menée par Nippon Steel), la zone portuaire de Dawei doit permettre le développement des industries de main d’œuvre dont une partie de la production alimenterait la consommation birmane (textile et habillement, appareillage électroménager, montage électronique). Aussi en juillet 2012, le projet a reçu un coup de pouce quand le président Thein Sein et le Premier ministre thaïlandais Yingluck Shinawatra ont signé un accord pour l’ouverture de trois nouveaux postes frontaliers supplémentaires le long de la frontière entre les deux pays, afin de favoriser les échanges. Décision qui atteste aussi de la relative sécurisation du secteur, longtemps affecté par les guérillas karen et môn…

BIRMANIE - II

Connaissance & Partage

BIRMANIE – 2

UN FEDERALISME BIEN THEORIQUE

POUR UNE MOSAÏQUE ETHNIQUE

1 - COMMENT FAIRE COHABITER DES PEUPLES RASSEMBLES PAR LA COLONISATION ?

Dans l’Asie du S-E, sous peuplée entre les masses indiennes et chinoises, les royaumes précoloniaux n’ont jamais manqué de terres mais d’hommes.

Marco Polo, en provenance du Yunnan, amorçant ainsi son voyage de retour par l’Inde et l’océan Indien, traverse la Birmanie, qu’il évoque ainsi : « Au terme de cette chevauchée de deux jours et demi en pente, on atteint une province située au sud et assez proche de l'Inde. On l’appelle la Birmanie. A partir du moment où l'on y entre, on voyage pendant quinze jours à travers des lieux écartés des routes et à travers des grands bois qu'habitent beaucoup d'éléphants, de licornes et d'autres animaux sauvages, mais où ne se trouvent ni hommes ni habitations, Aussi nous renoncerons à vous parler de ce pays si déshérité, puisqu'il n'y existe rien d'intéressant à rapporter. […] Après cette chevauchée de quinze jours à travers ces lieux si écartés des routes qu'il convient aux voyageurs d'emporter avec eux tout leur ravitaillement, parce qu'on n'y rencontre aucune demeure habitée, comme je vous l’ai dit, on arrive à la ville principale de cette province de Birmanie, la cité de Taï-Koung (Pagan), qui est grande et riche; c'est la capitale du pays. Sa population est idolâtre, parle une langue qui lui est propre, et est sujette du Grand Khan. » (Le Livre des Merveilles - 2e partie ; ch. 88)

Le peuplement s’est réalisé surtout à partir du plateau tibétain et des montagnes du Yunnan en vagues successives, les derniers arrivants repoussant les premiers vers les montagnes périphériques.

Une succession de royaumes s’établit dans la plaine centrale.

Ils ne comportent pas de frontières au sens occidental et le but des guerres n’est pas d’étendre un territoire mais de prélever des hommes chez les vaincus pour fournir de la main d’œuvre au vainqueur et/ou de lever un tribut. La conséquence est la formation d’une mosaïque de 135 ethnies que reconnaît formellement la constitution birmane. Les Bamars en forment le groupe dominant mais 2 autres ethnies, les Karens et les Shans, comptent un peu plus de 5 millions de personnes chacune. Ces 3 groupes forment environ 80% de la population totale du pays.

Lorsque les Britanniques colonisent l’espace birman au cours du 19e siècle, ils l’intègrent dans le vaste ensemble de l’Empire des Indes. Ce n’est qu’en 1937 qu’ils redéfinissent un espace birman spécifique ! Car ils ne portaient pas le même intérêt à la plaine et aux marges montagneuses. S’ils ont bien tracé une limite en périphérie de leurs possessions coloniales, ils ont entretenu un flou sur le statut des marges (pensez aux « zones tribales » à l’ouest de l’Empire des Indes, dans l’actuel Pakistan).

Je prends ici 3 exemples des conséquences de cette politique d’indistinction des périphéries birmanes :

* dans le nord, pour les Kachins, la frontière avec la Chine n’a été déterminée qu’au cours des années 1960 et reste objet de controverses.

* à l’est, pour éviter un conflit avec le Siam – la Thaïlande actuelle – qui en revendiquait la tutelle, les états Karens ne furent jamais pleinement intégrés dans la Birmanie britannique. En 1892 ils furent seulement reconnus comme tributaires de celle-ci, lorsque leurs princes acceptèrent de recevoir un traitement du gouvernement britannique.

* les Shans, appartenant au grand groupe ethnique des Thaïs, bien que surveillés par les Britanniques, sont toujours restés sous l’autorité de leurs princes, les « saophas ».

L’annonce de la dissolution de l’Empire britannique pousse le général Aung Sang « père de l’indépendance » à organiser en urgence des pourparlers entre les diverses ethnies. Voulant à tout prix conserver l’unité du territoire colonial, il organise la conférence de Panglong qui adopte une structure fédérale pour le pays à naître :

* égalité totale de toutes les ethnies dans une citoyenneté birmane commune

* large degré d’autonomie pour les états fédérés constitués des territoires contrôlés par les ethnies

* au terme de 10 ans dans l’Union Birmane, ces états pourraient accéder à l'indépendance s'ils le souhaitaient.

Adopté en février 1947 par les délégués birmans, shans, kachins et chins, cet accord ne survit pas à l’assassinat d’Aung Sang, en juillet à l’initiative d’un vieux politicien sous la colonisation et en parti lié à l’occupation japonaise. Mais surtout les Karens ont refusé de prendre part à la négociation et revendiquent leur indépendance immédiate en vertu du traité de 1875 signé avec les Britanniques et renouvelé par l’accord de 1892. Enfin les petites ethnies, emboitées comme des poupées russes dans les territoires des plus importantes, considèrent que leurs intérêts propres n’ont pas été pris en considération.

Aussi lors de la proclamation de l’indépendance (1948), ce projet fédéral ouvert avorte rapidement. Les minorités ethniques, qui représentent les 2/5e de la population mais occupent 3/5e du territoire, souhaitent pour la plupart voir leur sort dissocié de celui des Bamars (= birmans bouddhistes, principalement concentrés dans la plaine centrale) dont elles redoutent l’ethnocentrisme qui les pousse à revendiquer le contrôle de la totalité du territoire par leur ethnie. Pour certaines, c’est une question de sécurité, car elles ont étroitement collaboré avec le colonisateur britannique et/ou lutté contre l’armée birmane de libération nationale pendant la 2e Guerre Mondiale.

Pour bien comprendre la portée de l’ethnicisation des relations dans cet ancien espace colonial, il faut considérer que les classifications ethniques aujourd’hui en vigueur en Birmanie ne sont que des catégories mentales qui ont pris le pas sur d’autres, tout aussi légitimes. Il ne faut surtout pas les voir comme les seuls pôles de tension du champ social.

« Il y a un décalage entre ce que vit la majorité des habitants, leur lutte au quotidien pour manger et travailler, et la grande politique […] Des millions de personnes vivent avec 1 ou 2 dollars par jour. Pour ces gens, la vie est parfois plus stressante qu’elle ne l’était il y a vingt ans […] Cela explique d’ailleurs pourquoi il y a de plus en plus de gens attirés par des sujets ayant trait à l’identité, l’ethnicité, la religion, parce que personne n’évoque ces questions économiques concrètes, qui concernent les gens » (A. Vaulerin – Libération ; 3/1/18).

Réduire l’approche des relations humaines dans cette région à un choc des civilisations, ce que le pouvoir en place tend à privilégier (les bamars bouddhistes et les autres), conduit localement les populations à figer leurs identités ce qui les met à la merci du pouvoir central et obscurcit pour nous la compréhension de ce qui se passe vraiment dans le pays.

2 - L’ETAT BIRMAN EST AUJOURD’HUI FORMELLEMENT STRUCTURE EN

7 ETATS FEDERES.

Carte de l’organisation administrative de la Birmanie-Myanmar. La plaine centrale peuplée majoritairement de Bamars est subdivisée en 7 régions.

Carte de l’organisation administrative de la Birmanie-Myanmar. La plaine centrale peuplée majoritairement de Bamars est subdivisée en 7 régions.

LA MARGE OCCIDENTALE

Au contact du monde indien, Bengladesh musulman et Union Indienne plus diverse au plan religieux dans les marges montagneuses, elle a connu une histoire ancienne heurtée.

– L’Etat Rakhine (nouveau nom de l’ancien royaume d’Arakan)

C’est le lieu des affrontements récents les plus violents et les plus médiatisés dans le monde autour du statut de la population musulmane qui y réside – qualifiée de rohingya – en opposition à la population rakhine – birmane bouddhiste.

Un petit retour en arrière s’impose.

A partir du 15e siècle se développe un état d’Arakan unifié avec M’Rauk U comme capitale. Au début du 17e siècle c’est une véritable puissance régionale. Le royaume bouddhiste de Mrauk U contrôle la moitié de l'actuel Bangladesh, l'actuel État d'Arakan et tout l'ouest de la Basse-Birmanie. Il incorpore donc une fraction de population musulmane et hindouiste, mobile au sein du royaume. Mais à la fin du 18e siècle, le royaume birman d’Ava conquiert l’Arakan qu’il annexe. Un butin considérable en est ramené dont le grand Bouddha d’or que l’on peut voir aujourd’hui à Mandalay ainsi que 20 000 prisonniers attribués comme esclaves aux pagodes et à la noblesse d'Amarapura, la capitale. Faute d’information plus précise, on peut penser qu’ils étaient plutôt des non bouddhistes. Cette conquête entraine une intervention britannique et la coupure du royaume d’Arakan en 2 parties : l’occidentale est intégrée à l’Inde britannique, l’orientale au royaume d’Ava, les populations quelles que soient leurs religions restant là où elles sont lors de la partition. Un population musulmane se retrouve donc de facto à l’intérieur de l’espace birman.

C’est ce que tente de nier l’actuel pouvoir birman. Pour lui, les Rohingyas ne sont pas une ethnie minoritaire du pays mais des populations d’origine bengalaise installées sur le territoire birman par la puissance coloniale britannique après la conquête de la Basse-Birmanie en 1826, pour répondre au besoin de main-d’œuvre des colons lancés dans un développement massif de rizières sur le territoire nouvellement conquis. Mais un autre grief leur est opposé : le «péché originel» des Rohingyas, du point de vue des Bamars, c’est d’avoir servi de supplétifs à l’armée britannique lors de la conquête de la Birmanie, au début du 19e siècle. Péché redoublé par le fait que cette minorité musulmane a encore pris fait et cause pour les colonisateurs contre l’armée indépendantiste formée par Aung San dans les années 40. Au cours de l’été 1942, dans le sud de l’Arakan, les musulmans sont traqués par les bamars. Des milliers de villages musulmans sont détruits et probablement 100.000 personnes sont tuées. Réfugiés dans le nord, les musulmans se vengent en attaquant les communautés bouddhistes dont les survivants fuient vers le sud ou l’intérieur du pays. A la fin de la guerre, considérés comme des «collabos» et des « colons » implantés par les autorités britanniques [l’équivalent du statut des « pieds noirs » dans l’Algérie coloniale], ils sont ostracisés et persécutés et à plusieurs reprises, dans des pogroms qui mêlent racisme ordinaire (c’est une population à la peau sombre de souche dravidienne) et intégrisme religieux, beaucoup ont dû fuir leur région de résidence. Après 3 décennies de valse-hésitation, la loi birmane de 1982, qui détermine leur statut au sein du pays en fait des apatrides. Seuls ceux qui peuvent prouver que leurs ancêtres résidaient sur le territoire avant 1824 – date de la première guerre anglo-birmane – sont considérés comme birmans. Dans ce qui est encore à cette date une collection de principautés, qui ne dispose pas d’état civil, la tâche est bien évidemment impossible. Mais le Bengladesh voisin refuse tout aussi fermement de les reconnaître pour siens, et parque les réfugiés dans des camps près de la frontière. Si certains des exilés de la première heure ont pu trouver refuge en Arabie Saoudite, en Thaïlande, en Malaisie ou en Indonésie, les arrivants les plus récents sont désormais le plus souvent regroupés dans des camps où ils croupissent sans avenir quand ils ne périssent pas en masse sur les voies de l’exil.

Je pense que le silence d’Aung San Suu Kyi sur cette question (outre la volonté de ne pas affaiblir sa position politique face aux militaires) est en partie dû à une acceptation de cette « explication ».

– L’Etat Chin

Il n’a été créé qu’en 1974, car durant la colonisation, il ne s’agissait que d’une “région spéciale”, pour une population apparentée à celle du Mizoram indien. Appartenant au même rameau linguistique du tibéto-birman, cette population est subdivisée en 4 grands sous-groupes en fonction des périodes de leur migration depuis le Tibet chinois et organisés en grands groupes tribaux. Ils se divisent aussi de nos jours à partir de leur affiliation religieuse. La majorité est chrétienne, à dominante protestante mais avec un pullulement d’obédiences qui se livrent à une concurrence acharnée pour acquérir des âmes.

Une de nombreuses églises de Kanpetlet, point de départ pour les treks vers le Mont Victoria (3053m)

Une de nombreuses églises de Kanpetlet, point de départ pour les treks vers le Mont Victoria (3053m)

La minorité est bouddhiste. Mais ces affiliations religieuses restent cependant fortement mixé avec l’animisme. Malgré l’accord de Panglong, lors de l’indépendance, le territoire, très isolé dans les montagnes, conserve son statut hérité de la colonisation et reste longtemps à l’écart des préoccupations du pouvoir central. Lorsqu’il accède enfin au statut d’état fédéré, par la reconnaissance d’une identité spécifique Chin (plus des 4/5e de la population est chin ; c’est l’état de la fédération le plus homogène) il est le plus sous-développé de l’union. Pauvre et délaissé, il n’a suscité aucun mouvement migratoire jusqu’à la fin des années 80. Après l’insurrection de 1988, considérés comme suspects par leurs religions, la junte militaire implante dans l’état plusieurs bataillons de soldats qui se livrent à de nombreuses exactions (vols, viols, confiscations de terres) avec une volonté de « bouddhiciser » le territoire. Expulsés de leur terre de nombreux Chins se retrouvent comme des réfugiés dans leur propre pays.

Y accéder fut pour moi un casse-tête pour l’organisation du voyage. Les routes s’arrêtent au pied de la montagne, relayées par des pistes, le plus souvent impraticables pendant la saison des pluies et coupées de gués pas toujours balisés.

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LA MARGE ORIENTALE

Elle est au contact de la Thaïlande au sud, puis partage un court segment de frontière avec le Laos et au nord voisine avec la Chine par l’intermédiaire de la province du Yunnan, presque aussi peuplée que la Birmanie.

Au sud trois états fédérés vont être découpés.

L’Etat Kayin (nouveau nom de l’état Karen depuis 1952)

Le grand groupe des Karens est un des plus importants groupes ethniques de la Birmanie avec plus de 5 millions d’habitants. Membre des peuples sino-tibétains arrivés peu de temps avant les Bamars, les Karens vivent principalement dans les collines bordant la région montagneuse orientale et le delta de l'Irrawaddy. Un grand nombre d'entre eux vivent également dans le nord et l'ouest de la Thaïlande. Subdivisés en fonction de spécificités linguistiques, ils sont organisés en nombreuses tribus sans solidarité sociale ni véritable cohésion culturelle. Les Britanniques vont les intégrer en masse dans l’armée coloniale où ils étaient considérés comme plus fiables et loyaux que les Bamars. Les soldats karens ont joué un rôle déterminant dans la répression des rébellions antibritanniques des Bamars au début des années 1930. En conséquence de ce favoritisme, de nombreux Karens ont adopté le christianisme, bien implanté dans les villages du delta. Mais l'animisme reste la religion la plus répandue, cohabitant aisément avec les croyances bouddhistes très présentes aussi.

Lorsque la Birmanie devient indépendante, le découpage de l’état Karen ne correspond pas à la volonté d’indépendance manifestée par le refus de participer à la conférence de Panglong. Des combats sporadiques ont lieu entre les milices Bamar et Karen jusqu'à ce que les choses s’enveniment en 1949. L’Union Nationale Karen (KNU) proclame l'État libre Karen et déclare la guerre à l’état central. Des guérillas se développent ½ siècle durant entrainant des milliers de victimes et des dizaines de milliers de réfugiés dont beaucoup passent en Thaïlande ou partent en exil. Mais conséquence de leurs structures tribales, le factionnalisme devient un problème majeur pour leur lutte. Dans les années 1970, les Karens sont confrontés à des problèmes avec les extrémistes religieux de leur communauté et certains de leurs cadres militaires s’émancipent devenant des seigneurs de guerre qui ne répondent qu'à leur propre intérêt. Le fromage de la contrebande avec la Thaïlande et le racket sur la circulation entre les 2 pays est un fromage bien tentant…

Aussi en 1976, le KNU modifie sa revendication d'un État indépendant pour une plus grande autonomie au sein de la Birmanie, comme d'autres groupes ethniques l’ont obtenu. Mais les mouvements de guérillas perdent du terrain et en 1997, la principale guérilla karen est écrasée par l’armée birmane. En janvier 2004, un cessez-le-feu est conclu entre le gouvernement birman et les représentant karens. En 2015, sous l’égide du pouvoir civil qui a triomphé aux élections, un véritable espoir de paix nait pour les Karens lorsque le KNU signe l'Accord de cessez-le-feu national (NCA) avec le gouvernement, aux cotés de sept autres organisations armées ethniques. Mais en mars 2018, la Tatmadaw, statutairement hors du contrôle civil, viole l'accord, grignotant le territoire. La violence reprend sous forme d’embuscade contre les soldats qui répliquent par des attaquent sur la population civile.

– L’Etat Kayah (nouveau nom de l’état Karenni)

Etiré le long de la frontière thaïlandaise, au moment de l'indépendance, 3 petits “états” karenni (fédération tribale des Karens “rouges” montagnards – par opposition aux Karens “blancs” des plaines et collines) sont réunis en une seule entité, l'État Karenni, membre de l'Union Birmane. Il conserve comme les autres la possibilité de faire sécession après 10 ans.

Mais dès août 1948, l’assassinat du leader indépendantiste provoque un soulèvement armé qui (à part un bref cessez-le-feu en 1995) n'a pas cessé depuis. Pour diluer l’impact de la volonté d’indépendance des Karennis, Rangoun opère en 1952 un redécoupage territorial. L’état shan de Mong Pai est ajouté aux trois états originels de l'État Karenni, et l'ensemble est renommé État de Kayah. Malgré cette adjonction, il reste le plus petit et le plus mélangé du point de vue ethnique. En 1996, la dictature militaire décide d’adopter une technique de contre-guérilla en opérant de vastes déplacements de population, rasant des villages afin de priver le soulèvement armé de ses bases populaires. Plus de 50 mille villageois (1/4 de la population de l’état) sont expédiés vers le reste de la Birmanie tandis qu’une partie des Karennis se réfugient dans des camps en Thaïlande.

– L’Etat Môn

Enfin, enclavé le long du littoral de la mer d’Andaman, un état Môn a été créé en 1974 en même temps que l’état Chin. Les Môns, apparentés au groupe linguistique austronésien, installés de longue date dans la basse plaine birmane et surtout implantés dans la Thaïlande actuelle ont été les vecteurs de l’introduction de la culture indienne bouddhique dans l’ensemble de l’Asie du sud-est, du delta de l’Irrawaddy à celui du Mékong. Refoulés par les Shans puis par les Bamars, ils se maintiennent dans la région de Bago où ils parviennent à rétablir un puissant et brillant royaume jusque vers le milieu du 16e siècle, qui devient le foyer du rayonnement du bouddhisme Theravada avec le Sri Lanka. Forts de cette culture glorieuse ils réclament en 1947 leur droit à l’auto-détermination par rapport à l'Union socialiste birmane en s’appuyant sur une promesse britannique (restauration d’un royaume Môn à l’indépendance birmane) en contrepartie de l’aide apportée par leur peuple aux Britanniques durant la guerre.

Le refus du pouvoir birman entraine la création de mouvements de guérillas mais qui entrent aussi vite en conflit avec les Karens pour le contrôle des trafics développés sur la frontière thaïlandaise. La création de l’état Môn fédéré est trop tardive pour calmer les revendications indépendantistes. Et les interventions du pouvoir central restent fortes et violentes car cet état joue un rôle essentiel dans l’organisation militaire du pays (principal axe de communication avec la Thaïlande) et dans les infrastructures énergétiques. Pour construire dans un délai rapide la voie ferrée Ye-Tavoy, longue de 160 km, l'armée birmane a mobilisé dans l'état Mon des dizaines de milliers de villageois et déplacé des populations entières avec pour objectif de dégager un «no man's land» de 10 à 20 km de part et d'autre de la voie ferrée pour réduire les risques d'embuscades.

En 1995 pourtant, un cessez-le-feu est signé qui tient toujours.

En position centrale sur cette marge orientale se développe le plus vaste et le plus peuplé des états fédérés, l’état Shan.

– L’Etat Shan

Apparentés aux Thaïs, les Shans forment le groupe ethnique les plus important de Birmanie après les Bamars (ils sont estimés à plus de 5 Millions). Ils ont une histoire qui rend singulier leur itinéraire au sein du pays. Très tôt doté d’une administration structurée sous l’autorité de princes, les “saophas”, le peuple shan a coexisté avec de nombreux autres peuples (les Wa, les Pao, les Palaungs, et les Akhas) installés sur le plateau, dans ses vallées et dans les montagnes de l’est.

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Pendant la colonisation, bénéficiant d’un statut de protectorat, les principautés shan ont joui d’une large autonomie et se sont tenues à l’écart des mouvements nationalistes birmans. L’accord de Panglong leur garantissant un droit de sécession au terme d’une période de 10 ans à partir de l’indépendance, les princes shan se rallient à l’Union et c’est un des leurs, le prince shan Sao Shwe Thaike qui devient le 1er président de la Birmanie démocratique dans les années 50.

Le coup d’état de Ne Win en 1962 entraîne l’état Shan dans une multitude de dissidences armées. Les Shans se battent dans tous les camps : surtout pour le compte de mouvements nationalistes spécifiquement shan, mais aussi pour des armées privées de trafiquants de drogue, comme la Mong Taï Army de Khun Sa. Pendant plus de trente ans, l’homme a contrôlé la culture et le trafic d’opium de la région, en connivence avec les gradés de la Tatmadaw, tout en proclamant qu’il combattait pour l’autonomie de l’ethnie shan.

Mais le territoire a aussi connu des guérillas d’autres ethnies, comme celle des Paos, des Was (la plus puissante, sous contrôle du P.C birman prochinois), ou des Palaungs. La production et le trafic de drogue est une des sources d’alimentation du conflit mais en devient vite la seule raison d’être, en partenariat avec les puissances voisines ou des membres de la junte militaire. Les négociations de cessez-le-feu s’apparente dès lors à un poker menteur. Pourtant en décembre 2011 un cessez le feu a été signé entre le gouvernement et l’armée Shan du Sud, forte de plusieurs milliers de combattants et principal pilier de la résistance au pouvoir central. Mais l’Armée du nord de l’Etat Shan (SSA-North) et l’armée Wa ne désarment pas. L'offensive militaire de la Tatmadaw en octobre 2015 dans la partie centrale de l’état Shan a entrainé le déplacement forcé de milliers de Shan, ainsi que des Palaung, Lisu et Lahu, provoquant une crise humanitaire violente. La paix paraît bien lointaine dans le nord de l'Etat Shan, où les guérillas, particulièrement nombreuses s’affrontent pour s’accaparer du pactole des trafics. Avec un trafic de drogue en pleine mutation : du pavot on passe aux productions chimiques de méthamphétamine. Les labos clandestins se substituent aux champs, bien trop repérables. Les pilules "yaba" peu coûteuses à produire (quelques $ au kilo), peuvent monter jusqu'à 150 $ le kilo lors de la revente au détail. Aussi pour défendre ce pactole les trafiquants se sont dotés d’artillerie lourde ! En mars 2020 cependant, l’armée y a réalisé une de ses plus fortes saisies de drogues pour un équivalent de 97 millions de dollars, démantelant 3 laboratoires.

Au nord l’état Kachin jouxtant la Chine est en tension permanente.

– L’Etat Kachin

Originaires du plateau tibétain les Kachins s’installent dans le nord de la Birmanie au cours du 15e siècle. Ils occupent les collines et les montagnes, pratiquant la culture sur brûlis, leur principale production étant le riz. Les unités politiques locales sont des groupes de villages, chaque groupe étant dirigé par un chef héréditaire. La croyance religieuse dominante est animiste : le monde est plein d’esprits de différentes catégories, avec qui l'on communique par l'intermédiaire des chamanes et des devins. Ces croyances sont associées au culte des ancêtres. Mais dès les années 1860, des missionnaires chrétiens britanniques et américains parviennent dans la région et obtiennent de nombreuses conversions. Aujourd'hui, presque tous les Kachins de Birmanie s'identifient comme chrétiens. Ils voisinent avec des Nagas et des Shans sur ce territoire. Lors de l’indépendance les Kachins se voient dotés d’un état mais le gouvernement y incorpore les districts urbains de Myitkyina et de Bhamo peuplés majoritairement de Bamars, afin de diluer le poids de l’ethnie kachin dans son état. Car les Kachins, considérés comme des combattants efficaces et disciplinés par les Britanniques ont été recruté massivement dans l'armée coloniale.

Une autre source de marginalisation des Kachins est une forte présence militaire chinoise sur le nord de la région. Durant la 2e guerre mondiale, les troupes nationalistes, alliées aux Britanniques et encadrées par des officiers américains (qui organisent des bataillons kachins d’éclaireurs), occupent une grande partie du territoire. Après la victoire de Mao, les débris de l’armée nationaliste s’y replient, implantant des bases militaires et amorçant pour leur compte l’exploitation des ressources naturelles (bois tropicaux, or, jade et pierres précieuses dont les rubis). Les Chinois considèrent d’ailleurs que la frontière birmane dessinée par la colonisation, lui a enlevé une portion du territoire chinois : au temps de l’Empire, les ¾ de la jadéite utilisée en Chine provenait de cette zone. Et on est loin de Rangoon : la région reste à l’écart des investissements de développement alors que contre la promesse fédérale, le pouvoir central ne cesse d’intervenir dans la gestion du territoire pour en récupérer les richesses naturelles.

Le coup d’état de 1962, annulant la perspective d’un accès à l’indépendance, marque une rupture. Les Kachins représentaient une part importante de l'armée birmane. Ils la quittent et organisent une armée indépendante, la KIA (Armée de l’Indépendance Kachin). L’état Kachin est virtuellement indépendant du milieu des années 1960 à 1994 (à l'exception des grandes villes et des couloirs ferroviaires tenus par le gouvernement). Mais comme dans les autres états l’appât du gain grâce aux trafics avec la Chine et la Thaïlande, entraine des fractionnements de cette force militaire. En 1994, une puissante offensive de l'armée birmane permet à celle-ci de prendre le contrôle des mines de jade du KIO (Organisation Kachin pour l’Indépendance), qui, privé de ressources, doit conclure un cessez-le-feu. L’état Kachin profite alors pleinement de sa richesse : des infrastructures telles que des routes, des centrales électriques, des hôpitaux et des écoles sont construites, la Tatmadaw s’enrichissant quant à elle grâce au trafic de drogue abandonnée par la KIA.

Mais le conflit militaire reprend en 2011 par une soudaine attaque généralisée de la Tatmadaw. L’interprétation de cette initiative fait problème. L’explication la plus pertinente que j’ai trouvée est la suivante. La Chine, ayant construit des barrages hydroélectriques pour ses besoins dans les zones contrôlées par la KIA, versaient en conséquence des sommes notables aux Kachins. Les officiers de la Tatmadaw agissant à bien des égards comme des chefs de guerre féodaux, tirent l’essentiel de leurs revenus de l’exploitation de leur zone de contrôle, en en ristournant bien sûr une partie vers les hauts gradés. Alors pourquoi ne pas prendre le contrôle des territoires concernés par les barrages et qui détiennent aussi des ressources de terres rares essentielles pour l’électronique afin d’encaisser les royalties chinoises, sans les aléas des trafics divers (drogue, pierres précieuses, teck). Cette relance du conflit à probablement entrainé, d’après l’ONU en 2020, plus de 100 mille déplacés bloqués dans des camps, et un nombre élevés de victimes civiles (meurtres, viols).

3 – POUR FERMER CE CHAPITRE

• Ces multiples conflits, intensifiés à partir du coup d’état de Ne Win en 1962 constituent ce que l’on peut considérer comme la plus longue guerre civile du monde. Refusant de se faire qualifiés de rebelles - être rebelle implique que le gouvernement central a une forme de légitimité, ce que rejettent tous les mouvements - ils se désignent comme des organisations armées ethniques. Si pour tous, l’ennemi le plus constant et le plus acharné est la Tatmadaw, l’emboitement des ethnies a conduit a des conflits entre groupes, chacun prétendant défendre son peuple menacé par l'absorption et la destruction de son mode de vie, au pire de son extermination. Mais souvent aussi, au delà du souci de protéger leurs territoires, il y a la tentation forte de les étendre aux dépens d'autres groupes. L’ancien système de cohabitation séculaire par complémentarité des activités économiques et sociales – l’intégration du culte des nats dans le bouddhisme en est un exemple frappant – a basculé dans la vision occidentale : un peuple, un territoire, une frontière.

Et comme dans tous les conflits qui ont duré sur des décennies, la fragmentation, faute de résultats sur l’objectif poursuivi, est la règle. L’évolution vers le banditisme pur et simple est courant : pour s’armer sur la durée, il faut des ressources et les trafics illégaux deviennent un enjeu de la poursuite des luttes. Et il faut ici noter un effet mimétique puissant : de même que la Tatmadaw a la prétention d’incarner à elle seule l’identité « pure » du peuple bamar, les armées ethniques entendent assumer seules l’identité des peuples dont elles émanent. Se noue alors un jeu totalement pervers : la permanence des conflits dans les états justifie le maintien et le renforcement permanent de la Tatmadaw, dont la répression exacerbe la violence et l’extrémisme des ripostes. Tout pouvoir politique parvenant à mettre en place une réelle solution pacificatrice par un réel fonctionnement fédéral est vécu par la Tatmadaw comme une menace pour ses intérêts : comment justifier une armée aussi nombreuse et aussi coûteuse pour le budget birman si la guerre civile cesse ?

Pour sortir de cet effet miroir, un « pas de coté » est nécessaire. Et c’est, me semble-t-il, ce qui est en train de se passer en Birmanie : la population, dans sa réalité et non mythifiée en « peuple », par son aspiration à la démocratie et sa volonté de renvoyer les militaires dans les casernes, cherche à imposer ce « pas de côté ». Il interroge désormais chez les bamars l’identité réifiée depuis des décennies.

J’en prendrais ici 2 exemples :

* La première mesure de la dictature a été de libérer les « prisonniers », plus de 25 mille personnes, en majorité des droits communs, avec probablement l’espoir de rééditer le coup de 1988 : tourner ceux-ci contre les manifestants. C’est un échec. Mais au passage un moine bouddhiste extrémiste et raciste, Wirathu leader du mouvement 969 et organisateur du Ma Ba Tha (Comité pour la protection de la race et de la religion) retrouve sa liberté. Théoriquement interdit de prêche depuis 2017, il est en phase avec une partie du haut clergé bouddhiste, bichonné par les militaires (au cours de la « Révolution Safran » une bonne partie d’entre eux ont désavoué l’initiative des moines). Maitrisant parfaitement sa mise en scène (dans les meetings, il se présente avec un sparadrap sur la bouche pendant qu’une cassette diffuse son discours) et l’usage des réseaux sociaux, il appelle à en finir avec le pouvoir « maléfique » de la LND.

* Occupée sur plusieurs fronts, l'armée cherche aussi à concentrer son action sur les manifestations. « Le front le plus pressant à l'heure actuelle est contre la majorité ethnique des Birmans dans les grands centres urbains » (H. Lemahieu - institut Lowy, Australie). C’est ainsi que l'Armée Arakan, qui lutte pour une plus grande autonomie de la population bouddhiste dans l'état Rakhine et qui souhaite retrouver l’importance qu’avait le royaume d’Arakan avant la conquête par les Bamars de Mandalay, n’est plus considérée comme une organisation terroriste par la dictature. Depuis 2018, année de sa formation, le conflit avec les militaires birmans a pourtant fait des centaines de morts et contraint quelque 200.000 personnes à fuir leurs maisons.

La persévérance des manifestants malgré la répression est historiquement décisive. L’évolution de la vie politique de la Colombie depuis 2016, au terme d’une guerre civile d’un demi-siècle, montre que rien n’est vraiment joué, mais aussi que le chemin vers une vrai paix civile demande du temps et de l’obstination dans la population.

« Ce soulèvement est aussi l'occasion pour nous tous de lutter main dans la main pour établir une union démocratique fédérale que nous - tous frères et sœurs ethniques qui avons souffert de diverses formes d'oppression de la dictature militaire - désirons depuis longtemps »

MAHN WIN KHAING THAN (président de l'assemblée sous le gouvernement de Mme Suu Kyi, membre du gouvernement fantôme mis en place par la LDN prônant une démocratie fédérale qui reconnaîtrait un rôle politique aux minorités ethniques).

Jean Barrot

BIRMANIE - I

Connaissance & Partage

BIRMANIE - 1

UNE INTRODUCTION A LA SITUATION ACTUELLE DU PAYS

Comme pour l’Ethiopie en 2012, j’ai eu l’occasion d’organiser un circuit de 3 semaines en Birmanie en 2013, soit au moment d’un « retour à la démocratie »

– sans illusion quant à la constitution totalement verrouillée par les militaires –

où le pays était plongé dans une euphorie non feinte.

Je veux donc ici vous livrer quelques textes rédigés alors pour mes amis voyageurs, réaménagés pour coller à la décennie écoulée depuis, vous permettant d’apprécier le temps long de l’histoire birmane, incontournable pour comprendre la situation actuelle.

PORTRAIT DE GROUPE

Ce pays, un peu plus grand que la France, se compose d’une vaste gouttière fluviale centrale, drainée par l’Irrawaddy, un des plus puissant fleuve d’Asie, encadrée de chainons montagneux et de hauts plateaux à l’ouest et à l’est dans une orientation globale nord-sud.

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Organisation du relief du pays

Sa population est de l’ordre de 55 Millions d’habitants ce qui représente un triplement depuis 1950, dans les débuts de l’indépendance. Cette estimation ne prend pas en compte environ 1 M de Rohingyas considérés par la loi comme des apatrides et un nombre indéterminé de Karens et de Kachins compte tenu des guérillas qui affectent ces états. Si les Bamars, l’ethnie dominante, représente 60% de la population totale qui se concentre principalement dans la gouttière centrale, la centaine d’ethnies que compte encore le pays se disperse sur les marges frontalières montagneuses.

C’est une population jeune – près des 3/5 de celle-ci ont moins de 35 ans – née depuis la grande révolte de 1988 qui a entrouvert le pays vers un autre avenir. La pyramide des âges révèle par ailleurs que la transition démographique est désormais bien engagée dans le pays (rétrécissement de la base de la pyramide)

Pyramide des âges de la population birmane fin 2018

Pyramide des âges de la population birmane fin 2018

L’urbanisation est en progression rapide depuis le début des années 80 et approche désormais 40% du total de la population. Sans surprise, c’est l’ancienne capitale et 1ère métropole économique Yangoon (ex Rangoun) qui domine le système urbain avec plus de 8,5 M.habs suivie de l’ancienne capitale impériale Mandalay avec 2,5 M.habs. Mais la nouvelle capitale Naypyidaw construite de toutes pièces au milieu de la forêt à partir de 2007 pour échapper à d’éventuelles tentatives de renversement du régime, à 300 km au nord de Rangoun, a vu sa population exploser passant d’une simple bourgade de campagne à une grande ville dépassant désormais 1,3 M.habs.

Les affiliations religieuses jouent enfin un rôle essentiel dans le pays. Environ 80% de la population se considère comme bouddhistes, relevant du courant Théravada. Mais en pratique une partie de cette population mèle son obédience religieuse avec un culte des Nats, plusieurs centaines de divinités du polythéisme ancien naturaliste, que le bouddhisme a intégré dans son corpus en en limitant le nombre à 36 !

Vente d’amulettes bouddhistes à grand renfort de sono dans un village de la région de Bagan

Vente d’amulettes bouddhistes à grand renfort de sono dans un village de la région de Bagan

Les religions populaires sans métissage avec le bouddhisme et fortement teintées de chamanisme concernent encore 6% de la population surtout dans les minorités ethniques. Le christianisme concerne 8% de la population : ce sont les tendances diverses du protestantisme qui dominent en relation avec le siècle et demi de colonisation britannique. L’islam ne compte que pour moins de 4%, très mal vu par les bamars qui l’associent aux rohingyas et à une immigration venue du Bengale. L’hindouisme enfin ne compte que pour 1,5 % de la population, pratiqué par des petites communautés de commerçants indiens dans les plus grandes villes.

BREVE CHRONIQUE DEPUIS L’INDEPENDANCE

La 2e guerre mondiale pose les bases des contradictions du régime actuel. Colonie britannique, la Birmanie est rapidement occupée par les Japonais qui sont reçus dans un premier temps comme des libérateurs et des bouddhistes. Mais très vite la population se rend compte que le colonialisme japonais ne vaut pas mieux que le britannique. Le général Aung San qui a d’abord misé sur les Japonais pour obtenir l’indépendance s’en détourne et s’associe aux Britanniques pour les chasser avant de proclamer l’indépendance du pays. Il devient l’icône de l’identité birmane.

Poster décorant la porte d’entrée de notre bus au fil du circuit.

Poster décorant la porte d’entrée de notre bus au fil du circuit.

Mais comme il souhaite conserver les frontières coloniales délimitant le pays il doit composer avec des minorités le plus souvent hostiles. Rapidement assassiné, c’est l’armée qui devient le substitut de cette identité birmane, ce qui se concrétise par le coup d’état de 1962 du général Ne Win. Une dictature féroce « socialiste » se met en place tandis que le pays se ferme et s’isole. Face aux guérillas des ethnies minoritaires, l’armée – la Tatmadaw –devient de plus en plus l’incarnation de l’identité nationale, la société civile n’étant considérée que comme un accessoire superfétatoire.

Un premier réveil s’opère le 8-8-88 (puissance de la numérologie dans la société birmane !) : des millions de personnes manifestent contre la dictature dans le pays tout entier et le lendemain Aung San Suu Kyi, fille du héros de l’Indépendance prononce son 1er discours public à la pagode Shwedagon pour légitimer leur revendication de la démocratie.

La répression est féroce la junte se maintenant au pouvoir en créant un Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre, en rebaptisant le pays qui devient le MYANMAR (« le pays des merveilles »), Rangoun devenant Yangoon. Mais Aung San Suu Kyi parvient à fonder un courant d’opposition démocratique, la Ligue nationale pour la démocratie (LND).

Même dans des villages modestes on rencontre des bureaux de la LND, ce qui traduit son implantation profonde dans la population.

Même dans des villages modestes on rencontre des bureaux de la LND, ce qui traduit son implantation profonde dans la population.

En tournée dans le pays en 2003 son convoi est attaqué par des paramilitaires ce qui entraine sa mise en détention à l’isolement jusqu’en 2010.

En 2008 la contestation populaire reprend avec le soutien d’une fraction des moines bouddhistes (la « Révolution Safran »). Là encore la répression est massive, y compris contre les moines, mais la dictature militaire est obligée de bouger. Une nouvelle constitution est adoptée mais avec un sévère verrouillage du parlement : ¼ des sièges est détenu par l’armée qui s’octroie les principaux ministères régaliens, de droit. Les élections de 2010 étroitement encadrés par la Tatmadaw débouchent sur une victoire de l’USDP, parti constitué de membres de la junte, qui remporte près de 80% des sièges du nouveau parlement après invalidation de tous les suffrages obtenus par la Ligue. Ne semblant plus une menace, Aung San Suu Kyi est libérée de son assignation à résidence. Une amorce d’ouverture du pays engendre un courant d’espérance dans la population. Mais forte d’une légitimité électorale, la Tatmadaw et ses forces paramilitaires amorcent de violents pogroms contre la minorité rohingya de l’Arakan à partir de 2012.

Quelques jours après notre étape dans la ville de Mektila, la communauté musulmane y est attaquée dans un pogrome faisant une quarantaine de morts.

Les élections de 2015 viennent changer la donne. La Ligue nationale pour la démocratie (LND) remporte la majorité absolue dans ces élections relativement « libres ». L’USDP du président de la junte militaire Thein Sein s’écroule avec 30 élus seulement. Également majoritaire à la Chambre des nationalités, la LND dispose de la majorité qualifiée qui lui garantit l’élection par le Parlement de son candidat à la fonction présidentielle, en 2016. Pour la première fois depuis plus de 60 ans c’est un civil qui peut peser sur les orientations politique du pays.

Mais les pogroms contre les rohingyas se poursuivent sans qu’Aung San Suu Kyi s’en démarque avec les paroles fortes que l’on attendrait d’un prix Nobel de la paix. Si son aura en Occident en pâti, elle reste dans le pays l’incarnation de l’ouverture et porteuse de l’espoir d’une démocratie réelle. Les élections législatives de 2020 confortent l’audience de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) puisqu’elle engrange 86% des suffrages. L’USDP, le parti de la faction militaire est laminé, n’obtenant que peu de sièges. Les militaires malgré leur implantation « constitutionnelle » dans le parlement, voient leur prétention à incarner l’identité nationale mise en balance par la fille du « héros de l’indépendance » portée par la masse du peuple de la société civile, fondement d’une nouvelle légitimité nationale.

LE COUP D’ETAT MILITAIRE ET L’AVENIR DE LA BIRMANIE

Le coup d’état militaire du 1er février 2021, légitimé par une argumentation « trumpienne » (une fraude électorale massive !!!) est l’ultime recours que trouve la Tatmadaw pour conserver son pouvoir et l’accès aux vannes des finances et de l’économie pour la haute hiérarchie militaire. Il apparait comme un remake de situations qu’a déjà connu le pays. Mais la ténacité du mouvement populaire, l’invention à l’œuvre dans ses manifestations, laisse peut-être entrevoir une issue différente cette fois.

Je voudrais y croire avec vous. Mais les pesanteurs à vaincre sont bien lourdes.

Levons tout de suite l’hypothèque du Conseil de sécurité de l’ONU : le verrouillage est total de la part de la Russie et de la Chine au nom de la « non-intervention dans les affaires internes d’un pays membre ».

Pour la Russie, il y a le précédent de la Syrie : pour ne pas perdre la base aéronavale octroyée par les Assad sur le rivage méditerranéen, Poutine a bloqué toute enquête ou intervention au bénéfice du peuple syrien. Mais la Birmanie est bien loin… Alors ? Poutine, de plus en plus contesté par une fraction de son opinion, ne peut soutenir le mouvement populaire birman. Et la Tatmadaw (l’armée birmane) est un si bon client pour les ventes d’armes ! Pourquoi le perdre ?

Le veto chinois est plus facile à comprendre : le pays est un voisin offrant un raccourci de plusieurs milliers de kilomètres vers l’océan Indien, un bon client pour l’armement, et après la répression de Tien An Men, il y a 30 ans et celle en cours à Hong Kong, il est surréaliste de penser que la Chine pourrait apporter son soutien au mouvement populaire birman. Ses médias ne parlent d’ailleurs pas d'un coup d'État mais d'« un important remaniement ministériel ». Le Global Times (tabloïd quotidien publié en chinois et en anglais sous l’égide du Quotidien du Peuple depuis 1993 – tiens, tiens ! - en République populaire de Chine) évoque lui un « ajustement de la structure déséquilibrée du pouvoir. » Par une diminution du poids de l’armée au sein du Parlement où elle détient d’office 25% des sièges ? Que nenni : par « un remplacement des ministres civils par des militaires ».

Le peuple birman est donc seul mais puissamment déterminé ce qui est gage d’une issue non contestable sur ce qui pourra être obtenu, le but final étant un véritable retour à la démocratie avec une armée enfin consignée dans ses casernes et ne s’occupant plus que de sécurité extérieure.

Et là le bât blesse : la Tatmadaw dispose d’une puissance répressive considérable : ½ millions de soldats, auxquels s’ajoutent 75 mille paramilitaires de la Force de police du peuple créée en 1964, mais réorganisée en octobre 1995 et intégrée opérationnellement à la Tatmadaw. Comme cette armée n’est pas une armée de conscription mais une armée d’engagés volontaires (voire de jeunes raflés et embrigadés quand les vocations sont trop peu nombreuses) il ne faut pas trop compter sur une solidarité avec le mouvement populaire.

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Les forces armées tirent également des revenus considérables au delà du budget militaire grâce à des intérêts commerciaux tentaculaires : les entreprises civiles qui tentent de se développer parlent d'un environnement « semblable à celui de la Sicile sous la mafia ». Lorsque le gouvernement a commencé à privatiser les industries d'État au début des années 90, les hauts militaires se sont accaparés de ces entreprises (suivant en cela l’exemple des oligarques en Russie) et deux conglomérats dirigés par l'armée ont été créés : Myanmar Economic Corporation (MEC) et Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) gérant des participations dans tous les domaines de l’économie (banques, mines, tabac, tourisme etc. ainsi qu’une implication essentielle dans les trafics de pierres précieuses et de drogue).

Pour organiser ce voyage de 2013 il m’a fallu tout faire pour obtenir des hébergements n’appartenant pas à l’armée, grâce à une coordination étroite avec l’agence française et son mandataire dans le pays.

Le MEHL gère également le fonds de pension de l'armée. Mais le plus clair des bénéfices part dans les poches des plus hauts gradés. Aung Pyae Sone - le fils du chef du coup d'État, le général Min Aung Hliang - possède plusieurs sociétés, dont une station balnéaire, et détient une participation majoritaire dans l'opérateur national de télécommunications Mytel. Le coup d'État peut être en partie une tentative de protéger ces intérêts financiers que la plupart des observateurs estiment autour de 15% du PIB birman et que la victoire électorale massive de la LND pouvait remettre en question : « Les richesses volées par les militaires et leurs entreprises appartiennent au peuple du Myanmar et doivent lui être restituées » proclame ainsi Justice for Myanmar.

Des sanctions économiques internationales peuvent-elles avoir de l’effet ? Rien n’est moins sûr tant que la Russie et la Chine surtout offriront une porte de contournement et que la plateforme financière de Singapour avec son secret bancaire total continuera à abriter les comptes des hauts gradés…

Mais les manifestations qui se poursuivent malgré la répression, et la paralysie progressive du pays par la grève et la résistance passive mettent à mal le pouvoir militaire. Espérons encore …

Lors de la « révolution safran »… bis repetita…

Lors de la « révolution safran »… bis repetita…

Jean Barrot

Le 10-3-21

Prochain texte : Un fédéralisme bien théorique








UNE GUERRE CIVILE EN ETHIOPIE ?

Connaissance & Partage

UNE GUERRE CIVILE EN ETHIOPIE ?

Jean Barrot 

A la fin du second volet de ma présentation de l’Ethiopie moderne(voir la rubrique « petites chroniques des conférenciers » du 9 décembre)

je vous annonçais une mise au point sur les origines et les attendus du conflit actuel qui menace le pays d’éclatement et/ou de guerre civile prolongée.

La voici.

I – DEUX VISIONS INSTITUTIONNELLES ANTAGONISTES :

CENTRALISME OU FEDERALISME ?

L’Ethiopie est confrontée de longue date à un problème existentiel. Regroupant sur un territoire borné de frontières, selon le concept de l’état-nation qui a fini par s’imposer en Europe à partir du 19e siècle, plus de 80 groupes linguistiques vivant dans des milieux extrêmement différenciés (hauts plateaux/terre basses ; de très arrosé à aridité extrême), quelle peut être la forme politique la plus appropriée pour gérer cet espace ?

Jusqu’au milieu du 19e siècle une monarchie fondée sur le féodalisme l’emporte sur le haut plateau agricole tandis que des clans structurent les groupes des basses terres liées au pastoralisme ou même à une économie de collecte dans espaces naturels très peu transformés. La conséquence en est une très forte autonomie régionale du politique et de ses pratiques, fluctuant entre conflictualité ou collaboration.

La construction de l’Empire éthiopien dans la seconde moitié du 19e siècle change cet ordre séculaire. La gestion impériale vise à l’unification d’un domaine incorporant de plus en plus de groupes très différents des populations agricoles du haut plateau et l’affirmation de son autorité sur un territoire dont les marges sont de plus en plus soumises à la pression des puissances coloniales européennes (Grande-Bretagne, Italie, France).

Cette construction centralisatrice va s’appuyer sur le groupe Amhara, dont la justification repose sur les mythes fondateurs que l’on retrouve au sein du corpus de textes Kebra Negast (« la Gloire des Rois »), compilation de textes réalisée au début du 14e siècle. La société “éthiopienne” se trouve progressivement assimilée à la catégorie “ethnique” Amhara. La mise en place d’un gouvernement moderne centralisé, « servant les intérêts nationaux et internationaux de la “Grande Éthiopie” » repose sur cette équivalence, qui conditionne l’accès au pouvoir, à l’éducation, à l’emploi. Jusqu’à la chute d’Hailé Sélassié et la fin de l'Ethiopie impériale, le pouvoir est dominé par l'élite Amhara.

Le coup d’état de 1974 et l’instauration de la dictature militaire du DERG renforce ce centralisme unificateur dans une vision marxisante (un composé de stalinisme, de maoïsme, de tiers mondisme) engendrent l’organisation de mouvements de luttes sur des bases identitaires ethniques fortes.

Leur dénominateur commun est la formation d’une organisation politique agrégeant des identités multiples dans une structure fédérale très lâche, voire à la limite par démantèlement du “pays” né d’une expansion militaire. Mais cette question, jamais formulée clairement, reste en suspens : faut-il faire sécession et proclamer des indépendances ou conquérir le pouvoir central pour aller vers des autonomies provinciales fortes ?

Contre l’hégémonisme amharique, les Tigréens vont revendiquer avec force leur statut d’héritiers légitimes du royaume d’Axoum au fondement de l’Empire abyssin et de sa christianisation au 4e siècle, et l’antériorité qu’il possède sur la formation des royaumes amharique un millénaire plus tard. Ils se considèrent donc comme les « vrais éthiopiens » et font ainsi valoir leur rôle dans l’échec de la conquête italienne lors de la bataille d’Adoua (1896).

Ce qui ne va pas sans quelques contradictions avec l’histoire. Marginalisé par le pouvoir impérial, la noblesse du Tigré voit dans l’occupation italienne et la collaboration (1935-1941) l’occasion de retrouver une partie de son prestige et une large autonomie administrative. Hailé Sélassié revenu au pouvoir après la victoire des Britanniques sur les Italiens et rétablissant un centralisme fort se trouve confronté à une révolte des Tigréens toutes classes confondues

En 1935-196, les Raya et Azebo s'allièrent avec les Italiens contre l'Etat éthiopien. Badoglio, commandant des forces fascistes le reconnaît explicitement : «Ils ont rendu des services notoires à notre cause tout au long de la campagne…». La multiplicité des objectifs correspond grosso modo aux intérêts divergents des participants : la noblesse voulait une plus grande part de la redistribution régionale du pouvoir, les communautés semi-pastorales des plaines étaient intéressées à bloquer leur incorporation dans le système féodal, et les cultivateurs des hautes terres voulaient mettre fin aux demandes excessives de l'administration centrale qui redoublait les prélèvement féodaux

Pour retrouver son pouvoir sur la région, Hailé Sélassié n’hésite pas à demander l’intervention des Britanniques pour des bombardements aériens sur les insurgés. On conçoit que les Tigréens aient constitués le fer de lance contre le pouvoir impérial à partir des années 60 puis contre le DERG à partir de 1974.

II – DE LA POLITIQUE DES « FRONTS » A L’ETHNICISATION DU POLITIQUE.

Mais les Tigréens vont avoir l’intelligence de fédérer les principaux mouvements en lutte dans un Front dont ils vont assurer la direction : le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE). Le FDRPE est constitué principalement de quatre mouvements : le Front populaire de libération du Tigré, le Mouvement démocratique national Amhara, l’Organisation populaire démocratique de l’Oromo et le Mouvement démocratique des Peuples du Sud. A la fin des années 1980, « l'aide des puissants rebelles érythréens lui permet de mettre en déroute l'armée éthiopienne et de récupérer du matériel », créant "un effet boule de neige" (R. Marchal, Centre de recherches internationales - Sciences Po) qui lui assure la victoire sur le DERG en 1991. En corollaire, cela conduit à la proclamation d’indépendance de l’Erythrée (ex colonie italienne rattachée à l’Ethiopie en 1952 sous l’égide de l’ONU) mais sans accord sur le tracé de la frontière, dont le Tigré est partie prenante, source de conflit jusqu’en 2018.

Carte du découpage national ethnique de l’Ethiopie actuelle

Carte du découpage national ethnique de l’Ethiopie actuelle

La constitution de 1995 entérine la création d’un Etat fédéral découpé en États régionaux et qui reconnaît chaque ethnie comme « nation, nationalité et peuple » maitresse de son territoire. Elle inscrit dans son article 39 un droit à l’autodétermination de chaque peuple, ce qui peut déboucher sur la sécession et l’indépendance. « Pour autant, le découpage administratif ne peut seul suffire à créer une appartenance ethnique et à imposer à un groupe la manière dont il se définit. C’est donc l’exercice du pouvoir qu’il faut analyser pour comprendre la construction politique de l’ethnicité » (A. Guillen-Meyer – Fondation Jean Jaurès)

Compte tenu du rôle joué par le Front de Libération du Tigré dans la chute du DERG, la minorité tigréenne (environ 6% de la population totale) s’octroie des postes décisifs dans le gouvernement central (nombreux postes ministériels régaliens ; le chef d’état-major de l’armée ; l’appareil de sécurité) et dans l’économie. Elle s’assure le soutien de notables inféodés dans les autres peuples grâce à une politique de corruption systématique. Mais cette hégémonie masque mal les contradictions qui se développent entre les ethnies.

Conséquence des mouvements de population au sein du pays depuis des lustres, certains territoires sont disputés (à l’ouest du Tigré entre Tigréens et Amharas, au Benishangul entre Gumuz et « colons » Amharas ou Oromos), plus particulièrement dans le sud, cible des colonisations internes. Dans les villes en forte croissance le peuplement mixte conduit à des revendications culturelles ou linguistiques contradictoires (pensons à Bruxelles !). Enfin beaucoup d’Éthiopiens sont nés de mariages interethniques : c’est le cas d’Abiy Ahmed l’actuel premier ministre d'Éthiopie né de père oromo musulman et de mère amhara chrétienne.

Pour contourner ces contradictions à partir du début du siècle, Meles Zenawi, chef du TPLF installé durablement au pouvoir, tend à justifier son autoritarisme par une nouvelle approche : l’État développementaliste devant conduire à la réduction des inégalités entre ethnies qui se sont creusées depuis la chute du DERG. Mais c’est cette politique de grands travaux, d’appel aux capitaux étrangers qui va ouvrir la crise violente que traverse l’Ethiopie depuis 5 ans. Après la mort de Zenawi, son successeur dépourvu de tout charisme lance le programme du « Grand Addis Abeba » en 2014 : il s’agit d’étendre le périmètre urbain pour faire face à la croissance de la ville. Ce faisant, nombre de paysans oromos de la périphérie se voient expulsés de leurs terres.

La protestation foncière se transforme au cours de 2015 en une violente contestation politique et sociale tant chez les Oromos (plus de 35% de la population totale), qui se perçoivent comme toujours opprimés au sein du pays, que chez les Amharas (27% de la population totale), marginalisés depuis la fin de l’Empire. L’état d’urgence proclamé en 2016 ne freine pas la montée de la révolte populaire ni le cycle des violences. Attisé par le pouvoir central tigréen, un nouveau champ de conflictualité s’ouvre entre Oromos et Somalis conduisant à ce qui s’apparente à une « purification ethnique » entrainant le déplacement de centaines de milliers de personnes de part et d’autres de la limite régionale. La levée de l’état d’urgence en août 2017 renforce la contestation du régime et le premier ministre Hailemariam doit démissionner en février 2018.

III – DU NOBEL DE LA PAIX A LA GUERRE

Pour le remplacer, le FDRPE choisit Abiy Ahmed, soutenu par une coalition Oromos-Amharas. Il entreprend d’écarter les Tigréens de postes clés, plusieurs des responsables du FLPT étant poursuivis pour corruption, et certains arrêtés. Surtout il dissout le FDRPE voulant créer un parti trans-ethnique de coalition, le Parti de la Prospérité, ce que refuse le FLPT qui se replie sur sa base régionale. La tension s’envenime avec la signature de la paix avec l’Erythrée sans que le litige frontalier entre ce pays et le Tigré soit résolu. Ce qui vaut un Nobel de la Paix à Abiy Ahmed mais une dénonciation comme “bradeur” du territoire national par le FLPT désormais seul à la manœuvre au Tigré.

La violence inter ethnique s’accentue : les peuples qui refusent la fusion dans le parti que promeut Abiy Ahmed redoutent la substitution d’un pouvoir oromo au pouvoir tigréen. L’assassinat du chanteur Hachalu Hundessa en juin 2020, considéré comme « la voix de la révolution oromo, un génie lyrique et un activiste qui incarnait les espoirs et les aspirations du public oromo » engendre d’importantes manifestations populaires qui se soldent par plus de 250 morts et plus de 3.500 blessés.

Mais c’est aussi la politique de libéralisation de l’économie et son impact sur les problèmes fonciers « ethnicisés » qui sert à alimenter les affrontements.

En mars, la décision du gouvernement de reporter les élections législatives d’août 2020 pour cause de Covid, met le feu aux poudres. Le scrutin précédent de 2015 ayant été qualifié de "mascarade" par tous les partis d'opposition (le FDRPE sous mainmise tigréenne a raflé la totalité des sièges du parlement), ces élections devaient être la manifestation du renouveau du pays : "libres", "justes" et "démocratiques" selon Abiy Ahmed.

Le FLPT refuse l’argument et organise en septembre ses propres élections régionales, y raflant la totalité des sièges. Considérées comme "illégales" par Addis Abeba, ces élections confortent le FLPT dans sa stratégie de rupture. Forte du soutien populaire, une milice tigréenne attaque début novembre un casernement de l’armée nationale qui réplique en lançant un assaut massif contre cette région qui défiait son autorité depuis des mois.

Dénonçant l’utilisation de l’aéroport d’Asmara - la capitale de l’Erythrée - par l’aviation éthiopienne, le FLPT le bombarde de roquettes ce qui fait entrer l’armée érythréenne dans le conflit contre le Tigré, en soutien à l’armée nationale éthiopienne.

Voilà 3 mois qu’Abiy Ahmed a proclamé sa victoire avec la prise de Mekelé la capitale régionale. Mais rien n’est réglé : les exactions contre les civils, le plus souvent menées par des milices, les déplacement forcés, l’exode vers le Soudan, les vols de terres et de bétails se poursuivent tandis qu’une guérilla semble s’instaurer au Tigré.

Avec en conclusion toute provisoire, cette réflexion d’un cadre FLPT :

« On a été capables de se battre pendant 20 ans (contre le Derg) et on peut donc recommencer ». Et un risque à terme : une dislocation selon un « modèle Yougoslave » de cet empire, transformé en pays qui n’est pas encore cinquantenaire.

******

Pour les anglophones je propose la lecture du texte qui suit, révélateur me semble-t-il des paris du TPLF et de ses mécomptes. Pour bien en comprendre l’approche par Israël il faut se souvenir que l’empire d’Axoum (construction amorcée au 5e siècle av. JC) prétend descendre de la reine de Saba et du roi David et que la ville d’Axoum prétend détenir l’Arche d’alliance dans l’enceinte de l’église Sainte Marie de Sion…

Ethiopia’s Tigray conflict reconsidered

DECEMBER 30, 2020 – MAHLET AYELE BEYECHA

How TPLF’s plan for Victory like Israel’s Six-Days-War turned to Ironical Defeat, like Egypt’s Yom-Kippur War

Precedent

“We were literally caught with-our-pants-down….but we won because that is our mind set, …to win!”, said the late Dr Yehuda Paz, founder and chair of the Negev Institute for Strategies of Peace and Development in Israel during a presentation about the fourth Arab-Israeli conflict in 1973, also known as the Yom Kippur War. In this conflict, Egypt and Syria declared war to Israel. Dr. Paz made the remark during a leadership workshop for young leaders from various countries in Be’er Sheva ( Israel) which I attended in 2005. Although the war happened more than 30 ago, when Paz was still a young military officer, he narrated the story like it happened yesterday. Our eyes and ears were glued to him. 15 years later, on the night of 28 November 2020, when I learned that the Ethiopian National Defence Force (ENDF) regained full control of Mekelle, the capital of Tigray, dr. Paz’ story flashed back in my mind. I suddenly saw the connection between the Yom Kippur War and the current conflict between the national government of Ethiopia and the TPLF, Tigray’s former ruling party and army.

In the night of November 4, 2020, the Tigray People’s Liberation Front (TPLF) launched a surprise attack on the Northern Command of the ENDF in the Tigray region, in which many national army officers were killed and a substantial quantity of weaponry was seized. Following this, Ethiopian Prime Minister Abiy Ahmed retaliated by launching a large-scale law enforcement operation in the Tigray region that took three weeks of fighting to get close to Mekelle, Tigray’s capital. The full military operation ended on 28 November 2020, according to government sources.

How was the Arab-Israeli war dragged into the mess?

On November 14th, ten days after the TPLF conducted the sudden attack on the ENDF base in Tigray, Sekuture Getachew, a top official of the TPLF, boasted on a local TV network: “A small nation like Israel, surrounded by big Arab nations like Egypt who were being prepared to launch attacks against it, attacked first.” He continued by asking: “Should we be waiting for them to take the first strike? Or take pre-emptive action to avert the looming war? Israel made surprise attacks against these forces and demobilized the enemy troops to successfully defend itself.”

Getachew not only said that the TPLF was responsible for attacking the ENDF but also justified their act through his evocation of Israel’s Six-Days War in October 1967.

The government accused the TPLF of undermining Abiy’s reform efforts and said the TPLF is behind much of the internal tensions and ethnic violence that plagued Ethiopia for at least two years.

What led to the fight?

There has been a pattern of worrying tension building up between the TPLF and the central government ever since Abiy came to power two years ago. Elected as a “reformist leader”, the prime minister accused officials from previous governments of corruption and human rights abuses, and removed key TPLF figures from the central government. In turn, the TPLF’s strongly disagreed with Prime Minister Abiy when he established a unitary system of government replacing the current federal arrangement. Things became even more heated when the government set up a single national Prosperity Party (PP), which is not based on ethnic lines, thereby annulling the old coalition in which the TPLF played a dominant role for the past 27 years. The TPLF attempt to unite opposition forces under a new federalist coalition failed. As a result, it has now isolated itself from the political process.

The TPLF also condemns the government for the way they brokered peace with Eritrea. Abiy won the Nobel Peace Prize in 2019 for his efforts to bring peace with long-standing foe Eritrea. However, the TPLF feels that the interests of Tigray, which borders Eritrea, have been overlooked in the negotiations and wants to have more say over future relations with their neighbour.

The TPLF has been in power from 1991 till 2018. Before this era, it led a guerrilla war for 17 years against the communist Derg regime (1974-1991). The TPLF is accused of provoking conflict by organizing, training and financing forces opposed to the federal government. While the rest of the country has faced ethnic based violence, Tigray questionably is the only region spared from this.

In the current conflict the TPLF did succeed to gain attention from international media and humanitarian organizations, but Abiy has consistently refused any intervention in what he considers as an internal affair. Since the beginning of the crisis, all means of communication in Tigray have been cut off. This communication black-out has severely limited information coming out of the conflict zone. Simply put: it is far from clear what is happening and has happened on the ground in Tigray.

For the past two and a half years the Tigray administration has portrayed itself as government within a government, thereby undermining Abiy’s authority. A telling event is that Tigray has run an election against the rules and regulations of the National Electoral Board of Ethiopia.

TPLF through the lens of Arab-Israeli wars of 1967 & 1973

Israel’s resounding victory over the Arab states of Egypt, Syria and Jordan during the Six-Day War in 1967 left the Jewish nation in control of a territory four times its previous size. The Arab states felt humiliated and were looking to regain the swathes of territory they had lost. On October 6, 1973, on the day of Yom Kippur, the holiest day in the Jewish calendar, Egyptian and Syrian forces launched a coordinated surprise attack on Israeli positions in the Sinai Peninsula and the Golan Heights. Although there had been tension between Israel and the Arab states, the Israeli felt caught by surprise. After a fierce fight, Israel beat the Arab states although afterwards the Israeli forces admitted this was not an easy victory, compared to the Six-Days War.

The only similarity that can be drawn between the TPLF in the recent attack and Israel during the Six-Days War is that they both have used a strategy of a pre-meditative and sudden attack on their enemy. The purpose, result and moral of the two conflicts are quite different. Most importantly: the TPLF lost and Israel won.

(Un) surprisingly, the TPLF’s invocation of Israel’s victory in the Six-Days War turned out to be a closer match to Israel’s opponent during the Yom Kippur war: Egypt. But there are more parallels between Egypt and the TPLF during the violent outbreaks.

Principally, both the TPLF and Egypt launched their attacks after months of secret preparation. Both the ENDF and Israel, were caught by surprise with their (metaphorical) pants down. However, within days the ENDF and Israel managed to turn their position from defending to attacking, resulting in a military victory in both cases in less than 21 days.

Another matching point is that when the Yom Kippur War began on October 6, 1973, many of the Israeli soldiers were away from their posts celebrating Yom Kippur ( Day of Atonement). The Arab armies were well prepared with their up-to-date Soviet weaponry. Likewise, the TPLF raided the Northern Command as they were sleeping. Earlier that day the national forces had spent time helping local Tigrayans. The national forces also had dinner with Tigrayan soldiers, who were part of the Northern Command but who kept their allegiance with the TPLF secret. These Tigrayan soldiers within the Northern Command would play a key role in the attack a few hours later.

Aftermath of the operation

For the TPLF, the events following the attack on the Northern Command turned out to be disastrous. It set back the TPLF to square one. From being an influential player in the national government for 27 years to going back to its rebel roots outside of the political system.

The TPLF has suffered from a multi-pronged defeat. Internally, it has lost politically, when it decided not to join the new coalition of the federal government, and also militarily after the ENDF struck back.

Conclusion

On 14 November 2020, Sekuture Getachew concluded his statement by saying: “It was imperative to take a thunder-like strike. If these attacks were not taken, Tigray now would not be in its present situation. We would not be talking like this now. There would be huge number of casualties.”

I am not going to compare and contrast the number of casualties, as this has not been disclosed by ENDF nor the TPLF and because of the information black-out no fact-finding could be done. However, only two weeks after Getachew’s boasted about their military strategy, his statement would appear far from valid.

After being caught with its pants down, the ENDF rose to defend. In less than 72 hours the situation turned around, from being attacked to attacking and regaining control of Tigray in three weeks time.

The TPLF was so occupied with replicating the Six-Days of War scenario that they forgot there was indeed also a chance the war would end up like the 1973 Yom-Kippur War. It seems that they studied only one part of Israel’s history or deliberately opted to be ignorant.

Disclaimer

This article showcases the author’s own opinions and does not reflect those of Voice4Thought. The author takes full responsibility for the content of this publication. At Voice4Thought we understand and realise that the conflict in Ethiopia has many sides to the story, which all need to be told.

MAHLET AYELE BEYECHA

Mahlet Ayele Beyecha is a trained Africanist-researcher on African and Middle Eastern studies. In April 2020 she launched Connect Africa, a social media platform to discuss social, economic and political issues of Africa to decolonize knowledge based on research. Her prior experiences include Liaison officer to the African Union, Pan African associate, communication (media analysis), event organizer (African cultural exchange) and director of the first pan-African youth organization. She has worked at various international organizations, including African Union, Oxfam Liaison office to the African Union, Oxfam UK and Global Educators For All Initiative. She holds a Research Masters in African Studies from Leiden University, the Netherlands, MA in Middle Eastern Studies from Ben Gurion University of the Negev, Israel and BA in English and Literature from Addis Ababa University.


JARDIN V- 1, 2, 3, Soleil ! - FIN

Connaissance & Partage

1, 2, 3, Soleil !

Pour cette dernière étape, je vous entraine dans 7 jardins – c’est un crève-cœur car il y en a tant que j’ai aimé, et que je laisse la France hors-jeu – sélectionnés selon le rythme de ce jeux d’enfance que je vous propose en titre :

1 jardin d’émotion, 2 jardins initiatiques, 3 jardins botaniques et un jardin « Soleil ! ».

UN JARDIN D’EMOTION :

SHUKKEI-EN A HIROSHIMA (2008)

Créé en 1620 pour la famille du daimyo Asano (seigneur féodal) d’Hiroshima, il est offert en pleine propriété par ses descendant en 1940 à la ville qui en fait un parc public. Inspiré du lac de l’ouest de Hangzhou – la référence absolue du jardin parc chinois, Shukkei-en (ce qui peut se traduire par "jardin à rétrécir les paysages") – il est totalement ravagé par le bombardement atomique du 6 août 1945. Seul un ginkgo biloba a survécu dans le parc. De nombreux habitants venus y chercher refuge, abandonnés dans la ville dévastée, vont y mourir de faim de soif, de leurs blessures et des radiations. Ils sont inhumés en ce lieu redevenu paisible, un modeste autel gardant mémoire de leur présence.

Restauré en partie, il est rouvert au public en 1951, mais la restauration n’a été achevée qu’en 1974. Aujourd’hui ses arbres ont repris une ampleur majestueuse. De l’allée d’entrée, un chemin mène à une maison de thé, élément structurant d’un jardin japonais. En arrière-plan, l'architecture végétale du jardin se dévoile, gravitant autour d'un magnifique étang qui fait la renommée du site. Presque toutes les vues du parc ont un point commun de focalisation mais sous des angles divers : le pont Koko-kyo, rescapé du bombardement, est devenu le symbole du lieu. Cette grande arche de granit divise l’étang principal en 2 bassins communicants qui abritent une dizaine d’ilots, avec bien sûr ile tortue et ile grue. Au fond du parc se cache le jardin d’herbes médicinales, Yakuso-en, encadré de bambous. Tout au long du parcours des lanternes de pierres scandent les diverses étapes jusqu’à l’autel mémorial des morts d’Hiroshima.

DEUX JARDINS INITIATIQUES :

JARDIN DE LA VILLA BARBARIGO A VALSANZIBIO (2014)

La villa rurale de la riche famille aristocratique des Barbarigo, est transformée dans la seconde moitié du 17e siècle en résidence de prestige par Grégorio Barbarigo qui débute une carrière de diplomate avant d’être nommé cardinal en 1660 par le pape Alexandre VII (depuis 1960, c’est un saint, canonisé par Jean XXIII). Ayant à cœur d'appliquer dans son diocèse les mesures érigées par le Concile de Trente, il fonde de nombreuses œuvres de bienfaisance, dont les Écoles de la doctrine chrétienne et institue au séminaire qu’il a créé des cours d'hébreu, de grec, d'araméen, afin de mieux comprendre la philosophie des églises orientales, car il ne se résout pas au schisme du 11e siècle. Son souci de culture lui fait élaborer le jardin, pour approcher la villa, comme une allégorie du progrès de l'homme vers sa propre perfectibilité et son salut.

Le jardin est organisé selon un plan orthogonal strict. Le portail d’entrée ouvre sur le grand axe est-ouest dont la vue se perd sur la colline à l’horizon. La villa est invisible car elle se trouve à l’extrémité nord du second grand axe nord-sud qui tranche le vallon dans lequel se développe le jardin. L’accès au jardin se fait par un vaste portail baroque dominé par la statue de Diane. Il se dresse au dessus d’un bassin extérieur au jardin qui est le reste du canal qui reliait Venise à la villa. Car au 17e siècle, elle était accessible par bateau, le bassin étant orné, pour mémoire, des mêmes poteaux que ceux utilisés dans la ville pour amarrer les gondoles.

Ce grand axe auquel on accède est dédié au thème de l’eau, captée en amont au pied du versant de la montagne et qui s’écoule en bassins successifs jusqu’au grand quadrilatère du bassin aux poissons, juste en arrière du portail. Cet axe placé sous l’égide de Diane et des dieux païens de la mythologie, dont les statues agrémentent les différents bassins est celui de l’Erreur, des errements de la religion antique. Si on le remonte jusqu’à son origine, au delà du bassin de captage rectangulaire mais aux rives enherbées, l’homme se perd dans la nature sauvage et obscure de la forêt qui drape le versant de la colline.

Mais à l’intersection des 2 axes, un signal fort se révèle au chrétien en quête de salut. Ce carrefour est le lieu d’une fontaine octogonale élevée sur 3 degrés (la Trinité) et si le visiteur tourne son regard sur sa droite il aperçoit la villa. Cette forme octogonale de la fontaine est celle adoptée depuis le concile du Latran (5e siècle) pour les baptistères et popularisée ensuite dans les enluminures médiévales pour les fontaines de vie, les bains de jouvence assimilés à la résurrection des corps. Le message est donc de changer d’axe pour accéder au salut. Mais dans quel sens partir ?

En bifurquant vers la gauche on atteint un labyrinthe. D’étroites allées bordées de hautes haies de buis fermant toute vue permettent, au terme d’un périple de 1,5 km et de multiples allers-retours dans des impasses, d’atteindre la butte centrale surélevée où le pécheur retrouve la vue et peut à nouveau s’orienter vers son salut. De part et d’autres du labyrinthe, deux jardins sauvages évoquent aussi l’érémitisme et la solitude monacale comme voie possible du salut.

Mais pour le plus grand nombre la voie du salut c’est d’emprunter le grand axe qui conduit à la villa - une demeure de cardinal tout de même ! - à partir du bassin baptistère qui sanctifie l’approche. Mais à condition de ne pas se perdre en route. De part et d’autre de cet axe, deux jardins clos rappellent à ceux qui seraient encore tenté de s’écarter du droit chemin les contraintes de la vie terrestre. Celui de gauche évoque avec sa garenne et sa volière sur une ile l’enfermement qu’est la condition terrestre de l’homme. Dans celui de droite, une grande statue de Chonos s'appuie sur un sablier et malgré ses ailes déployées, il reste cloué au sol. Son visage se détourne nettement des dieux païens et s’oriente vers la villa, espérance du Paradis. Seul un élan spirituel peut lui permettre d’atteindre le but, image de l’homme englué dans les contraintes de son enveloppe matérielle.

En revenant sur le droit chemin une nouvelle fontaine hexagonale nous confirme sur la voie du salut. Une halte sur les bancs déclenche une fontaine qui nous baptise de ses jets. Nous voilà prêts pour y accéder au but. Ne restent que quelques marches à franchir. Sur les contremarches un sonnet est gravé délivrant le message final, dont je ne retiens que la conclusion « L'enfer est tout là-bas, ici le Paradis » Le terre-plein devant la maison représente donc l'étape ultime du parcours de l'homme en quête de salut. Il est occupé par un bassin ceinturé de roses blanches, seules fleurs du jardin, qui renvoient à une image de pureté et à la promesse du paradis qui s’ouvre au-delà de la villa dans la trouée ascendante sur le versant de la montagne, jalonnée par d’immenses cyprès.

La maison reste un domicile privé qui ne se visite pas. Elle a connu des extensions par des ailes latérales précédées d’une large allée est-ouest structurée par des topiaires. Avec ses 16 fontaines d’origine toutes en état de fonctionnement et ses 70 statues légendées, ce jardin a récemment reçu le prix international de "Plus beau jardin d'Europe".

JARDIN DE LA QUINTA DA REGALEIRA A SINTRA (2006)

A la fin du 19e siècle, c’est encore une vieille ferme au cœur d’un vaste domaine agricole occupant tout un flanc de colline dominant le vieux centre de Sintra. L’ensemble est racheté en 1892 par Carvalho Monteiro qui se lance alors dans la construction du palais et des jardins que l’on visite aujourd’hui. Né au Brésil, héritier d'une grande fortune familiale, constituée dans ce pays grâce au commerce du café et des pierres précieuses, il s’installe définitivement au Portugal en 1876 où il a obtenu son diplôme de docteur en droit. Philanthrope passionné d’entomologie, collectionneur d'art, bibliophile, il est aussi féru d'opéra. Pour construire son palais qu’il veut de style manuélin – un gothique flamboyant tardif évocateur de la splendeur du Portugal de la fin du 15e siècle – il fait appel à l’architecte Manini dont l’essentiel de la carrière s’est déroulé comme scénographe au Teatro La Scalla puis à São Carlos et dans les principaux théâtres portugais. L’objectif fixé à Manini est d’en faire un manoir philosophique où vont s’entremêler diverses traditions occultistes – francs maçonnerie, rose croix, templière, alchimiste – au cours d’un parcours de visite initiatique dans lequel on est en permanence confronté au dualisme : vie/mort, lumière/ténèbres, aérien/souterrain, parfait/imparfaait etc. Mais aussi évocateur des grands classiques de la littérature : la Divine comédie de Dante, les Lusiades de Camoens et le Songe de Poliphile de Colonna, si influent notamment en architecture et dans l'art des jardins.

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Le parcours se déroule au sein d’une forêt aux essences très variées, mêlant plantes exotiques, surtout brésiliennes, et espèces locales, ordonnée et bien rangée dans la partie inférieure du domaine mais devenant plus touffue et plus sauvage jusqu'au sommet du versant, où souvent persiste une brume humide qui participe aussi au mystère du domaine tout en favorisant la présence d’épiphytes.

Carvalho Monteiro a voulu retrouver dans son jardin l’ambiance végétale rencontrée dans sa jeunesse brésilienne et manifester ainsi au sein du domaine la présence de l’empire portugais au moment où celui-ci se décompose : proclamation de la République au Brésil en 1889 et en 1910 au Portugal (année de l’achèvement des travaux du domaine), ce qui vaut à Carvalho Monteiro, monarchiste convaincu, quelque mois de prison peu après cette proclamation.

L’itinéraire initiatique débute par l’église où se côtoient les symboles catholiques, templiers et francs-maçons, où le Delta lumineux de l’œil de Dieu surmonte « un portail flanqué de sculptures ressemblant à des démons pétrifiés ». Longeant diverses fabriques toutes baignées des mêmes symboles dans le style architectural manuélin, on parvient au pivot de l’initiation : le puits inspiré de la Divine Comédie de Dante.

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Profond de 27m, on y descend par un escalier en spirale bordé d’une superbe colonnade, organisé en 9 paliers, qui se termine sur un sol de marbre où s’inscrit une rose des vents centrée sur une croix templière. Du fond du puits, une galerie souterraine s’amorce qui se subdivise en plusieurs branches menant à d’autres orifices (l'Entrée des gardiens, le lac de Cascata et le Puits imparfait) discrètement cachés au long de l’itinéraire dans le parc. La sortie la plus rapide s’effectue au niveau d’un petit bassin que l’on traverse par un pas japonais pour regagner la terre ferme et la lumière du jour. On parcours ainsi un cycle de la vie : descente sous terre comme une mise au tombeau, parcours de l’âme dans le dédale souterrain que Carvalho Monteiro avait lui même nommée "La Cathédrale" et renaissance dans une matrice humide qui vous expulse vers le jour comme lors de l’accouchement. Mais on peut aussi faire l’itinéraire inverse : en empruntant une des entrées des galeries souterraines, on parvient au fond du puits pour en ressortir en remontant l’escalier en spirale : après avoir errer dans les ténèbres de l’ignorance, l’esprit accède à la lumière et à la connaissance par l’effort. Le point d’orgue de l’initiation s’achève par l’ascension de la Tour parfaite qui, en double inversé du puits, vous fait accéder à la dimension céleste de l’âme. Chaque étape du parcours dans le parc (banc, pont, ziggourat, rocaille, etc.) est à déchiffrer comme moment de la Révélation dans l’initiation.

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Au terme du parcours, pour quitter le jardin on emprunte une allée bordée de 9 statues, renvoyant à la mythologie gréco-latine mais qui ne sont pas choisie au hasard. On croise ainsi Fortune (évocation du destin avec toutes ses inconnues), Orphée (initiateur des cultes à mystère et revenu des Enfers grâce à la puissance de sa musique et de son chant), puis deux paires divines exprimant des complémentarités : Vénus (déesse de l’amour, de la séduction, de la beauté féminine) et Flore (déesse des floraisons, assurant dans le monde végétal le même rôle que celui de Vénus pour les humains), Cérès (déesse de l'agriculture, des moissons et de la fertilité) et Pan (protecteur des bergers et du croit des troupeaux). La séquence s’achève avec Dionysos (dieu du vin et de ses excès, le vin étant considéré à l’origine comme une des formes du feu), Hermès (messager des dieux mais aussi celui qui conduit les morts vers les Enfers – par extension protecteur des voyageurs) et Vulcain (dieu du feu, des volcans, de la forge, pivot de toute opération alchimique)

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Mais si vous ne parvenez pas à décrypter tous les signes semés au fil du parcours, pas de panique : laissez vous emporter par la beauté du jardin, parfaitement entretenu. Après être passé en plusieurs mains privées, le domaine est depuis 1997 propriété de la ville de Sintra et ouvert au public.

TROIS JARDINS BOTANIQUES :

SITIO BURLE MARX A BARRA GUARATIBA, RIO DE JANEIRO (2007)

Roberto Burle Marx (1909-1994) est un des plus célèbre architecte paysagiste du 20e siècle. Ses premières inspirations paysagères lui viennent en 1928-29 alors qu'il étudie la peinture en Allemagne : il fréquente assidument le jardin botanique de Berlin Dahlen [SPLENDIDE ! UNE VISITE A NE PAS MANQUER SI VOUS ALLEZ A BERLIN] et rentré au Brésil se passionne pour la flore locale, négligée au profit d’espèces européennes dans l’aménagement des parcs et jardins du pays. A partir de 1932, il collabore assez régulièrement avec les architectes Costa et Niemeyer.

En 1949 il achète le sitio et l’aménage pour y vivre, créant sa maison, son atelier, un pavillon de réception pour les amis et restaurant une vieille chapelle présente sur le site. Il façonne le jardin et le parc selon les principes directeurs qu’il a forgé dans ses créations : utilisation de la végétation tropicale endémique comme un élément structurel de la conception générale en exploitant les contrastes de tailles et couleurs des plantes ; rupture des motifs symétriques dans la conception des espaces ouverts en valorisant ce que suggère le relief naturel ; traitement coloré des chaussées et cheminements au sein du parc ; utilisation de formes libres en s'inspirant des caractéristiques de l'eau présente dans le jardin.

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Cultivant les formes de vagues, les courbes souples et légères, Burle Marx a harmonieusement associé son style nouveau avec sa connaissance des plantes tropicales et subtropicales Sur le site de 36 ha, il a acclimaté plus de 3500 espèces de plantes dont il a récupéré un certain nombre au fil de ses explorations dans la forêt brésilienne (plus de 30 plantes qu’il a identifiées portent son nom), forêt dont il fut jusqu’à son dernier souffle un défenseur acharné, dénonçant sans cesse les défrichements dans ce splendide héritage naturel.

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Ayant légué son domaine au gouvernement brésilien lors du retour à la démocratie dans son pays, après 20 ans de dictature militaire, il souhaitait préserver ainsi l'intégrité et l'intimité de sa demeure tout en permettant la création d'une école de paysagisme, de botanique et des arts en général sur le domaine. Il est géré depuis sa mort par l'Institut du patrimoine Historique et artistique National. Ouvert au public sur rendez-vous, on visite sa maison, où sont restées en place ses affaires personnelles, sa très belle collection de pièces précolombiennes, et son atelier qui conserves ses propres toiles et sculptures.

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Puis on peut déambuler dans les cours ombragées et parcourir le jardin pour un moment de paix, à l’écart de la folie urbaine de Rio de Janeiro, à 25 km de là.

JARDIN KANDAWGYI A PYIN OO LWIN, MYANMAR (2013)

Situé en altitude à plus de 1000 m, à 70 km à l’est de Mandalay, Pyin Oo Lwin (Maymyo durant la colonisation britannique de la Birmanie), est un ancien petit village shan très vite devenu une destination estivale prisée des colons britanniques pour échapper aux très fortes chaleurs de la plaine. De son rôle de station coloniale d’altitude la ville conserve un patrimoine architectural typiquement « british », mais désormais noyé par la croissance urbaine et l’immigration chinoise car Pyin Oo Lwin est une ville étape importante sur la route entre Mandalay et Dali en Chine.

Le jardin botanique y a été créé en 1915 autour d’un vaste lac sur 12 ha à l’initiative d’un colonel anglais, Alex Roger, assisté de Lady Wheeler-Cuffe, une botaniste amateur passionnée qui a travaillé 6 ans durant à l’organisation et la plantation selon les conseils des responsables des Jardins botaniques royaux de Kew en Angleterre. Les gros travaux ont été menés à bien grâce au travail forcé de prisonniers de guerre turcs de la Première Guerre mondiale. En 1924 il est reconnu par le gouvernement colonial comme réserve botanique. Considérablement agrandi pour couvrir alors 100 ha il est classé « zone protégée » en 1942. Le jardin prend son nom officiel actuel – Jardins botaniques nationaux Kandawgyi – en 2000 et sa surface est portée à 177 ha. Au centre du lac, sur une ile, une pagode flambant neuve rappelle que l’identité bamar (= birmane) passe par le bouddhisme Théravada, allégeance qui se manifeste partout et à tous propos dans le pays.

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Centre de recherche botanique réputé, le jardin est associé au Centre de Recherche en Sériciculture (plantation des muriers et récoltes - feuilles pour les vers à soie et écorce pour la fabrication de papier artisanal ; élevage des vers ; dévidage de la soie des cocons). Mais Pyin Oo Lwin est aussi devenu le principal centre floricole national. La ville produit des chrysanthèmes, des asters et des glaïeuls, vendus dans toute la Birmanie tout au long de l'année, les fleurs ayant un rôle très important dans la pratique du culte bouddhiste.

Le jardin se développe autour de pelouses soigneusement tondues sur lesquelles s’inscrivent des massifs floraux organisés pour faire contraster les couleurs et où quelques grands arbres sont mis en valeur. Il comporte une volière, et 3 musées : le musée des fossiles (fossiles d’animaux), le musée des bois pétrifiés (fossiles de plantes)en partie en plein air et le musée des papillons.

Tout autour de cette immense clairière de pelouses centrées sur le lac, une ceinture forestière est organisée de manière à évoquer plusieurs écosystèmes. On parcourt ainsi une forêt de pins, une zone de marécage, une forêt pluviale tropicale, un bois de bambous, un jardin de crotons. Globalement on y rencontre environ 350 espèces d'arbres, des dizaines d'espèces de bambous et de crotons. Une section de 16 ha constitue une réserve forestière naturelle accueillant plusieurs espèces animales sauvages menacées. Mais ce jardin est surtout célèbre pour son jardin d'orchidées, avec plus d'une centaines d'espèces que l’on peut rencontrer dans le pays.

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Géré par une société privée, il offre aussi des attractions pour les familles et depuis 2006, tous les ans au mois de décembre, un grand festival floral anime le jardin 2 semaines durant.

JARDIN VIERA Y CLAVIJO A TAFIRA, ILE DE LA GRANDE CANARIE (2005)

Ce jardin botanique de 27 ha. est le plus grand d’Espagne et un des plus beau que je connaisse, plus proche que les deux précédents si vous êtes tenté par une visite...

Son nom est un hommage au naturaliste canarien qui au 18e siècle avait envisagé la création d’un jardin botanique sur l’ile, mais sans parvenir à faire aboutir son projet. On doit ce jardin à un botaniste suédois, Eric Sventenius (forme latinisé de Svensson, son nom initial ; 1910-1973), qui après une visite des iles Canaries en 1931, devient rapidement un espagnol de cœur. Ses études sur la flore des iles, en grande partie endémique, le poussent au début des années 50 à reprendre le projet de Viera y Clavijo. Il retient pour son implantation le versant escarpé du ravin de Guiniguada, à peu près orienté nord-sud, à 7km de Las Palmas. Les travaux débutent en 1952 et le jardin est ouvert au public en 1959. Comme tout jardin botanique, il est couplé à un centre de recherche et doté de l'unique banque de graines des plantes endémiques des archipels macaronésiens (Canaries, Madère, Açores et Cap Vert).

Son organisation s’articule sur les 2 ensembles topographiques du jardin : la plaine, étroite, allongée au long du ravin et le versant très raide exposé à l’ouest.

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L’entrée dans le jardin par la plaine ouvre sur la place des palmiers dominée par le palmier canarien endémique que l’on rencontre sur toutes les iles de l’archipel. La zone centrale de la plaine est occupée par une strate herbacée où 7 rocailles symbolisent les iles et sont entourées des diverses espèces que l’on peut y rencontrer. Vers l’amont, on rencontre ensuite un jardin de succulentes avec plus de 2000 espèces représentées puis le jardin macaronésien qui fonctionne comme un conservatoire des plantes endémiques les plus menacées mais aussi comme un magnifique répertoire des plantes de grande valeur ornementale. A l’extrémité de cet axe, une palmeraie regroupe bon nombre des espèces présentes dans le monde. Tout au long de la plaine, plusieurs bassins apportent une touche de fraicheur et favorisent la faune.

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La zone de contact entre la plaine et le versant est essentiellement boisée. On rencontre ainsi de l’aval vers l’amont à partir du bâtiment consacré aux expositions, un massif forestier dense, sombre et humide, reconstitution de la laurisylve qui recouvrait l’essentiel des iles entre 300 m. et 1000 m. d’altitude, avant les défrichements de la colonisation européenne et l’introduction d’espèces étrangères entrées en concurrence avec les endémiques. Viennent ensuite une forêt de pins canariens et un beau massif de dragonniers. Une cascade alimente un bassin, domaine du jardin humide avec ses plantes d'eau.

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Le versant est un domaine sec dont la pente est entrecoupée de ressauts rocheux formant des terrasses naturelles. La végétation dominante y est buissonnante ou arbustive, parsemée de succulentes, devant composer avec un sol maigre ou inexistant sur la roche nue. Mais il en émerge des dragonniers, des oliviers sauvages et quelques rares “cèdres des Canaries”, implantés au sommet de la falaise près du restaurant du site.

Une visite de 4h n’est pas disproportionnée vu la richesse de ce jardin et des cheminements bien organisés qui permettent de le découvrir.

« SOLEIL ! » :

MASCARIN, JARDIN BOTANIQUE DE LA REUNION A SAINT-LEU (2012)

Mon coup de cœur pour terminer : il y a des fleurs et du volcan, alors…

L’ile de La Réunion, née d’un volcan toujours actif, n’a émergé qu’il y a 3 millions d’années. Mais culminant à plus de 3.000 m. au Piton des Neiges, elle offre une diversité de microclimats qui s’organisent grossièrement selon une double grille : l’opposition côte au vent et côte sous le vent et un étagement selon l’altitude. L’implantation végétale ne s’est donc faite que par des apports des vents et des courants marins et par l’installation d’une avifaune ensemençant les laves fraiches de leurs déjections et des graines apportées dans leurs plumes. Son isolement dans l’océan Indien a permis le développement d’un endémisme de la vie sur l’île qui est très élevé pour les plantes à fleurs mais aussi pour les insectes et les mollusques terrestres. Encore de nos jours, près de 50% de la flore indigène de la Réunion est constituée de plantes qui n’existent que là et dans les Mascareignes, malgré l’implantation humaine qui remonte à 4 siècles au plus. Une des fonctions du jardin botanique du Mascarin est de préserver ce qui subsiste de cette biodiversité originelle.

Mais l’implantation humaine a entrainé une modification profonde des paysages végétaux de l’ile et de la faune. Ainsi ce jardin est implanté sur 8 ha. de la vaste propriété agricole (660 ha. !) détenue par la famille d'Armand de Châteauvieux sur ce site depuis 1857. Elle produisait de la canne à sucre et du géranium rosat, dont l’huile essentielle joue un grand rôle en parfumerie. En jardinage, les oignons du domaine étaient réputés et les vergers assuraient une bonne production de pommes, fruit exotique pour cette ile. Les bâtiments de l'ancienne propriété, y compris son église de basalte, classé monument historiques sont aujourd'hui entièrement restaurés, ce qui permet de conjuguer la découverte du patrimoine naturel réunionnais avec l'histoire et les traditions culturelles locales. Le Conservatoire Botanique national du Mascarin est créé sous forme associative en1986 sous l’impulsion de botanistes, dont Thérésien Cadet (1937-1987), et d’élus, obtient l’agrément des Conservatoires Botaniques Nationaux en 1993, dès lors géré par le Conseil départemental de la Réunion.

Le jardin se compose de 8 sections, chacune offrant une mise en scène spécifique.

La collection dite «Réunion» présente ce que devait être la forêt semi-sèche aujourd’hui disparue qui bordait le littoral des bas de l’Ouest, il y a plus de 4 siècles. Cette section est celle qui compte plus d’espèces endémiques menacées de disparition.

La section des «Plantes lontan» propose un parcours chronologique qui retrace les principales étapes de l'évolution du paysage végétal de la Réunion, sous l'effet de la mise en place des cultures entrainant déforestation et extension des terres agricoles. On retrouve ainsi les moments de l’introduction du café, du tabac, des épices, de la canne à sucre et du géranium rosat. En appendice de cette section une collection de « Caféiers du monde » a été créée en partenariat avec l'IRD.

Le «Verger créole» occupe une succession de terrasses précisant l’origine des espèces fruitières introduites à La Réunion. Il nous présente une cinquantaine d’espèces fruitières, plus ou moins oubliées aujourd’hui ou au contraire à fort potentiel économique actuel.

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La collection des «Palmiers» fait la part belle aux endémiques de l’île, le latanier rouge et le palmiste Roussel. Mais elle présente aussi des espèces tropicales et subtropicales provenant de diverses régions du globe en mettant l’accent sur l’utilisation diversifiée que l’homme peut faire d’un même végétal mais aussi les risques que comporte cette exploitation.

La collection de «Succulentes» est installée sur un versant ensoleillé, sec et rocailleux. Elle illustre l’adaptation aux conditions extrêmes de sécheresse et d’aridité des nombreuses espèces de cactus, agaves, aloès, euphorbes et autres plantes grasses vivant dans des régions semi désertiques et désertiques. Sélection naturelle, adaptation ou convergence sont autant de phénomènes auxquels ces espèces ont eu à répondre.

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La section des «Orchidées et Fougères» met en valeur la biodiversité tant par les feuillages que par les fleurs de ces deux familles de plantes qui comptent plusieurs milliers d’espèces et qui partagent une forte capacité à se disperser. Elle est d’abord destinée à sensibiliser les visiteurs à la fragilité de la flore indigène locale, au delà de sa beauté.

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Enfin la «Ravine Bambous» offre un cheminement en partie aérien sur un système de passerelles donnant l’impression de parcourir une “cathédrale végétale” tant la densité et la tailles des bambous forment une nef ombreuse dans laquelle on circule.

La Réunion ?

Sans masques, sans distances, sans couvre-feu, sans limite de nombre ?

Alors oui, « SOLEIL ! »

Jean Barrot

JARDIN IV- JARDINS D’ORIENT

Connaissance & Partage


« On ira tous au paradis... »

(Dabadie – Polnareff ; vous l’avez peut-être chanté)

JARDINS D’ORIENT

Je reprends ce titre à une exposition de 2016 organisée par l’Institut du Monde arabe. Mais ce que je vais vous raconter déborde largement le monde arabe, pour englober un espace qui va du Maghreb à l’Inde moghole. Cet espace présente une caractéristique climatique commune : il s’agit d’un domaine qui s’échelonne du semi aride à l’aride. Ce qui implique deux réponses des sociétés humaines : un accès possible à l’eau et une pratique pastorale semi-nomade. L’oasis apparaît comme un idéal : offrant une ressource permanente en eau, il permet la sédentarité et l’agriculture.

Deux types emblématiques des jardins de cet espace nous laissent à peu près au même moment des traces archéologiques.

LE « PARADIS PERSAN »

LES RESSOURCES DE L’ARCHEOLOGIE

Dans le piémont des montagnes du nord de la Mésopotamie au 7e siècle avant notre ère, Sennacherib (704-681), roi néo-assyrien, évoque ainsi sa nouvelle résidence, le « Palais-sans-rival », et les jardins qui le bordent : « J’ai planté à ses côtés un jardin botanique, une réplique du mont Amanus, qui a toutes sortes de plantes aromatiques (et) d’arbres fruitiers (…) Pour rendre luxuriantes ces surfaces plantées, j’ai creusé avec des pics un canal droit à travers la montagne et la vallée, depuis la frontière de la ville de Kisiru jusqu’à la plaine de Ninive. J’y ai fait couler un flot inépuisable d’eau sur une distance d'un kilomètre et demi depuis la rivière Husur (et) j’ai fait jaillir (l’eau) dans ces jardins par les canaux d’alimentation. » Il précise ensuite comment, avec un mécanisme précurseur de la vis sans fin (“alamittu”), il remonte de l’eau pour irriguer les terrasses de son palais – un bas relief conservé au Bitish Museum en donne une image précieuse – “jardins suspendus” qu’un demi-millénaire plus tard, les Grecs placeront à Babylone, la mémoire de Ninive s’étant perdue.

Ninive : bas relief des jardins “suspendus” dans la frise conservée au British Museum.

Ninive : bas relief des jardins “suspendus” dans la frise conservée au British Museum.

Un siècle et demi plus tard, Cyrus le Grand (559-530) installant sa capitale à Parsagades y crée le jardin impérial qui va devenir le prototype du jardin dans tout le Moyen Orient antique et médiéval. Il n’en reste de nos jours que quelques traces archéologiques – des dalles d’allées, quelques fûts de colonnes et des segments de canaux – au milieu d’une plaine desséchée, encadrée de collines d’où descendaient à l’époque des eaux abondantes. Ce jardin fonctionne comme un sanctuaire mettant en scène le rôle cosmique de l’empereur : la luxuriance du jardin, parterres de fleurs et vergers, est gage de fertilité et de productivité de la terre dans l’Empire Achéménide. L’archéologie permet d’en reconstituer le dispositif en « chahar bagh » (“quatre jardins”) : c’est un vaste rectangle ceinturé d’un canal et découpé en 4 parties par un dispositif de canaux en croix selon les médianes. Le titre que s’attribue Cyrus est celui de « Maitre des 4 quartiers du monde ». Cet espace est bordé d’un palais et de pavillons largement ouverts sur le jardin : être à l’ombre, rester à l’air. La maitrise de l’eau, telle que les archéologues peuvent la reconstituer est impressionnante : l’eau s’écoule dans des canalisations rectilignes à très faible pente et tous les 14 m. environ, les canaux sont entrecoupés de bassins carrés 3 à 4 fois plus large et plus profonds. L’eau en sort par un léger rétrécissement du chenal qui, en accélérant le débit, génère un gargouillis, élément sonore, qui participe à la perfection du lieu. Ce jardin a laissé une trace dans la Bible : le jardin d’Eden dont émane 4 fleuves devient l’image du Paradis, terme directement transcrit du persan pairi-daéza : “jardin clôturé de murs.”

Parsagades : reste archéologique d’un bassin sur un des canaux exhumés.

Parsagades : reste archéologique d’un bassin sur un des canaux exhumés.

Les variations de taille et de pente sont bien visibles sur ce cliché.

DIFFUSION DU MODELE PERSAN

La conquête de la Perse par Alexandre le Grand fait perdre rapidement le sens sacré du lieu. Alexandre et ses successeurs transforment l'espace du jardin, qui était le monde intermédiaire gardé par les êtres hybrides des portes, dans lequel le souverain, ni homme, ni dieu mais héros, assurait la gestion de la dualité ciel-terre, en un espace clivé par le dualisme. Les Dieux (ou Dieu dans le monothéisme hébraïque) ont en héritage le jardin céleste du Paradis tandis que revient au roi ou à l’empereur le jardin de l'apothéose dont la splendeur manifeste son pouvoir. D'intercesseur, le roi devient divinité. Ce qui va se traduire par la suite dans les cérémonies d’ « apothéosis » hellénistiques et de « consecratio » romaines.

Ce modèle du jardin structuré par l’eau devient le jardin d'agrément admiré des Grecs, exploité par les Romains (Pompéi en livre de beaux exemples), car le sacré dispose de plus en plus fréquemment de ses lieux propres.

Pompéï : villa Tiburtinus (maison d’Octavius Quartius) L'habitation, de dimension modeste, jouit du jardin le plus vaste de Pompéi, récemment réaménagé avec l'installation des essences originelles. Au croisement des canaux sous pergolas, un nymphée …

Pompéï : villa Tiburtinus (maison d’Octavius Quartius) L'habitation, de dimension modeste, jouit du jardin le plus vaste de Pompéi, récemment réaménagé avec l'installation des essences originelles. Au croisement des canaux sous pergolas, un nymphée alimente le canal central du jardin en contrebas.

Le modèle du chahar bagh est entretenu par les dynasties post achéménides (Séleucides, Parthes, Sassanides), avant d'être récupéré par les empires de l'Islam, un millénaire plus tard.

EVOLUTION ET TYPOLOGIE DES JARDINS PERSANS

La construction de jardins prend de l'ampleur sous les Sassanides (224-651 EC). Le zoroastrisme devenant alors religion d'Etat, le sacré se concentre exclusivement dans les temples du Feu. Mais cette religion manifestant un souci aigüe de la nature, pousse la dynastie à instaurer les premières réglementations concernant le milieu naturel et les jardins. Le maintien formel d'un axe central et de quatre parties symétriques séparées par des canaux est la caractéristique la plus évidente des jardins de cette période, mais elle s'enrichit de la multiplication des fontaines et des vasques.

Pour l'Iran, c'est la dynastie Séfévide qui constitue l'âge d'or de la construction des jardins. Dès le début de la dynastie, la capitale, qui est alors Qazvin, est conçue comme un jardin-ville. Il n'en reste plus qu'un fantôme aujourd'hui dans la trame urbaine et quelques pavillons insérés dans le bâti. Mais lorsque Shâh Abbâs transfère la capitale à Ispahan il reprend ce modèle du jardin-ville. Le vaste rectangle de la place Naghsh e Jahân, a son axe qui se prolonge dans la rue Chahar Bagh, perpendiculaire à la rivière Zâyandeh Rud, axe qui se poursuit au delà de la rivière, traitée comme le canal central du jardin ville. Cette armature urbaine d’Ispahan reste encore parfaitement lisible malgré l'explosion urbaine du 20e siècle. Ce modèle se retrouve comme motif dans des tapis, enjolivé des éléments des jardins (eau, plantes, arbres, oiseaux plus ou moins stylisés), et devient un thème essentiel dans les miniatures persanes et les fresques des pavillons implantés dans les jardins..

Ce schéma subit des altérations à partir de la dynastie Qajar au 19e siècle. Confrontée à une ouverture sur l'Occident qui offre ses propres modèles de jardins, les jardins iraniens auront alors plus d'affinités avec les jardins à la française qu'avec les jardins à l'anglaise.

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Jardin de Mahan : situé sur le plateau central de l’Iran particulièrement aride ce jardin est une création du 19e siècle. L’aspect d’oasis est flagrant et l’irrigation des parties latérales du jardin consacrées à un verger (grenadiers, agrumes et vi…

Jardin de Mahan : situé sur le plateau central de l’Iran particulièrement aride ce jardin est une création du 19e siècle. L’aspect d’oasis est flagrant et l’irrigation des parties latérales du jardin consacrées à un verger (grenadiers, agrumes et vignes) se fait par des chenaux de terre bloqués temporairement par des pierres pour inonder les parcelle étagées successivement.

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Jardin de Mahan : l’axe central du jardin utilise la pente naturelle découpée en paliers de cascades. Le porche d’entrée est encadré de deux bassins. Celui de l’extérieur est circulaire et agrémenté d’un jet d’eau, celui de l’intérieur est rectangul…

Jardin de Mahan : l’axe central du jardin utilise la pente naturelle découpée en paliers de cascades. Le porche d’entrée est encadré de deux bassins. Celui de l’extérieur est circulaire et agrémenté d’un jet d’eau, celui de l’intérieur est rectangulaire. Son eau est siphonnée et alimente le bassin extérieur et les canaux du patio. Au départ de l’escalier d’eau, un vaste pavillon voûté et ouvert forme le salon de réception.

Si la maitrise de l'eau apparaît comme le fondement de la structure du jardin, il convient d'être aussi attentif à la lumière du soleil et à ses effets. A la latitude de l'Iran, l'ombre est essentielle au développement de la végétation florale et pour en faire un espace de loisirs pour les hommes. Les arbres et les treilles servent d'ombrage naturel mais les pavillons servent eux aussi à bloquer le soleil. Leur architecture se doit de maintenir ouvert le rapport entre intérieur et extérieur. L'arche voûtée en est la meilleure expression. Mais la continuité dehors/dedans s'exprime aussi par la munificence de la décoration du pavillon qui contraste généralement avec la sobriété végétale du jardin.

Jardin de Fin : alimenté par une puissante source pérenne, ce jardin situé à l’origine à l’écart de la ville de Kashan et dans un environnement semblable à celui de Mahan est aujourd’hui totalement intégré dans l’expansion de la ville. Le jardin que…

Jardin de Fin : alimenté par une puissante source pérenne, ce jardin situé à l’origine à l’écart de la ville de Kashan et dans un environnement semblable à celui de Mahan est aujourd’hui totalement intégré dans l’expansion de la ville. Le jardin que l’on visite remonte au règne de shah Abbas 1er, les pavillons étant réaménagés au début du 19e siècle.

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Les canaux, alimentés de loin en loin par de petites buses, sont dallés de carreaux de faïences vernissées bleues. Devant et dans les pavillons, des bassins rafraichissent l’atmosphère et fonctionnent comme des miroirs des parties du jardin à l’exté…

Les canaux, alimentés de loin en loin par de petites buses, sont dallés de carreaux de faïences vernissées bleues. Devant et dans les pavillons, des bassins rafraichissent l’atmosphère et fonctionnent comme des miroirs des parties du jardin à l’extérieure.

De nos jours les formes et les styles de jardin se sont fortement diversifiés. Seules les maisons des classes riches traditionnalistes ont conservé l'organisation rigoureuse en chahar bagh. De nouvelles formes sont apparues à partir de la fin du 19e siècle,

* Les "hayat"

Dans leur version privée, ces jardins sont souvent centrés autour d'un bassin qui focalise l'attention mais sert d'abord à humidifier l'atmosphère ambiante. Sa végétation est souvent modeste en raison des quantités d'eau qui sont disponible dans les zones urbaines. Dans le domaine public, l'accent est mis sur l'esthétique par rapport à la fonction : arches, bassins, sol couvert de gravier. Les plantations sont d'ordinaire très simples, des arbres en lignes ayant d'abord une fonction d'ombrage.

*Les "meydan"

Ce sont des jardins publics de type « square », où l'accent est davantage mis sur les éléments naturels que dans les "hayat". L'importance de la structure y est minimisée (bassins et allées de gravier) alors que les plantations sont riches et variées : arbres toujours, mais aussi buissons, parterres de plantes et de fleurs, herbe.

*Les "parcs" et "bagh"

La fonction publique des parcs est dominante, mettant l'accent sur la vie végétale. Les allées sont pourvues de nombreux espaces où s'asseoir (bancs, murets, mais le décor architectural est limités en termes d'éléments structurels (kiosques, pavillons). Le but de ces lieux est la détente et la socialisation. Les "bagh" en sont la version privée, accolés aux maisons, valorisant l'aspect vert et naturel du jardin pour la détente en famille.

UNE FONCTION MYSTIQUE

« La rose est un jardin où se cachent des arbres» (RUMI ; 1207-1273).

Si le jardin a perdu sa fonction de lieu d'intercession qu'il avait sous les Achéménides, il prend après la conquête arabe une dimension mystique avec le développement au sein de l’Islam du soufisme et une dimension érotique avec le goût toujours puissant en Iran pour la poésie. Sans qu'il soit possible de les dissocier, leurs symboliques étant totalement imbriquées.

Pour le mystique, les jardins résident dans le cœur. Le jardin se trouve donc partout. Les jardins terrestres, tout comme la Nature, n'en sont que des images virtuelles reflétées dans le cœur, qui lui-même reflète le miroir de la Beauté divine. L'eau pure sortie d'une source, étalée dans la vasque d'un bassin, est miroir de toutes choses, qui, lissées dans le reflet, permet d'atteindre leur Vérité. Comme le reflet du soleil y exprime l'illumination de l'âme dans le divin. Le jardin – clos de murs et à l'écart de la ville – est ainsi l'image du cœur du quêteur de Vérité dont Dieu ouvrira la porte.

Mais le jardin est aussi le lieu de l'amour. En franchir la porte est pour l'amoureux le moment où, débarrassé des non-dit, des interdits sociaux, l'amour peut se déclarer à l'aimée.

« Les allées des jardins et les détours mystérieux des bosquets

Sans une belle aux joues de tulipe perdent tout leur prix»

(HAFEZ ; 1315-1390)

«Ton visage est semblable à la rose (gul), mon cœur au rossignol (bulbul) aimant

A cause de son amour pour la rose, le rossignol ne peut quitter le jardin»

(MACHRAB ; 1657-1711)

(j'ai indiqué ici entre parenthèse les phonèmes qui permettent de comprendre

l'association récurrente dans la poésie persane du rossignol et de la rose)

Et le vin peut y aider:

« Attention, ô échanson! Fais circuler la coupe,

Invite les convives à boire, car, vois-tu,

L'amour nous a d'abord semblé chose facile,

Mais ensuite que de difficultés se sont présentées ! ».

(HAFEZ)

Et longtemps, le vin fut de la fête dans les jardins. Clavijo, l'ambassadeur à Samarkande du roi de Castille, en porte témoignage en 1403 : invité à une fête organisée par Tamerlan, il constate : « on sert le vin avant de manger et on en donne si souvent que les hommes en deviennent ivres : on croit qu'il ne peut y avoir de réjouissances ni de fêtes sans s'enivrer »

Mais HAFEZ module cet appel à boire et doute de la réalité de la fête :

« Les jardins, les fleurs, le vin, sont des choses agréables,

Mais en l'absence de ce qu'on aime, le vin, les fleurs, les jardins perdent tout leur prix ».

Mais dans l’Iran aujourd’hui, plongé dans l'ombre des mollahs, (bien moins favorable à la culture que celle des palmiers à l'agriculture), cette dimension du jardin est mise sous le boisseau. Et avant de quitter le jardin, encore HAFEZ

« Les mystères qui nous sont cachés derrière le rideau,

Demandes-en l'explication aux buveurs pris de vin;

Car, vois-tu, cette faculté n'a pas été donnée aux seigneurs dévots du clergé ».

Jardin du mausolée d’Hafez à Chiraz

Jardin du mausolée d’Hafez à Chiraz

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VERS L’OUEST : LES JARDINS ARABO-MUSULMANS

Ce modèle du jardin persan s'est diffusé autour de la Méditerranée dans l'empire romain, au début de notre ère, quoiqu'avec moins de finesse que dans son milieu d'origine mais avec une grande maitrise de l’eau sur de grandes distances grâce aux aqueducs et siphons. Les Jardins de la Fontaine à Nîmes (redessinés au 18e siècle) sont à l’origine un lieu sanctuaire dédié à Auguste, centré sur un nymphée. Mais en domaine tempéré, les canaux tendent à disparaitre, ne laissant que des bassins réduits au sein d’un jardin atrium.

Conimbriga est une des cités antiques d'époque romaine les plus importantes du Portugal.Abandonnée lors des invasions germanique du 5e siècle, redécouverte au début du 20e siècle presqu'intacte, elle est bien mise en valeur par l'archéologie contemp…

Conimbriga est une des cités antiques d'époque romaine les plus importantes du Portugal.

Abandonnée lors des invasions germanique du 5e siècle, redécouverte au début du 20e siècle presqu'intacte, elle est bien mise en valeur par l'archéologie contemporaine.

Lors de la conquête arabe de l’empire Byzantin, l'Islam peut récupérer sans problème la structure du jardin persan (il en récupère aussi les thermes sous la forme du “hammam”). Comme la Bible, le Coran en exploite aussi l’image de “paradis”, en en faisant un jardin céleste traversé de 4 fleuves d’abondance (eau, lait, vin, miel) : « Il y aura là des ruisseaux d’une eau jamais malodorante, et des ruisseaux d’un lait au goût inaltérable, et des ruisseaux d’un vin délicieux à boire, ainsi que des ruisseaux d’un miel purifié. Et il y a là, pour eux, des fruits de toutes sortes, ainsi qu’un pardon de la part de leur Seigneur. » (Coran 47, 15). L'importance de l'eau, aisée à comprendre dans l'environnement semi aride, est redoublée par une sourate du Coran: « C'est Lui qui a créé les cieux et la terre en 6 jours et son Trône était alors sur l'eau ». Dans son prolongement, les Omeyyades vont forger l'image du « Prince dispensateur d'eau» en multipliant les jardins de la tradition persane.

A cette conception du paradis s’ajoute une fonction sanitaire du jardin et de ses jeux d’eau dans une structure très originale : les bîmâristâns. Souvent de la taille d’un grand palais doté d’un jardin intérieur, ils fonctionnent un peu comme un hôpital au sens moderne du terme et se développent du 9e au 13e siècle. Le bîmâristân est un centre de soin, un centre d’étude et de formation, un centre d’accueil répondant à l’impératif moral de l’Islam de traiter toute souffrance indépendamment de la richesse ou de la pauvreté des malades. Une spécificité dans les grandes villes est d’aborder le traitement des maladies psychiques par l’effet relaxant des bains et des sonorités de l’eau glougloutant dans les bassins. Mais à partir du 12e siècle les théologiens critiquent de plus en plus les options philosophiques des textes médicaux, en particulier la notion de causalité, et considèrent qu’il n’y a pas de connaissance en dehors de la révélation coranique. La pensée médicale savante est ainsi freinée dans ses sujets de recherche et les bîmâristâns disparaissent au cours 14e siècle.

Alep, bîmâristân Argoun : salle des cellules destinées aux hommes, malades psychiques

Alep, bîmâristân Argoun : salle des cellules destinées aux hommes, malades psychiques

De la Syrie, le modèle du jardin « arabo islamique » migre vers l’ouest au milieu du 8e siècle. Chassés de Damas par les Abbassides, les Omeyyades survivants s’implantent dans le sud de l’Espagne y développant les magnifiques jardins que l’on peut découvrir aujourd’hui en Andalousie. C’est à Grenade qu’ils ont été les moins affectés par la “Reconquista”, Charles Quint ayant été fasciné par la beauté de l’ensemble. Certes, pour y édifier son palais, une partie des palais nasrides a été rasée et un monastère y a été installé. Mais la présence du roi en ce domaine a sauvé le reste sans en modifier profondément les structures.

Jardins de l’Alhambra à Grenade : devant le porche de la salle des ambassadeurs le jet d’eau du bassin de marbre apporte sa fraicheur et sa sonorité apaisante, alimentant le miroir d’eau qui occupe la cour(il a son symétrique en face).

Jardins de l’Alhambra à Grenade : devant le porche de la salle des ambassadeurs le jet d’eau du bassin de marbre apporte sa fraicheur et sa sonorité apaisante, alimentant le miroir d’eau qui occupe la cour

(il a son symétrique en face).

Alhambra, jardins du Partal : la Tour des Dames et son portique de colonnades se réfléchissent sur un bassin encadré de palmiers, délibérément voulu comme miroir de l’architecture.

Alhambra, jardins du Partal : la Tour des Dames et son portique de colonnades se réfléchissent sur un bassin encadré de palmiers, délibérément voulu comme miroir de l’architecture.

Jardins du Généralife : sur l'autre versant de la colline le “Généralife” était le palais d'été des princes Nasrides, rafraîchit dans les ombrages, par l’omniprésence des bassins et jets d'eau. Son nom est un dérivé phonétique de l'arabe Jannat el A…

Jardins du Généralife : sur l'autre versant de la colline le “Généralife” était le palais d'été des princes Nasrides, rafraîchit dans les ombrages, par l’omniprésence des bassins et jets d'eau. Son nom est un dérivé phonétique de l'arabe Jannat el Arif signifiant « jardins de l'Architecte », évocation du « paradis » du Coran.

LA BEAUTE COMME INCITATION AU METISSAGE

A partir des Croisades, des théologiens chrétiens ont voulu voir dans la disposition cruciforme du jardin une évocation de la croix du Christ. Ce « paradis » est alors réinventé sous la forme du cloître, avec une galerie autour de laquelle circulent les moines en communion avec le ciel. L’eau disparaît comme élément essentiel du jardin : les rigoles périphériques ne récoltent que l’eau de pluie, l’eau permanente provenant d’un puits. Le jardin de beauté devient le plus souvent un jardin de « simples » à vertus médicinales.

Mais le souci de la beauté ne se perd pas.

La « Reconquista » catholique du sud de l’Espagne marque une étape décisive au 13e siècle avec la liquidation de l’Emirat de Cordoue. Les jardins que l’on peut y rencontrer sont donc une réinterprétation de l’héritage arabo-musulman, en particulier ceux de l’Alcazar. Jusqu’au 15e siècle, ils étaient alimentés par des norias remontant l’eau du Guadalquivir, selon un mécanisme encore visible de nos jours à Hama en Syrie (du moins lors de notre circuit en 2000), mais détruites sur ordre d’Isabelle « la Catholique » gênée dans son sommeil par leur bruit.

Hama : les norias relèvent l’eau du fleuve jusqu’à l’amorce de l’aqueduc qui la conduit vers les fontaines de la ville

Hama : les norias relèvent l’eau du fleuve jusqu’à l’amorce de l’aqueduc qui la conduit vers les fontaines de la ville

Les jardins actuels de Cordoue sont des élaborations des 18e et 19e siècles marqués de l’héritage “à la française”. Mais à bien y regarder, le bassin le plus en aval reprend la partition en 4 sections (chahar bagh), l’axe central étant marqué par la ligne de jets d’eau sur la médiane longue.

Les jardins de l’Alcazar

Les jardins de l’Alcazar

Il en reste un héritage pour les habitants de la ville : le concours des patios fleuris – forme héritée de l’atrium romain et équivalent du « petit jardin » que je vous ai déjà présenté – qui se déroule tous les ans, durant les 2 premières semaines de mai. Un jury, émanation de la municipalité, en décerne les prix. Pour cette occasion des dizaines de particuliers ouvrent leurs patios aux visiteurs, autres citadins ou touristes. Blanchis de frais à la chaux, décorés d’une multitudes de plantes et de fleurs aux couleurs vives, en pots ou en pleine terre, agrémentés souvent d’une fontaine et d’objets en rapport au jardin, on y est accueilli par des propriétaires très fiers de leurs réalisations. Ce grand moment de convivialité urbaine est inscrit au Patrimoine Immatériel de l’Humanité de l’UNESCO

« Appropriation culturelle ! » vont hurler certains, imprégnés de la « modernité intellectuelle américaine » (je vous renvoie à ma dernière conférence). Je vais donc terminer cette étape occidentale pour leur permettre de hurler encore plus fort avec un des plus célèbres jardins du Maroc, le jardin Majorelle à Marrakech. Il est ainsi présenté dans les brochures touristiques : « un des jardins les plus enchanteurs et mystiques du Maroc ». Or ce jardin est une création du peintre français Jacques Majorelle réalisé à partir de 1922. Le style « mauresque » des bâtiments est revisité par l’Art Déco et la végétation est une véritable somme de plantes et d’arbres exotiques, plus de 300 espèces, provenant des contrées les plus lointaines. Il est sauvé en 1980 de la destruction – des promoteurs voulant récupérer la place pour édifier un complexe hôtelier – grâce à son rachat par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé qui entament une restauration générale et en font leur résidence. Décédés tous les deux, le jardin est devenu propriété d’un fondation, attirant chaque année plus de 600 mille visiteurs.

Le métissage culturel donne souvent de très belles choses...

VERS L’EST : LES JARDINS MOGHOLES.

La défaite chinoise à la bataille de Talas face aux troupes abbassides marque la fin de la progression de la dynastie Tang vers l’Asie centrale et assure l’islamisation progressive de la Transoxiane. Au début du 9e siècle, une dynastie issue du monde perse, les Samanides, prend le contrôle de la région établissant sa capitale à Boukhara. Imprégnés de religiosité islamique, les Samanides en favorisent l’interprétation soufi par la création de khanqah, maisons d’étape des soufis itinérants et valorisent l’étude par la création des premières médersas connues, organisées sur le modèle des centres d'enseignement bouddhistes.

Mais dans le même temps ils tolèrent les mazdéens et les nestoriens et affirment fermement leur culture persane face à l’arabisation développée par le pouvoir abbasside. On leur doit les premiers jardins créés dans cet espace semi aride de l’Asie centrale, avant de céder le pouvoir devant la pression turque au 11e siècle puis mongole au 13e siècle.

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Mausolée des Samanides à Boukhara : son état de conservation exceptionnel vient de ce qu’il a été totalement enfoui jusqu’en 1934 où il fut redécouvert et exhumé, avec la structure du bassin.

Mausolée des Samanides à Boukhara : son état de conservation exceptionnel vient de ce qu’il a été totalement enfoui jusqu’en 1934 où il fut redécouvert et exhumé, avec la structure du bassin.

Le jardin qui l’entoure est donc une création “soviétique” qui a cherché à rester la plus fidèle possible aux apports de l’archéologie. C’est le plus ancien mausolée à adopter la forme koubba (cube évoquant la Kaaba, surmonté d’une coupole) entièrement construit de briques apparentes dont le décor imite le tressage d'une vannerie.

C’est au début du 13e siècle que l’islam pénètre en Inde et s’y développe à partir du Sultanat de Delhi puis prend toute son extension avec la formation de l’empire Moghole au 16e siècle.

Le premier jardin que je veux évoquer ici est celui de la citadelle fortifiée d’Amber, dont le rajah Jai Singh 1er fait la capitale de son royaume Rajput au cours du 17e siècle. Au sein du complexe palatial, Jai Singh fait aménager dans une vaste cour rectangulaire un jardin selon les critères architecturaux persans du chahar bagh repris par les Moghols. Comportant des motifs hexagonaux, il est parcouru d'étroits canaux bordés de marbre autour d'un bassin en étoile avec une fontaine au centre. L'eau s’écoule en cascadant sur une dalle oblique au centre de la galerie occidentale aux arcs polylobés caractéristiques du style indo-islamique, rafraichissant l’air avant de venir alimenter le bassin central. En face, ouvert sur 3 côtés la salle des audiences privées, le Diwan-i-Khas, entièrement réalisé en marbre de couleur ivoire, comporte une décoration qui rompt avec l’abstraction graphique de l’islam. Les parois sont décorées de magnifiques volutes de feuilles, de vases et de fleurs peintes. Le haut des murs, les corniches et les plafonds sont tapissés de motifs floraux et de centaines de petits miroirs convexes noyés dans un réseau de fins entrelacs géométriques. En démultipliant la lumière, ces miroirs participent à la magie du lieu. La paroi du fond est ouverte de claustras finement ajourés qui assurent la circulation de l’air.

Jardin du palais d’Amber : lors de ma visite en 2008 il était en réparation (reprise des fuites sur les canalisations et la fontaine centrale) et en rénovation de sa végétation (remplacement des orangers et des rosiers trop vieux).

Jardin du palais d’Amber : lors de ma visite en 2008 il était en réparation (reprise des fuites sur les canalisations et la fontaine centrale) et en rénovation de sa végétation (remplacement des orangers et des rosiers trop vieux).

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Le plus célèbre héritage de l’Islam en Inde est sans aucun doute le mausolée que Shah Jahan fit ériger à Agra en l’honneur de sa femme, Mumtaz Mahal (“Lumière du Palais” en persan) : le Taj Mahal (1631-1648) qui précède de peu la construction de Versailles. Il est situé au bout d'un jardin ornemental rectangulaire (de 580 par 305 m.) clos par une enceinte ornée d’une fausse porte au centre de chacun des cotés mais dont seule la porte du mur sud faisant face au monument est fonctionnelle. Haute de 30 m. constituée d’un grand iwan central, flanqué d'iwans latéraux et couronnée de chhatris, elle assure le passage entre l’avant cour et le jardin. Celui-ci est structuré selon la tradition persane du chahar bagh par 4 canaux en croix pourvus de jets d'eau et de fontaines, avec au centre du croisement un vaste bassin de marbre, délimitant quatre carrés égaux. Chaque partie est subdivisée par des promenades secondaires agrémentées de ruisseaux bordés d’étroits chemins, dont le pavé est composé de petits cailloux polis. Jusqu’à la fin du 19e siècle, ce jardin était un verger, planté d'arbres divers notamment d’agrumes, où poussaient des fleurs en abondance, symbolisant le paradis promis à Muntaz. Mais lorsque lord Curzon prit sa fonction de vice-roi des Indes en 1899, il fit raser le verger pour y implanter des pelouses typiquement anglaises, faisant border les 2 axes principaux par une ligne de cyprès et de massifs de rosiers. Son objectif, typiquement occidental, était d’ouvrir la perspective visuelle jusqu’au splendide mausolée de marbre blanc.

Le jardin du Taj Mahal : revisité par les BritanniquesLe mausolée lui-même a échappé à la destruction au début du 19e siècle quand le colonisateur envisageait froidement de transformer tout ce marbre en plâtre comme l’ont fait les papes à Rome lors …

Le jardin du Taj Mahal : revisité par les Britanniques

Le mausolée lui-même a échappé à la destruction au début du 19e siècle quand le colonisateur envisageait froidement de transformer tout ce marbre en plâtre comme l’ont fait les papes à Rome lors de la Renaissance. Aujourd’hui la menace vient des intégristes hindouistes qui font tout pour en obtenir la destruction, ne supportant pas que la plus belle image de l’Inde soit associée à un monument musulman.

L’immense iwan du porche d’entrée.

L’immense iwan du porche d’entrée.

La décoration comme à Amber s’exprime ici dans le bas relief floral des marbres.

La décoration comme à Amber s’exprime ici dans le bas relief floral des marbres.

Je terminerai ce tour au pays des Moghols par le jardin du palais d’été de Tipu Sultan, datant de la fin du 18e siècle, à Srinangapatna, sa capitale rasée par les anglais après sa défaite, à quelques kilomètres de Mysore.

Dans l’histoire indienne Tipu reste une figure très controversée. Alors que les dirigeants de l’empire Moghole et des royaumes subordonnés, maharajahs et nizâms étaient prêts aux compromis avec la puissant Compagnie britannique des Indes, Tipu va lutter avec acharnement à la fin du 18e siècle contre l’emprise coloniale britannique. Musulman pieux, s’il est relativement tolérant pour les populations de son royaume, majoritairement hindouistes, il ne l’est pas du tout à l’extérieur lors de ses tentatives d’extension vers la confédération Marâthe et le Travancore. Dans l’idéologie hindouiste qui domine aujourd’hui en Inde, il est gênant que le dernier combattant de l’indépendance ait été un musulman…

Le palais un vaste carré de deux étages repose sur un socle de pierre surélevé occupant le centre de croisement des 2 canaux qui structurent le chahar bagh. Construit en bois de teck, son organisation intérieure est découpée par des cloisons de mortier finement plâtré. Chaque pilier porteur est orné à sa base d'un motif sculpté qui semble que le faire émerger d'une fleur. Les murs et le plafond du palais sont également ornés de beaux motifs floraux. Comme au Taj Mahal, le jardin était un verger orné d’arbustes floraux à floraison quasi permanente tels les mussaendas et les ixoras. Mais ici les grandes allées bordant les canaux étaient soulignées par une ligne de cyprès.

Ce petit palais est protégé du soleil et des oiseaux par des cannisses obturant les arcades en l’absence de la cour. L’intérieur est entièrement décoré de fresques murales évoquant la cour de Tipu et de son père et les batailles menées par Tipu cont…

Ce petit palais est protégé du soleil et des oiseaux par des cannisses obturant les arcades en l’absence de la cour. L’intérieur est entièrement décoré de fresques murales évoquant la cour de Tipu et de son père et les batailles menées par Tipu contre ses ennemis.

La figuration s’impose ici contre les stricts canons de l’islam.

Les photos de l’intérieur étant interdite lors de ma visite en 2006, j’ai fait appel ici aux ressources d’internet…

Les photos de l’intérieur étant interdite lors de ma visite en 2006,

j’ai fait appel ici aux ressources d’internet…

Une partie des canaux est aujourd’hui remblayée et plantée de fleurs en strate basse. Seuls quelques arbres de belle taille ont été conservés, la pelouse ayant remplacé le verger.

Une partie des canaux est aujourd’hui remblayée et plantée de fleurs en strate basse. Seuls quelques arbres de belle taille ont été conservés, la pelouse ayant remplacé le verger.

A proximité du palais d’été, le mausolée de Haidar Ali, son père qu’il a rejoint en ce lieu après sa mort, présentait une organisation similaire du jardin. Occupé par les troupes britanniques en 1792 il fut totalement dévasté, selon l’appréciation de Tipu Sultan : « Ce jardin était aménagé en allées régulières de cyprès ombragés et regorgeait d'arbres fruitiers, de fleurs et de légumes de toutes sortes. Mais la hache de l'ennemi le dépouilla bientôt de ses beautés; et ces arbres, qui s’offraient autrefois aux plaisirs de leur maître, étaient obligés de fournir des matériaux pour la conquête de sa capitale ».

Nous irons tous au paradis ? Vraiment ?

Jean Barrot

ETHIOPIE – II "DU DERNIER EMPEREUR A LA REPUBLIQUE FEDERALE"

Connaissance & Partage

DU DERNIER EMPEREUR

A LA REPUBLIQUE FEDERALE

(1917 – 2011)


1 – APOGEE ET MORT DE L’EMPIRE

A - LA REGENCE DU RAS TAFARI (« CELUI QUI EST REDOUTE » EN AMHARIQUE)

Ras Tafari Makonnen, gouverneur du Harar, est nommé régent lorsque Zaouditou est couronnée impératrice. Son père, grand artisan de la victoire d'Adoua contre les Italiens, est mort en 1906, laissant Tafari, 14 ans, aux bons soins de l'empereur Menelik II. Jeune homme intelligent, il reçoit une éducation complète et ouverte sur l'extérieur et en 1911 il épouse la princesse Menen, devenant cousin par alliance de la future impératrice qui va le laisser mener la politique effective du pays à partir de 1917. Chrétien convaincu, il dégage l’Ethiopie de l’alliance turco-germanique de Iyasou et s’engage au coté de l’Entente. La victoire de 1918 lui permet d’être dans le camp des vainqueurs, ce qui évite au pays d'être dépecée comme l'Italie l'espérait pour prix de son ralliement à l’Entente en 1915.

Poursuivant les projets modernistes de ses prédécesseurs, il prohibe l’esclavage (décrets de 1918 et 1923) et mène une lutte effective contre sa pratique. Ce qui lui permet de faire admettre l’Ethiopie à la SDN, fin 1923, renforçant les garanties d’indépendance contre les projets sans cesse renaissant d’un partage du pays entre Britanniques et Italiens. Il multiplie dans la capitale écoles et imprimeries. Il vise même à faire de l’armée éthiopienne une armée technologiquement avancée : il acquiert des avions Potez et Junkers, et fait instruire des pilotes éthiopiens par la France.

Car l'encerclement de l'Éthiopie se resserre, les Britanniques cédant à la Somalie italienne le Jubaland au N-E du Kenya. Ancien territoire du sultanat de Zanzibar jusqu'en 1895, il est rattaché à l’Afrique orientale britannique, membre de l'Empire britannique. En 1925, il est transféré à la Somalie italienne, aux termes d’un accord de 1920 destiné à récompenser l’Italie de sa participation à l’entente.

« On sait comment le pacte de Londres conclu en 1915 entre l’Angleterre la France et l’Italie lors de l’entrée en guerre de cette dernière aux côtés des Alliés (qu’en cas de victoire) prévoyait que l’Angleterre et la France arrondiraient leurs domaines africains des colonies allemandes mais qu’elles devraient consentir par compensation à l’Italie des régularisations de frontières en Afrique de l’Est. La cession d’une partie du Jubaland est une de ces régularisations. […] Que gagne l’Italie à cette cession ? […] La possession d’un port très ancien et très connu, centre d’attraction pour les caravanes, Kismayo, celle un port plus récent, mais construit sur une baie excellente, Port Dundford Une bonne route sinon vers l’Ethiopie méridionale, du moins vers les terres pastorales du Borana qui peuvent exporter du bétail et du cuir, de la gomme etc. Et surtout, avec la possession des deux rives du Djouba, la liberté d’aménager les eaux du fleuve et d’irriguer les terres des deux bords dont la production agricole peut acquérir de importance

F. MAURETTE – ANNALES DE GEOGRAPHIE ; 1922.

La seule porte maritime pour le pays reste donc le très coûteux chemin de fer « franco-éthiopien » de Djibouti. Ras Tafari envisage donc un projet d'accès à Zeila, suggéré par les Anglais, ou une route vers Assab, proposé par l'Italie mais qui se révèlent irréalisables (1928). La vision planétaire de Ras Tafari suscite de plus en plus de réticences chez les nobles conservateurs qui redoutent de voir le pays « perdre son âme » tandis que Zaouditou s’enferme dans une bigoterie active finançant l’édification d’églises dans les moindres villages. Menée par son mari, une tentative de coup d'État est déjouée par Ras Tafari qui en profite pour se faire nommer Négus (oct. 1928). Lorsque Zaouditou meurt en 1930, Négus Tafari est couronné empereur sous le nom D’HAÏLE SELASSIE IER (son nom signifie « puissance de la Trinité »). Pour son sacre les grandes monarchies européennes sont représentées, mais aussi des gouvernements français, allemand, américain, grec etc. Et pour couper court à toute concurrence, il fait assassiner Iyassou qui croupi à Harar.

Couronnement d’Haïlé Sélassié

Couronnement d’Haïlé Sélassié

B - HAÏLE SELASSIE ET L'INVASION ITALIENNE

Une première Constitution est proclamée en 1931 mais l’empereur n’a pas vraiment le temps de se consacre au développement du pays. L’Italie fasciste ne cache plus ses ambitions de conquérir le pays. La première étape consiste à négliger les cartes délimitant les frontières de la Somalie italienne et à implanter des avant-postes dans le désert de l’Ogaden sur le territoire éthiopien. A partir de 1932 les plans des opérations militaires sont prêts. L’échec des prétentions italiennes vers l’Autriche et la complaisance de Laval pour le Duce en France réactive la visée coloniale.

En novembre 1934, une banale commission anglo-éthiopienne inspectant les pâturages du Haud aux confins éthiopiens du Somaliland – à plus de 100 kilomètres de la Somalie – tombe dans un guet-apens italien, aussitôt déguisé par Rome en « agression » éthiopienne. L’Italie dépose une plainte à la SDN mais l’examen des cartes annexées au traité de 1908 prouve la légitimité de la position éthiopienne. Refusant un arbitrage - le gouvernement de Rome considère qu'en acceptant cette procédure « il se trouverait sur un pied d'égalité avec l'Éthiopie », ce qui « est inconcevable et impensable » - l'Italie est condamnée. Les incidents de frontières se multipliant, Haïlé Sélassié est prêt à faire des concessions à l’Italie dans le cadre de la SDN car il sait que c’est son seul recours. Mais Mussolini les rejette : « même si l'Éthiopie m'était apportée sur un plat d'argent, je la veux avec une guerre ». Il déclenche l’offensive italienne en octobre 1935. Envahie simultanément depuis l'Érythrée et la Somalie, bombardée à l'ypérite et au phosphore, l’Ethiopie est vite écrasée.

L’agression italienne

L’agression italienne

Barbarisme et civilisation

Barbarisme et civilisation

Dans une ultime intervention à la SDN au printemps 1936, il lance un avertissement prémonitoire : « Je suis venu en personne, témoin du crime commis à l'encontre de mon peuple, afin de donner à l'Europe un avertissement face au destin qui l'attend si elle s'incline aujourd'hui devant les actes accomplis ». Puis il gagne l’Angleterre, y vivant en exil de 1936 à 1941. L'Éthiopie n'est plus, juridiquement, qu'une « colonie italienne ».

Mais des courants de résistance s’organisent tant dans la capitale – le général Graziani échappe, le 20 février 1936, à un attentat – qu’en province ainsi qu’au sein de l’Eglise éthiopienne dans les réseaux monastiques. Même si l’occupation est brève, les occupants bousculent la vieille société par la modernité technologique qu’ils développent (électricité, mécanique et radio) mais surtout en refusant l’ordre des castes qui domine encore dans l’Empire. « Si, durant la Seconde Guerre mondiale, l'Italie ne s'était pas alliée au nazisme, Haïlé Sélassié eut-il retrouvé son trône ? Bien des Éthiopiens ne souhaitaient pas son retour » (J.Doresse – Encyclopédia Universalis).

Après le tournant de la défaite française, les Britanniques ne peuvent plus négliger la Corne de l’Afrique, vitale pour leur liaison avec leur Empire. Dès l’été 1940, par le Soudan et Aden, ils passent à la contre-offensive et délogent les Italiens d'Afrique Orientale.

C – DU RETOUR EN GLOIRE A LA CHUTE

* Une diplomatie active.

En mai 1941 Haïlé Sélassié retrouve son trône et l’Ethiopie son « indépendance » mais sous tutelle anglaise jusqu’au lendemain de la guerre. Pour s’y soustraire, la guerre terminée, il entame un rapprochement avec les USA, nouvelle puissance dominante qui se cherche des relais dans le monde et fait intégrer l’Ethiopie à l’ONU dès sa création. Le lien avec les USA conduit à la naissance d’Ethiopian Airlines (déc. 1945) avec l'aide de la TWA et à une participation active à la guerre de Corée (1951-1953). Enfin, en 1953, il signe un accord de défense mutuelle avec las Américains.

Mais la fin de la guerre ouvre aussi la question des colonies italiennes. Haïlé Sélassié qui veut récupérer l'Érythrée se heurte aux prétentions égyptiennes pour qui il s’agit d’un ancien territoire ottoman. Par référendum de l’ONU en 1952, les Éthiopiens de l'ex COLONIA ERITREA se fédèrent à leur ancienne patrie, car les 4/5 de la population ont déjà fui vers les provinces impériales par suite des confiscations de leurs terres, de la ségrégation, et des discriminations italiennes favorables aux catholiques et aux musulmans. Rattachée à l'Éthiopie par un statut fédératif qui la laisse à ses seules ressources, l'Érythrée est exsangue. Aussi en 1962 les parlementaires érythréens obtiennent par un vote l'annulation de ce statut fédéral et le bénéfice de tous les droits des provinces ordinaires de l'Empire. Lorsqu'en 1960 la Somalia et le Somaliland s’unissent pour former une nation indépendante Haïlé Sélassié prône la formation d’une grande fédération de la Corne de l’Afrique que conduirait l’Ethiopie. Mais faute d’une vision commune de l’avenir (capitalisme contre socialisme) et plombée par les litiges frontaliers, la proposition n’a aucun écho. En 1964, le pays doit même repousser une puissante invasion somalienne du Harar ! Il persiste pourtant à jouer un rôle de médiateur international. Il pousse à la création de l'Organisation de l'Unité Africaine, qui proclame sa charte en mai 1963 depuis Addis-Abeba, où elle fixe son siège, proche de celui de la commission économique des Nations Unies pour l'Afrique

*Mais au plan intérieur, la modernisation avance de manière de plus en plus conflictuelle.

Il y a encore des hiérarchies féodales dans des provinces dont il faut réprimer les révoltes, alors qu’en 1962, une rébellion érythréenne, refusant la fusion dans l’Empire, s'inspire du socialisme. Ne bénéficiant d’aucune attention du pouvoir, les Oromos du Balé enchainent protestations et manifestations de 1963 à 1970. La réforme agraire, devant laisser aux paysans le bénéfice de leurs récoltes, est sans cesse reportée. Depuis le milieu des années 50, une classe de salariés (fonctionnaires, policiers, employés, ouvriers) s'est constituée, émergeant d'une population qui ne connait encore que les revenus en nature des patrimoines agraires ou fonciers. Il s'ensuit dans les villes, dès les années 60, des inégalités de ressources et la montée des prix, car les aides internationales servent plus pour le prestige de sa capitale que pour le développement du pays.

Célébrant, en 1955, le jubilé de son couronnement, Haïlé Sélassié édicte une Constitution « révisée », où des institutions parlementaires se dessinent mais sans véritablement fonctionner. Les étudiants issus des progrès de la scolarisation des années 50 contestent l’autoritarisme du pouvoir (1965 ; 1969), encouragés par ceux de leurs camarades qui, en stage à l'étranger, ressentent plus vivement le besoin de liberté. De l'Union des Etudiants éthiopiens en Europe naît en août 1968, le Mouvement socialiste panéthiopien (M.E.I.S.O.N.). L’armée elle-même n’est pas indemne d’une contestation allant jusqu’à une tentative de coup d'État de la garde impériale (déc. 1960)

*La chute du régime est amorcée par un famine épouvantable qui touche le Wollo à partir de l’automne 72.

Alerté par un rapport de la FAO, le pouvoir ne fait rien. Les sècheresses antérieures ont certes un impact mais l’essentiel de la famine est lié à une distribution des terres héritière d'un système féodal très défavorable aux paysans aggravée par l'exploitation à orientation capitaliste du pays : la plupart des pâturages des plaines du Danakil sont converties en plantations de coton. Au long de l’année 1973 on dénombre plus de 200 000 morts de famine et les 9/10 du cheptel est détruit dans la province. L’aide d’urgence internationale demandée trop tard par l’empereur, qui a sans cesse tenté de minimiser la crise, ne parvient pas à enrayer l’extension de la famine au Tigré. L’annonce d’une réforme du système éducatif limitant l'éducation aux stricts besoins économiques du pays, le cursus primaire privilégiant le seul niveau pratique, et réduisant à une quantité infime le nombre d'étudiants met le feu au poudre. Tous les secteurs du monde urbain entrent en lutte déclenchant une grève générale d'ampleur nationale, et s'achève avec la destitution d’Hailé Sélassié le 12 septembre 1974, qui meurt l’année suivante

2 – LE DERG ET LA REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE POPULAIRE

A – LA CONFISCATION DU POUVOIR PAR LES MILITAIRES.

Au cours de l’été 1974, tandis que le gouvernement tente de trouver une issue à la crise qui ait l’agrément de l’Empereur, un comité militaire s’est constitué, le DERG, qui prend la réalité du pouvoir. Arrestations et exécutions se multiplient. Mais il doit faire face autant aux partisans de l'ancien régime qu’aux dissidents tant libéraux que marxistes qui ont mené la révolution et réclament un gouvernement civil.

L’arbitrage provient de la masse de la population avide de justice égalitaire et qui considère que les revendications des élites urbaines l’oublie, tandis que les premières mesures du DERG, tout au long de l’année 1975, vont dans le sens de ses aspirations. La collectivisation des terres rurales transférées aux associations paysannes puis des sols urbains et des habitations (chacun gardant le libre usage d'une maison) satisfait la population. Un code du travail et de l'emploi, dont les clauses sont conformes au droit moderne, est promulgué ; les sociétés commerciales et industrielles sont placées sous contrôle, voire totalement nationalisées. Une alphabétisation de masse sur le modèle maoïste est lancée : la “zametcha” envoie les étudiants alphabétiser les paysans et découvrir le peuple. Pour neutraliser les conflits ethniques et religieux, le calendrier des fêtes est révisé et on y introduit de grandes fêtes musulmanes. Profitant en 1976 de la vacance du patriarcat, c’est un humble moine dévoué aux tâches humanitaires qui est élu car la masse de l'Église, le clergé pauvre, est indigné par l'inutile richesse de sa hiérarchie.

Très vite cependant des dissensions apparaissent au sein du DERG dont Mengistu Haïlé-Mariam devient président début 1977. Les agressions extérieures vont souder l’opinion autour du nationalisme mais la menace sert à alimenter le développement de la terreur politique dans le pays.

La violence de la crise éthiopienne réveille les ambitions des voisins. L'Érythrée, après avoir poussé à la révolution, se retranche dans la sécession. La Somalie voisine ressasse les vieilles ambitions frontalières que l'Italie fasciste avait excitées. Poussée par les puissances occidentales, elle passe à l’attaque lors des fêtes de l’accession de Djibouti à l’indépendance. Lâchée par les USA, jusque là pourvoyeur d’armement, l’Ethiopie se tourne vers l’URSS, trop heureuse de prendre pied dans cette partie du continent, et reçoit le soutien du Yémen Sud et de la Libye. Mieux armés, les Éthiopiens chassent les envahisseurs somaliens qui ont dévastés le Harar et l'Ogaden tandis qu’en Érythrée, après des revers, le DERG reconquiert les régions vitales au début de l’automne 1978.

Monument du DERG à Addis-Abeba

Monument du DERG à Addis-Abeba

B - COMMENCE ALORS L’ETAPE D’INSTITUTIONNALISATION DU NOUVEAU REGIME.

Sous l’influence de plus en plus exclusive de l’Urss, le pouvoir crée un Parti des travailleurs éthiopiens, calque la constitution soviétique de 1977 pour sa propre constitution et crée un institut des nationalités. Tout cet appareil est conçu pour hâter l'avènement du socialisme mais tourne à vide, n’alimentant que des discours. La réalité en décide autrement :

*Les conflits en Érythrée et au Tigré s'enlisent tandis que d'autres maquis, Amhara et Oromo, s’ouvrent au centre et au sud du pays. L'entretien et l'armement de plus de 300 000 hommes représentent un coût exorbitant qui ruine l'économie du pays. Le nationalisme ne faisant plus recette : pour trouver des soldats le régime à partir de 1984 rafle les jeunes générations, attisant l'hostilité des populations

*La « villagisation » part d’une « bonne intention » : en rassemblant un habitat rural très dispersé dans des villages, le pouvoir prétend améliorer l'accès aux services sociaux. D'autre part, des transferts de populations sont organisés depuis des régions densément peuplées et chroniquement atteintes de disette vers des territoires plus fertiles et moins exploités. Mais la manière expéditive et coercitive de leur mise en œuvre est désastreuse, causant de nombreuses victimes, ruinant et dispersant des familles entières.

*A partir de septembre 1984 enfin le pays est ravagé par l'une des pires famines de son histoire. Ce drame est à l'origine de près d'un demi-million de victimes et de déplacements massifs de réfugiés.

Aussi, fin 1988, les troupes gouvernementales ne parviennent plus à contrer les maquisards qui contrôlent certains axes essentiels et en mai 1989, une tentative de coup d'État est menée contre Mengistu. L’épuration qui en résulte au sein de l’armée finit d’anéantir sa capacité opérationnelle.

La crise de décomposition de l’Urss et la guerre du Golfe qui s’annonce, poussent Mengistu à un revirement spectaculaire en mars 1990. Il annonce l'abandon officiel du marxisme-léninisme, s'engage à promouvoir des réformes favorisant les investissements privés et entame des négociations avec les Usa. Mais il est trop tard. En quelques mois, entre février et mai 1991, les forces gouvernementales sont complètement anéanties par l’offensive de grande envergure de toutes les rébellions unies au sein du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (F.D.R.P.E). Addis-Abeba tombe aux mains des forces rebelles fin mai 1991 alors que Mengistu fuit au Zimbabwe.

3 – LA REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE D'ÉTHIOPIE

A – MISE EN PLACE D'UN NOUVEAU REGIME FEDERAL

Le premier effet de la victoire des rebelles est la paix. Les hostilités cessent immédiatement. Le gouvernement de transition dirigé par Meles Zenawi, originaire du Tigré, adopte une charte provisoire qui reprend l'essentiel du programme du F.D.R.P.E. Mais ces nouveaux dirigeants sont perçus comme des « étrangers » par une grande partie de la population et doivent faire la preuve de leur capacité à gouverner le pays dans son ensemble. Pour cela ils lancent une phase de réformes : multipartisme, liberté religieuse, élections démocratiques et privatisation de certains secteurs. Parallèlement, la sécession de l'Érythrée est proclamée et reconnue en mai 1993 à la suite d'un référendum surveillé par l'O.N.U. Le gouvernement s’établit à Asmara et doit relever le défi de convertir en administration civile une organisation militaire entièrement orienté vers la lutte. À Addis-Abeba, les enjeux sont très différents. La sécession étant consommée, on voit proliférer les partis et « organisations démocratiques » représentant chacun une ethnie. En 1993, ils sont plus d’une centaine ; mais moins d'une dizaine possèdent une dimension nationale. C’est dans ce contexte qu’est adoptée la Constitution fédérale de 1994 : l'Éthiopie devient officiellement la REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE D'ÉTHIOPIE. Au niveau administratif, le pays est découpé en régions, selon des bases ethniques. Ces nouveaux découpages territoriaux s'appuient sur les travaux préparatoires de l'Institut des nationalités du DERG, affinés avec les résultats du recensement national de 1994. Elle entre en vigueur en 1995, après des élections législatives qui se déroulent dans un calme relatif. Le gouvernement conserve cependant un contrôle fort sur la décentralisation, souvent aux dépens des libertés politiques, justifié par l'idée que seule la nation peut assurer un développement égalitaire de chaque ethnie

B – LES NOUVELLES REGLES ECONOMIQUES ET SOCIALES.

Sous l'œil attentif des organisations et des pays donateurs, le nouveau régime poursuit les réformes de libéralisation de l'économie déjà engagées dans les 2 dernières années du DERG. Suivant les consignes du programme d'ajustement structurel du F.M.I., un grand nombre d'entreprises sont privatisées. D'importantes parts dans les secteurs des mines, de l'agroalimentaire, de l'industrie, des assurances, de la banque sont acquises par le conglomérat saoudien Midroc, dirigé par le milliardaire Mohammed Al-Amoudi. Le secteur des petites et moyennes entreprises ne se développe que très faiblement, en raison de contraintes réglementaires conçues pour plafonner les investissements nationaux et ainsi limiter les inégalités. Derrière cette libéralisation en trompe-l'œil, le gouvernement garde la main − au nom des masses − sur les moyens de production, en confiant à des proches la direction d'importantes firmes.

Le secteur qui se développe le moins reste l'agriculture. Le régime bénéficie, au début, de conditions climatiques favorables qui assurent de bonnes récoltes. Mais les problèmes de fond demeurent, en particulier dans le domaine du foncier. La propriété collective de la terre est un point inamovible dans le programme de l'État, qui se pose comme garant de la juste distribution de cette ressource. Les paysans sont les acteurs les plus vulnérables de l'économie, en raison des aléas climatiques, mais aussi en raison de la politique foncière qui conduit à limiter la production paysanne agricole à l'autosubsistance. Aujourd’hui, en permanence près de 5 Millions d’éthiopiens dépendent de l’aide alimentaire. D’où des tensions dramatiques : cette année est marquée par la pire sécheresse depuis 60 ans, engendrant une famine épouvantable dans les régions les plus vulnérables du Sud et de l’Est tandis que les exportations agricoles progressent pour les grandes cultures à finalité industrielles. Des investisseurs internationaux (principalement indiens, émiratis et saoudiens) obtiennent des dizains de milliers d’hectares pour un prix de location qui varie autour de 1,5€/ha avec un bail de 99 ans. Les terres sont souvent concédées aux investisseurs sans la moindre concertation avec les communautés locales car l’état les considère comme vides, alors qu’elles servent à faire paître les animaux ou sont laissées en jachère 3 ou 4 ans pour maintenir leur fertilité. La « Karuturi Global Limited », entreprise indienne, contrôle désormais plus 300.000 ha et un fond saoudiens détient 400.000 ha. « “L'Ethiopie a attiré les investisseurs car c'est un pays doté de ressources naturelles inexploitées”, explique Ramakrishna Karuturi » (fondateur et directeur général de Karuturi Global Limited, le plus grand producteur mondial de roses), dans le quotidien indien THE ECONOMIC TIMES.

Sur un total de 74 millions d’hectares de terres arables, les autorités éthiopiennes estiment que les agriculteurs éthiopiens en cultivent 17 millions. Elles souhaitent explicitement voir le reste mis en valeur par des investisseurs étrangers. Mais le gain pour l’Ethiopie n’est pas certain : les agences humanitaires des Nations Unies demandent le déblocage d’1,6 milliard de dollars pour faire face à la famine. A titre de comparaison, un rapport de Global Financial Integrity présenté devant l'ONU en mai 2011, évalue à 8,4 milliards de dollars les fuites de capitaux extraites de l'Éthiopie ces vingt dernières années (1990-2008) par les multinationales qui y sont implantées !

C – UNE VIE POLITIQUE PACIFIEE ?

Grâce à la propagande nationaliste utilisée comme arme de guerre, le gouvernement renvoie en permanence à l'arrière-plan les difficultés économiques et les tensions au sein de la fédération. Il s'assure une large victoire aux élections de 2000, face à une opposition disloquée. Les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre d'Irak en 2003, place l'Éthiopie en position d’allié principal des USA en Afrique orientale. Meles Zenawi se présente comme l’indispensable pivot de la stabilité régionale. Pour répondre à cet enjeu, le régime inaugure des méthodes de gouvernement plus souples et cherche à augmenter sa popularité en s'engageant dans un fonctionnement véritablement démocratique.

C'est ainsi que la campagne électorale de mai 2005 a lieu dans une ambiance inédite. Pour une fois, l'opposition se montre offensive et déterminée, organisée, notamment dans la Coalition pour l'unité et la démocratie (C.U.D.), et dans l'Union éthiopienne des forces démocratiques (U.E.D.F.), toutes deux largement financées et influencées par la diaspora. Elles bénéficient d'une liberté d'expression sans précédent, notamment au cours de débats radiotélévisés largement suivis. Cette nouvelle possibilité de s'opposer au pouvoir en place crée un véritable engouement qui se propage hors des villes. Menacé de perdre, le régime renforce sa propagande. La C.U.D. est accusée d'encourager les violences ethniques, tandis que le gouvernement n’hésite pas à recourir à l'intimidation. Le scrutin connaît une participation record, et si la CUD l'emporte très nettement dans la capitale, elle reste en retrait dans les campagnes. Les leaders de l'opposition, des journalistes et des militants sont incarcérés. Condamnés en 2007 pour délits contre l'ordre public, ils sont amnistiés sous la forte pression de la communauté internationale. Les élections générales de 2010 suscitent une même passion avec un taux de participation de 90 %. Mais les résultats ne confirment pas la tendance de 2005. Le FDRPE et ses alliés remportent la quasi-totalité des sièges, révélant l’inscription du parti de Meles Zenawi dans toutes les régions de l'Éthiopie. Surtout ces élections se distinguent des précédentes par le calme et le climat serein dans lequel le processus s'est déroulé. Le pari de la modernisation politique serait-il gagné ?

Obsèques de Meles Zenawi en aout 2012

Obsèques de Meles Zenawi en aout 2012

D – LES PROBLEMES DE VOISINAGES RESTENT CEPENDANT TOUJOURS AUSSI CONFLICTUELS.

La normalisation des relations avec l'Érythrée après 1993 relance les échanges en réanimant les débouchés maritimes et les routes qui les desservent. Les entrepreneurs érythréens jouent un rôle actif dans l'économie éthiopienne, notamment dans le commerce. Les tensions naissent avec la création de la monnaie érythréenne, le nakfa, mise en circulation en novembre 1997. Par ce moyen, Asmara affirme sa pleine souveraineté mais la gestion de sa monnaie assure une ponction sur la masse monétaire éthiopienne. En effet, une parité stricte des deux monnaies est établie mais, en pratique, le nakfa se dévalue très vite par rapport au birr éthiopien. La banque centrale éthiopienne et les institutions financières ne peuvent pas assurer la compensation dans des conditions saines. Cette contrainte monétaire affecte les mouvements de marchandises, de travailleurs et de flux financiers et finit par matérialiser une frontière jusque-là restée poreuse.

Se pose alors le problème de son tracé. En 1998, l’Erythrée passe à l’offensive et l’Ethiopie riposte par une mobilisation générale. S'enterrant dans des tranchées, les armées ne semblent avoir aucun objectif précis, si ce n'est la conquête ou la défense de territoires très petits. Après plusieurs tentatives de conciliation, les hostilités cessent à la suite d'une offensive éthiopienne, lancée en mai 2000 qui parvient jusqu’à la capitale Asmara. La Cour permanente d'arbitrage de La Haye est chargée de régler le différent (qui a fait plus de 80.000morts en 2 ans). Elle conclut en 2002 à l’agression érythréenne et trace une frontière attribuant une partie des territoires contestés à chacun des deux États. Ce qui ne satisfait personne, les rapports restant difficiles entre les deux États.

La guerre civile qui se développe en Somalie après l’éviction de Siad Barre en 1991 conduit à la fragmentation du pays et à l'autonomie voire à l'indépendance autoproclamée de plusieurs régions. A partir de 2006, la guerre oppose principalement le gouvernement fédéral à divers groupes, islamistes ou claniques dont l’un, l’Union des Tribunaux Islamiques finance et soutien 2 mouvements de rébellion armée sur le territoire éthiopien, le Front de libération Oromo (FLO) et le Front national de libération de l'Ogaden (FNLO). Pour tarir cette aide, l’Ethiopie envoie des troupes soutenir le gouvernement officiel de Mogadiscio, de 2006 à 2009, relayées depuis 2007, par une force de maintien de la paix que l'Union africaine a mis en place. Sans que quoi que ce soit ne change en Somalie. Là encore l’Ethiopie reste sur le qui-vive…

Dans un bref chapitre à venir, je vous présenterai la période de 2012 à nos jours qui vient de déboucher sur la guerre civile au Tigré.

Jean Barrot




















JARDIN III D’EXTREME-ORIENT : UNE INSPIRATION CHINOISE COMMUNE PROLOGUE : LA PENSEE CHINOISE COMME MATRICE

Connaissance & Partage

JARDINS D’EXTREME-ORIENT :

UNE INSPIRATION CHINOISE COMMUNE

PROLOGUE : LA PENSEE CHINOISE COMME MATRICE

La vision du monde des Chinois s’exprime parfaitement dans les idéogrammes qui sont utilisés pour nommer leur pays (zhong guo)

 
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Le premier caractère composé d’une flèche qui atteint le centre de sa cible signifie “milieu”. Le second signifie “pays”. C’est le territoire (quadrilatère) dirigé par l’empereur (axe vertical qui assure la liaison de l’humanité - barre centrale - au ciel et à la terre. Le trait bref oblique modifie le sens de l’idéogramme “roi” en “jade” roche la plus dure (après le diamant) devenue symbole d’éternité. La Chine, dans notre vocable, est pour ses habitants « l’empire du milieu » à entendre comme « centre du monde », signifiant par là même le pays « de la parfaite vertu », « de la perfection achevée », dont les habitants, les Chinois, sont les Hua : “les fleurs”.

Le monde, la Terre, est pensé en 2 éléments conjoints, la terre et le ciel. La terre est carrée et le ciel est rond. Mais si l’on reporte un cercle de diamètre 1 sur un carré de coté 1 le carré n’est pas couvert sur ses angles. Ces terres qui ne sont pas « sous le ciel » sont le domaine des Barbares. Le centre du système terre-ciel est l’Empire du milieu, géré par le “fils du ciel”, celui qui a reçu son mandat du ciel, l’empereur. En auréole vers la circonférence du cercle, la protection du ciel s’amoindrit et le gradient de civilisation se dégrade. Les peuples qui sont aux marges du cercle sont encore sous le ciel. Ce sont des « barbares cuits », conséquence de l‘adoption de la culture et des rites de l’Empire du milieu. Hors de la protection du ciel se retrouvent des barbares crus, sans intérêt.

La représentation symbolique de cette cosmologie est la tortue : plastron carré (terre), carapace hémisphérique (ciel) et extrémité sorties (pattes et tête) qui sont le lieu des insécurités, des attaques potentielles. Par extension, la Terre étant éternelle, la tortue symbolise aussi la longévité.

Le jardin (hua yuan) se compose, dans ce cadre conceptuel, des 2 idéogrammes suivants :

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Le second, yuan, suffit souvent à désigner le jardin. Il exprime la totalité, considérée dans son unité, présente dans un enclos, ce que nous pouvons entendre comme le « microcosme », représentation et présence du « macrocosme » dans le jardin. Lorsque la forme complète est utilisée (hua yuan) intervient une appréciation de valeur, la perfection de la beauté de ce microcosme, portée par le premier idéogramme hua, “fleur”. Plus le mimétisme du microcosme s'éloigne, par ses dimensions, de la réalité du macrocosme, plus il acquiert un caractère magique ou mythique. « Le monde dans un grain de moutarde » est ainsi une expression bouddhique qui reflète l'une des préoccupations majeures du paysagiste chinois. La miniaturisation donne de la valeur à l'objet et exprime la haute maitrise du jardinier. L’expression ultime en est le jardin bonzaï.

Jardin de bonzaï de Tangyue (Chine)

Jardin de bonzaï de Tangyue (Chine)

Représenter le macrocosme implique d’en identifier les éléments structurants. Les 2 idéogrammes qui traduisent notre terme de paysage sont shan shui :

 
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Le premier caractère est celui de la montagne. Il exprime le vertical, le dur, la forme, et l’expression du yang de la nature. Le second désigne l’eau, l’horizontal, le mou, l’informe, et est l’expression du yin de la nature. A la dichotomie exclusive qui domine la pensée occidentale ces 2 forces sont indissociables et s’interpénètrent, composant une unité dialectique.

 
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Si vous tracez mentalement le diamètre vertical de cette figure vous constatez que l’ingression du blanc dans le noir - et vice versa - correspond à un demi cercle d’un demi diamètre. Le yin comme le yang débutent en presque rien pour s’épanouir dans la moitié opposée. Et sur l’axe central les deux petits cercles, noir sur blanc et blanc sur noir, indiquent qu’il y a toujours du yin dans le yang et du yang dans le yin. Leur interaction s’organise en un cycle indissociable : la montagne forçant l’air à s’élever provoque la condensation, fait naitre le nuage qui, au contact de la montagne engendre des précipitations. L’eau tombée s’écoule alors vers le bas en cascade avant de retrouver son horizontalité paisible. Sa force descendante érode la force montante de la montagne

Ce qui est faible triomphe de ce qui est fort.

Ce qui est mou triomphe de ce qui est dur.

LAO-TSEU, TAO-TE KING.

Mais à terme, dans l’obscurité profonde des grottes, l’eau engendre la pierre, stalagmites ou stalactites. Le cycle se trouve alors bouclé. Le jardin chinois doit rendre compte de cette profonde harmonie dialectique de l’univers

Rocher érodé du lac Tai, jardin Tuisi à Tongli (Chine)

Rocher érodé du lac Tai, jardin Tuisi à Tongli (Chine)

Fragments de stalactites, jardin Guo à Hangzhou (Chine)

Fragments de stalactites, jardin Guo à Hangzhou (Chine)

QUELQUES CONSTANTES DES JARDINS CHINOIS

Si l’origine des jardins impériaux, plutôt élaborés comme des parcs multifonctions (chasse, production alimentaire et zone de délassement) remonte aux dynastie Han selon la tradition, c’est véritablement à partir du 5e siècle que le jardin privé prend son essor, en liaison avec la formation d’une couche sociale intermédiaire de riches marchands et de fonctionnaires impériaux lettrés. La période des Tang (7e – 10e siècles) est une étape décisive dans la structuration « classique » du jardin chinois, le jardin de lettré. La réussite sociale doit s’accompagner d’une réussite spirituelle qui s'acquiert en cultivant sa vie intérieure dans un cadre intimiste.

Mur de clôture du jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

Mur de clôture du jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

L’ondulation du mur évoque le dos du dragon, véritable rempart contre toutes les influences néfastes. Conformément à la hiérarchie sociale ce dragon est gris et ses 3 griffes indique le statut de mandarin du propriétaire du jardin clos.

Le jardin est conçu comme une alternative au schéma rigide de la maison à cour à plan orthogonal, devenant un logement à pièces disjointes dans l’espace et articulé au spectacle d’une nature recréé. Le jardin est dès lors conçu comme lieu de refuge pour des rencontres de qualité et de méditation face à l’impermanence de la nature (météo du moment, cycle des saisons, gestion de la vie et de la disposition des plantes etc.). La croissance du bouddhisme venant concurrencer le taoïsme, les moines vont aussi s’intéresser aux jardins développés autour des temples en les dotant de nouvelles références conformes à la doctrine..

Le cœur d’un jardin chinois est constitué, au sein d’un enclos, d’une pièce d’eau et d’une éminence rocheuse qui assurent l’équilibre yin-yang de l’espace ainsi créé. Les déblais du creusement de l’étang servent à édifier la butte parée de rochers, importés parfois de loin : dans le jardin du mandarin Yu à Shanghai, la rocaille de 14 m de haut est constituée de pierre jaune extraites dans la province du Zhejiang à plus de 200 km de la ville.

« Montagne » du jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

« Montagne » du jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

Le pavillon sommital permettait autrefois d’avoir une vue sur le Wangpou, barrée aujourd’hui par l’immeuble édifié sur la rive.

« Montagne » du jardin Tuisi à Tongli (Chine)

« Montagne » du jardin Tuisi à Tongli (Chine)

La maçonnerie des rocs est organisée de façon à créer un système de grottes sous le vaste pavillon du sommet.

Mais cet espace ne se donne pas à voir d’un point de vue unique et surplombant : il est cloisonné et ne se découvre que dans la déambulation, comme cela s’opère dans la nature. Le passage d’un espace à l’autre se fait par une ouverture, le plus souvent circulaire, “porte lune ”, qui matérialise symboliquement la distance franchie pour accéder à un nouveau point de vue.

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Les « portes de Lune » circulaires sont les plus fréquentes. Mais selon les jardins, d’autres formes peuvent être utilisées.

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La diversité des ouvertures sur les murs qui cloisonnent le jardin permet des cadrages insolites sur celui-ci (jardin Guo à Hangzhou - Chine)

Au sein d’un compartiment, le promeneur est mené par des sentiers sinueux, coudés qui l’obligent en permanence à changer de champ de vision. Ces ruptures de tracé ont aussi une fonction prophylactique : les esprits qui pourraient hanter les lieux ne savent se déplacer qu’en ligne droite !

jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

jardin Tuisi à Tongli (Chine)

jardin Tuisi à Tongli (Chine)

jardin Guo à Hangzhou (Chine)

jardin Guo à Hangzhou (Chine)

Chaque compartiment comporte des halls, des pavillons, des terrasses, des tours, des ponts, chaque lieu ayant une destination précise évoquée par son nom : dans le jardin du Maître des filets à Suzhou on rencontre ainsi la « salle des 10.000 volumes », la « salle de la Grâce capturée », la « loge où l’on savoure le vin Tusu », etc. Autant de lieux de rencontres et de plaisirs à partager avec les invités. Le microcosme du jardin, changeant au fil des saisons et sans cesse réaménagé par la disposition des plantes en pots, invite à la méditation. A chaque étape parcourue, le maitre du lieu cherche à atteindre la fusion entre le soi et le cosmos à laquelle aspire la culture chinoise taoïste.

Intérieur d’un des pavillons du jardin du Maitre des filets à Suzhou (Chine)

Intérieur d’un des pavillons du jardin du Maitre des filets à Suzhou (Chine)

Pavillon “bateau” sur le lac du jardin Tuisi à Tongli (Chine)

Pavillon “bateau” sur le lac du jardin Tuisi à Tongli (Chine)

La pièce d’eau comporte une ou plusieurs iles. La plus grande surélevée symbolise le paradis dans le monde. Selon les anciennes légendes chinoises ce paradis trône au sommet de la “grande montagne”, dans les îles lointaines au milieu de la mer. Mais selon la métaphysique retenue ces iles sont localisée sur des points cardinaux différents. Pour les taoïstes elles se trouvent dans la mer de l’est et les bienheureux y sont emportés par les grues, symbole de longévité. Là ils y trouvent l'élixir de longue vie qui leur permet d'accéder à l'immortalité.

Par contre, pour les bouddhistes, les iles de la Terre Pure sont à l’ouest (lieu d’origine du Bouddha). On les gagne au terme d’une invocation ardente du nom du bouddha Amitabha et par une navigation sans retour. Elles constituent la dernière étape terrestre avant d’accéder au Nirvana.

Deux petites iles viennent souvent compléter cette vision métaphysique. “L’ile tortue” renvoie à la vieille tradition chinoise qui considère que la terre est une île posée sur le dos d’une tortue géante. Elle symbolise la pérennité du macrocosme face à l’éphémère de la vie humaine. “L’ile grue” étant le véhicule pour atteindre les iles d’immortalité symbolise la longévité. En Chine, on félicite encore les personnes très âgées par la formule « He Shou ! » qui signifie « longévité de la grue ».

ile tortue du jardin Koraku-en à Okayama (Japon)

ile tortue du jardin Koraku-en à Okayama (Japon)

ile tortue et ile grue du jardin du Kinkaju Ji à Kyoto (Japon)

ile tortue et ile grue du jardin du Kinkaju Ji à Kyoto (Japon)

C’est encore l’eau dans sa circulation qui est évocatrice de la vie humaine. L’axe principal d’écoulement est déterminé par la discipline du feng shui (“vent et eau ”, ce qui est sans forme et qui s’écoule) qui permet de capter le souffle spirituel du lieu (le qi). Son cours débute par une cascade – impétuosité de la jeunesse – se poursuit par des méandres où le cours se ralentit – sagesse des expériences de la maturité – et s’achève dans le calme d’un étang ou d’un marais de lotus – sérénité et pureté de la vieillesse.

cascade du jardin Koraku-en à Okayama (Japon)

cascade du jardin Koraku-en à Okayama (Japon)

cascade du jardin de Tangyue (Chine)

cascade du jardin de Tangyue (Chine)

étang des lotus du jardin du Palais d’été à Pékin (Chine)

étang des lotus du jardin du Palais d’été à Pékin (Chine)

Les rochers, ossature de la Terre, présentés en masse évoquent la montagne et ses grottes. Seuls, le plus souvent balisant l’accueil dans le jardin, ils sont choisis pour leurs formes tourmentées exprimant l’équilibre précaire de la condition humaine et sont creusés de trous plus ou moins vastes qui évoquent autant l’œil du dragon, puissance vitale du yang, que le vide élément centrale des métaphysiques taoïste et bouddhiste.

rocher de l’entrée jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

rocher de l’entrée jardin du mandarin Yu à Shanghai (Chine).

La végétation possède tout autant de charge symbolique que la roche et l’eau. J’en retiendrai ici 2 familles. Pour les fleurs, lotus et pivoines ont une place particulière. Le lotus qui nait les pieds dans la boue et s’épanouit au soleil, aux feuilles toujours propres (des travaux sur le biomimétisme tente de reproduire sa structure cellulaire pour élaborer un tissus intâchable) évoque l’accès à la sagesse suprême, tandis que la pivoine par la magnificence de sa floraison symbolise l’opulence et la richesse. Pour les arbres (le bambou n’en est pas mais reste inclus dans cette catégorie de pensée) l’assemblage des « trois amis de l’hiver », bambou, pin, prunus prend une signification politique à l’époque des Song du sud lorsque s’impose la dynastie genghiskhanide des Yuan à Pékin (l’hiver qu’impose les barbares) : le bambous ploie (modestie) mais se révèle d’un résistance à toute épreuve – il est la figure même du lettré –, le pin reste vert en permanence malgré le froid et la neige exprime la constance, et le prunus par sa floraison précoce, de la neige étant encore au sol, permet de croire à un futur heureux tout en rappelant le côté éphémère de la beauté.

Parcourir un jardin chinois suppose donc de la part du visiteur d’aller au delà du simple éblouissement de la beauté du lieu que tout occidental peut apprécier.

jardin de Tangyue (Chine)

jardin de Tangyue (Chine)

jardin du sanctuaire Heian à Kyoto (Japon)

jardin du sanctuaire Heian à Kyoto (Japon)

LES VARIATIONS SELON LES AIRES CULTURELLES

En Chine même, le problème posé est celui des adaptations des jardins au fil du temps pour correspondre à l’esthétique du moment et à la philosophie du propriétaire. Il existe très peu de jardins des périodes Tang et Song. Les bâtiments en bois ont souvent été détruits par des incendies et on ne dispose pas de véritables plans des jardins construits alors. Ce que l’on en voit aujourd’hui est le plus souvent une réinterprétation dans le contexte de la dernière dynastie Qing. Je prendrai le cas du jardin du mandarin Yu à Shanghai. Edifié en 1559 sous la dynastie Ming, il s’étend à l’origine sur plus de 4 ha. Divisé par des héritages, il n’est plus entretenu correctement et ce qu’il en reste est revendu à la guilde des marchands de la ville sous la dynastie Quing. Les différents conflits et révoltes, de la guerre de l’opium à l’occupation japonaise, y provoquent d’importants dégâts. Ce n’est qu’à partir de 1956 que la ville de Shanghai entreprend de réhabiliter le jardin sur les 2 ha restant, afin de l’ouvrir au public. La restauration entreprise valorise surtout l’état du jardin de la dynastie Qing tel qu’il était vers 1820, avant la guerre de l’opium (1842).

Autre cas emblématique : le jardin du Maitre des filets à Suzhou. Créé au 12e siècle sous la dynastie Song le jardin passe de mains en mains jusqu’à la fin du 18e siècle perdant un peu de sa taille (il fait aujourd’hui 5400m2, encastré dans la ville) et complètement son allure initiale. Acheté en 1785 par un fonctionnaire impérial de la dynastie Quing, il en repense totalement l’organisation et le dote de nombreux bâtiments au goût du jour – le pavillon bateau par exemple. Passant encore par les mains de 3 propriétaires différents, chacun y apportant son interprétation de ce qu’était un jardin classique de lettré, il revient par donation à la ville de Suzhou en 1958, qui en fait un lieu incontournable du tourisme dans les « Venises chinoises », y organisant un spectacle nocturne de déambulation, chaque pavillon accueillant de la musique, du théâtre, de la danse etc.

Les “barbare cuits”, au fur et à mesure de l’affirmation de leur identité nationale, contre les tentatives d’annexion menées par l’Empire chinois, vont s’efforcer de prendre leurs distance avec son modèle culturel. Minimisant les emprunts, voir les niant, Coréens, Japonais et Vietnamiens tendent tous à insister sur la spécificité de leur propre tradition. Je retiendrai ici seulement 3 cas qui me paraissent exprimer cette volonté.

LE JARDIN SEC JAPONAIS

A partir de la période Kamakura (1185-1333) et tout au long de la période Muromachi (1336-1573) on assiste à un renouveau de l’influence chinoise au Japon. Désireux de reconstruire les grands monastères de Nara, détruits au cours des luttes féodales de clan, Yoritomo envoie en Chine des délégations d’architectes et d’artistes. Venant de Chine des moines de la secte Chan – en japonais Zen –répandent leur doctrine de méditation et connaissent bientôt la faveur des guerriers. Dans le bouddhisme zen, il n’y a pas d’espoir d’une intercession extérieure (rejet de la doctrine du Bouddha Amitabha). Il faut atteindre par soi-même et par ascèse l’illumination le monde se donnant alors comme perception totale.

Le prototype de jardin dans cette période est le jardin sec (kare sansui – montagne-eau dans le style Tang). Dans les jardins secs, les pierres vont prendre une importance de plus en plus grande. Les sables et les graviers figurent les eaux des anciens étangs et les seuls végétaux tolérés dans les jardins les plus marqués “zen” sont les mousses et lichens de pierres. Entouré d’une architecture dénudée, il n’est pas destiné à être parcouru : à partir d’un point d’observation, il est un support de la méditation. La disposition des pierres, par nombres impairs, ne doit pas permettre de les voir toutes depuis le point de vue retenu : nos sens sont impuissants à saisir la totalité du monde, seule l’illumination le peut, car on sait que ces pierres y sont.Principalement développé dans les temples, il gagne les grandes résidences civiles en se modifiant pour devenir le jardin sec paysager. Influencé par la peinture de paysage des Song, il s’agit de suggérer la profondeur de l’espace par l’étagement des plans, du près au loin, en empruntant pour l’arrière-plan le paysage naturel par abaissement de la clôture.

jardin sec du Ryoan Ji à Kyoto (Japon)

jardin sec du Ryoan Ji à Kyoto (Japon)

une « ile » du jardin sec du Ryoan Ji à Kyoto (Japon)

une « ile » du jardin sec du Ryoan Ji à Kyoto (Japon)

Le fin gravier ratissé évoque la houle de la mer et les rochers en sont les iles paradisiaques. Ces pierres sont disposées en fonction de leur morphologie : elles ont une tête, un pied, un dos, une face et c’est un spécialiste qui détermine la bonne position de leur installation.

« paysage emprunté » face à la terrasse du jardin sec du Ryoan Ji à Kyoto (Japon)

« paysage emprunté » face à la terrasse du jardin sec du Ryoan Ji à Kyoto (Japon)

A partir de la période Muromachi, qui voit aussi naître le théâtre No et la cérémonie du thé, l’esthétique du jardin se charge d’une valeur symbolique de plus en plus concrète selon les lois de la géomancie. « La couleur d’un homme qui est de naturel bois est bleu-vert. C’est pourquoi, le bois détruisant la terre, tu éviteras de mettre des pierres jaunes dans son jardin ». La nature du jardin se déduit de tout un code conférant un sens immédiatement lisible à une nature qui en est fondamentalement dénuée. C’est sous cette condition que la nature empruntée prend sens.

Outre l’approche déjà codifiée, de nouvelles symboliques leurs sont associées. On peut en retenir le cas de la carpe : par ses grandes écailles (= pièces d’armure) elle est assimilée aux vertus guerrières ; comme elle peut nager à contre-courant, elle témoigne de la puissance de la volonté. Aussi, au pied de la cascade sèche, on rencontre souvent une pierre oblique dressée face à elle : c’est la figure de la carpe s’apprêtant à franchir la « porte du dragon » qu’est la cascade. L’expression « la carpe passe la porte du dragon » signifie la réussite des lettrés aux examens qui permettent d’accéder à des fonctions étatiques.

carpe au pied de la cascade du jardin du Kinkaju Ji à Kyoto

carpe au pied de la cascade du jardin du Kinkaju Ji à Kyoto

Les jardins de la période Muromachi sont donc en complète opposition avec les jardins de la période Heian. Ceux-là étaient faits pour être parcourus, ceux-ci le sont pour être médités et contemplés à distance. Ceux-là étaient l’évocation de terres paradisiaques, l’ici-bas étant une vallée de larmes, ceux-ci sont la peinture (attention, ici au sens du concept !) du paysage naturel car « la musique de la vallée et la couleur de la montagne sont la langue et le cœur du Bouddha ». Enfin face à la prolifération chromatique du jardin Heian, le jardin Muromachi tend au monochrome.

LA CENTRALITE DU VIDE DU JARDIN COREEN

C’est à partir de la période Chôson au début du 15e siècle que s’amorce l’émancipation du jardin coréen. A la différence des jardins chinois, les jardins coréens sont naturels, informels, simples et non forcés, cherchant à fusionner avec la nature. Ils veulent être en parfaite continuité avec le paysage environnant, sans intervention sur la topographie du terrain ni sur rien de ce qui le garnit naturellement. Mais leur site est choisi avec soin par un géomancien de tradition nationale. Pour vivre en harmonie avec le lieu la construction du jardin doit engendrer le moins de perturbations possible des flux d’énergie (pungsu équivalent du qi chinois). Les éléments significatifs ou importants ont tendance à être orientés vers l'est. Si l’arrangement du jardin vise à le faire habiter les bâtiments et les pavillons dans les jardins sont peu nombreux et discrets. Si certains sont clos, la plupart cherchent à intégrer la vue sur l’environnement (on retrouve ici la notion du paysage emprunté) en utilisant des cheminements en ligne droite

jardin extérieur et bassin du palais Changdeokgung à Seoul (Corée)

jardin extérieur et bassin du palais Changdeokgung à Seoul (Corée)

Les arbres à feuilles caduques s’imposent dans le climat rude de la Corée.

L’automne y est une symphonie colorée.

Ces jardins ont en commun trois types de structures : une composition en deux parties formant respectivement un jardin intérieur et un jardin extérieur, des terrasses en gradins et un bassin rectangulaire avec une ile au milieu. Les 2 parties du jardin sont fortement sexuées. Le jardin de l’arrière est le domaine des femmes, espace secret des maisons aristocratiques : elles y sont confinées et n’ont pour seule activité que la création d’un espace fleuri. Le jardin de devant est celui des hommes, plus ouvert et plus vaste. Les terrasses en gradins étroits et fleuris par rangées leur vaut le nom d’escalier fleuri (hwagye) caractérisent le jardin de derrière et sont le résultat d’une activité féminine permanente. Le jardin de devant ne présente pas nécessairement une structure de gradins, mais lorsqu’il y en a, il s’agit simplement de talus en briques ou en pierres d'esthétique similaire. Cependant la particularité la plus remarquable du jardin coréen est le bassin rectangulaire. Il ne comprend presque aucune décoration sur ses bords, toujours rectilignes. L’ilot au milieu du bassin doit donner l’impression d’un vestige sans grande importance. La fonction du bassin est d’être un miroir d’eau, réceptacle de la beauté du ciel

J’ai toujours été fasciné par une partie de l’œuvre de Monet, qui a cherché à capté la lumière du ciel en regardant des plans d’eau dont les nymphéas, comme des iles, sont les soleils.

Ainsi le jardin coréen laisse vide un espace central, vide originel à partir duquel est généré le cosmos, vide autour duquel s'ordonnent toutes les “constellations” du paysage naturel emprunté. Lorsque l’espace manque pour créer le bassin, on le remplace par des baquets rectangulaires en pierre recevant l’eau miroir. Le jardin devient alors l’instrument de l’expérience de pensée du sens ultime du cosmos dont le paysage emprunté prend le sens d’un immense jardin extérieur, réalisant l’union du microcosme et du macrocosme.

LE CULTE DES ARBRES DANS LE JARDIN VIETNAMIEN.

La notion même de jardin n’est pas prise en charge dans le vocabulaire vietnamien. Il n’est que la stricte reprise du concept chinois. Un argument mis en avant insiste sur la position du pays dans la zone intertropicale humide et chaude où tout pousse à profusion, la strate arborée y étant dominante.

Pensez aux épandages aériens d’ “agent orange” déversé en masse sur le Vietnam par l’armée américaine pour traquer les “vietcong”, véritable écocide jamais puni.

En conséquence pour un Vietnamien un jardin sans arbre n'est pas un jardin. Même si les jardins et les tombeaux impériaux restent très proches des modèles chinois (organisation axée, principe de symétrie) la présence systématique et dense de grands arbres les caractérisent. Il s'agit d'une végétation autochtone où les formes géantes et “inutiles“ comme les banians et les fromagers se mêlent à des fruitiers – longaniers, litchiers, jacquiers – sans que leur présence ait une finalité productive. Ils sont plutôt un hommage aux princes fondateurs de la dynastie des Nguyên venus du Nord et introducteurs de ces espèces à la cour de Hué. Car ce qui compte pour un Vietnamien, hors la production horticole des vergers, c’est la grande taille de l’arbre avec l’assimilation qui est faite : plus il est grand, plus il est vieux et plus il est vénérable. Le statut de l’arbre change dans le jardin. Dans la forêt – ce terme comme au Japon désigne indifféremment la masse végétale et la montagne – les arbres sont perçus comme une menace, repère d’esprits malfaisants. Implanté dans le jardin, espace sanctuarisé par l’homme, en rupture avec la nature, il devient un élément protecteur. Son grand âge (= grande taille) atteste que cet être est méritant puisque la longévité est un « don du Ciel ». Mais sa résistance aux intempéries est aussi une manifestation de son pouvoir occulte. Il convient de l'honorer dans les deux cas.

un des tombeaux de la dynastie des Nguyen à Hué (Vietnam)

un des tombeaux de la dynastie des Nguyen à Hué (Vietnam)

temple de la littérature dédié à Confucius à Hanoï (Vietnam)

temple de la littérature dédié à Confucius à Hanoï (Vietnam)

Le bassin quand il existe est de forme stricte, rectangulaire, très différente en cela de ceux des jardins de lettré et des parcs à étang impériaux chinois. Sa fonction prophylactique est essentielle. Alors qu’en Chine l’accès au jardin est protégé des esprits par un mur écran, au Vietnam c’est le bassin qui assure cette fonction. Il faut noter enfin la profusion des plantes arbustives en pot, surtout dans les jardins des temples, plantes à fleurs, odoriférantes ou de vives couleurs, généralement utilisées pour les offrandes cultuelles. Elles ne sont que rarement présentes dans les habitations civiles, sauf celles destinées aux cultes domestiques. Hors de l’aura du lieu du temple, l’usage profane de ces fleurs odoriférantes risque d'attirer des esprits malfaisants.

Dans tout l’Extrême-Orient la contrainte des énormes densités et la rareté des terres disponibles, expliquent que les petits jardins à vocation uniquement de loisir sont quasiment inexistants. Pour ne pas se couper totalement de la nature, surtout lorsqu’on vit dans un appartement, il reste la solution du jardin bonzaï…

au marché des bonzaï de Pékin (Chine)

au marché des bonzaï de Pékin (Chine)

…ou la promenade dans les parcs et jardins ouverts au public.

jardin du Palais impérial à Tokyo (Japon)

jardin du Palais impérial à Tokyo (Japon)

le temps des azalées

jardin du Palais impérial à Tokyo (Japon)

jardin du Palais impérial à Tokyo (Japon)

le temps des iris

Pour conclure

Si les voyages lointains pour aller visiter ces merveilles vous rebutent, sachez qu’il existe des succédanés tout à fait acceptables de ces jardins en France. De quoi alimenter un beau printemps de balade au Post Covid.

POUR EN SAVOIR PLUS :

La totalité de la revue peut se lire en ligne et éventuellement se télécharger mais en procédant article par article (format PDF)

Jean Barrot




























ETHIOPIE – I "NAISSANCE DE L’ETHIOPIE MODERNE (1855-1916)"

Connaissance & Partage

Ayant organisé un circuit à travers l’Ethiopie en 1992 j’avais préparé un certains nombre de documents pour les amis embarqués dans cette aventure. L’actualité violente qui s’y déroule m’incite à vous proposer 2 textes concernant l’histoire moderne de ce pays menacé d’une guerre civile longue, voir d’éclatement.

L’exemple du Soudan voisin ne pousse pas à l’optimisme

NAISSANCE DE L’ETHIOPIE MODERNE

(1855-1916)

En moins de ¾ de siècle, l’Ethiopie sort de l’éclatement féodal et des guerres intestines de la période du « Zemene Mesafent » et acquiert le poids d’une puissance régionale africaine, auréolée du prestige de n’avoir jamais été colonisée, ce qui vaudra à Addis-Abeba de devenir le siège de l’Organisation de l’Unité Africaine en 1963.

1 – UNE TENTATIVE DE MODERNISATION QUI TOURNE COURT : THEODOROS II (1855-1868)

A – UNE VOLONTE DE CENTRALISATION

L'avènement de Théodoros constitue le point de départ de l'histoire de l'Éthiopie moderne. Il nait d’un père petit noble militaire, dans le Qwara, petite province de l’ouest du Begmender, subissant des raids incessants du Soudan. Le monastère où il reçoit une éducation traditionnelle est pillé et détruit lors d’un raid et il échappe de justesse à la mort. Très vite déterminé à rétablir l’antique prestige du royaume éthiopien et très soucieux de justice, il organise un groupe de « pillards » pour protéger les paysans des seigneurs de guerre locaux, redistribuant les butins dont il s’empare. Le récit de ses exploits deviennent rapidement célèbre, et sa petite bande grandit rapidement en taille jusqu'à former une véritable armée. Inquiète, la régente tente de le neutraliser en lui faisant épouser sa petite fille et en le nommant gouverneur du Qwara (1845). Mais sa décision d’en finir avec l’émiettement féodal n’est pas entamée. Exploitant les ressources nouvelles de son pouvoir officiel, il engage la lutte contre les différents potentats locaux. A partir de 1852 il bat successivement tous grands seigneurs des riches provinces du Nord et se fait couronner empereur en 1855 sous le nom de Théodoros II. Puis il entame une campagne militaire sur les provinces du sud, Choa et Wello et l’année suivante l’Ethiopie se trouve réunifiée sous son autorité.

Carte de l’Ethiopie vers 1850

Carte de l’Ethiopie vers 1850

Il engage alors une profonde politique de réforme du pays selon trois axes :

* la construction d’un état centralisé fort. Pour cela, il crée un corps de fonctionnaires payés en nature par le gouvernement, ce qui les dégage de la soumission aux potentats locaux, et met en place un système judiciaire unifié pour tout le royaume. Il est le premier souverain à faire écrire les chroniques royales en amharique et impose cette langue qui devient définitivement « la langue nationale ». Pour accroitre les ressources de l’état et le doter d’un revenu régulier, il récupère une partie des terres de l'Église qu’il redistribue aux paysans qui devront en contrepartie payer un impôt. Très pieux, il est le premier à s’attaquer à l’esclavage promulguant divers édits contre la traite qui ravage le pays avec une grande ampleur. Il entreprend enfin d’organiser un véritable réseau de routes permettant d’uifier l’espace du royaume. Suivant une coutume éthiopienne qui veut que le chef montre l'exemple en débutant le travail, le Négus participe activement à ces chantiers

* la création d’une armée nationale.

C’est un point crucial de son règne. Théodoros II s’est hissé au sommet de l'État par son seul talent militaire et non par la revendication d’une « légitimité salomonienne ». Au niveau de l'organisation, il remplace les différentes forces régionales héritées du Zemene Mesafent par une armée nationale unique. Les soldats venus des diverses provinces se retrouvent dans un unique régiment dont la hiérarchie est modifiée (plusieurs titres militaires créés alors sont toujours utilisés par l'armée éthiopienne). Les soldats reçoivent un salaire pour ne plus se faire entretenir par les paysans et le pillage leur est interdit.

Une légende ? je vous la livre comme trouvée : « Un jugement du Negusse Negest a eu un grand retentissement à l'époque : un soldat ayant ordonné à une paysanne d'égorger une poule pour le nourrir, elle se présente devant le Negusse Negest avec douze poussins privés de leur mère. Le soldat est condamné à les avaler. À la paysanne, une vache est offerte. »

Comme l'armement est principalement constitué d'armes récupérées sur le champ de bataille après une victoire, Théodoros entreprend de créer des manufactures d'armes utilisant les nouvelles technologies d'Europe. Il utilise pour cela les « compétences » de missionnaires européens, qu’il autorise en échange à évangéliser les musulmans ! Un premier arsenal est créé à Meqdela, sa capitale qui comprend 15 canons, 7 mortiers, 11 063 fusils, 875 pistolets et 481 baïonnettes ainsi qu’un stock de munitions.

* L’unification doctrinale de l’Eglise.

Le clergé est divisé en plusieurs courants et au terme d’un siècle et demi de féodalisme, verse dans le régionalisme doctrinal. Il est par ailleurs largement inculte et corrompu, ce qui choque le pieux Théodoros. Après avoir récupéré une partie des terres détenue par l’Eglise qui étaient souvent mises en valeur par des esclaves, il impose la réduction du nombre de religieux par paroisse qui, selon lui, ne doivent compter que deux prêtres et trois diacres et veut lutter contre la prolifération des moines errants. Pour mettre la société en harmonie avec ses convictions, il veut interdire la polygamie et le concubinage, tout en encourageant la conversion des non-chrétiens. Enfin en 1864 il proscrit l'Islam dans tout l'Empire éthiopien. Il s'en prend ainsi aux commerçant musulmans qui sont aussi les principaux marchands d'esclaves et qui ont tout fait pour empêcher la mise en application des édits d'abolition publiés par Théodoros.

B - LA MONTEE DES CONTESTATIONS INTERNES ET LES ECHECS DIPLOMATIQUES.

Mais l’Etat souhaité par Théodoros ne fonctionne pas.

Dix ans de réformes menées à la charge ne parviennent pas à effacer des siècles d’habitudes. Désireux d'assurer un ordre politique et juridique, il constate que seule sa force militaire lui assure le respect. Face aux mesures de centralisation, les chefs locaux des diverses régions reprennent les armes à partir du début des années 60, la rébellion étant particulièrement vigoureuse dans le Tigré et le Begmender. Seule sa supériorité militaire lui permet de soumettre rapidement les mouvements de révolte, mais à peine a-t-il terminé dans une province, qu'un nouveau mouvement se lève. Or sa puissance s’érode au fil du temps : en raison de la dureté de la discipline instaurée et des combats menés dans des provinces dont certains sont originaires, bon nombre de soldats désertent. En 1866, son armée qui a compté au début du règne jusqu’à 100 000 hommes n'en comprend plus que 10 000.

Aux rébellions, s'ajoute le mécontentement grandissant des paysans face la présence permanente des soldats qu'ils doivent nourrir. Car les soldes ne sont pas payées, faute de rentrée des impôts. La série des campagnes militaires a aggravé le processus de paupérisation et le dépeuplement des régions parmi les plus riches. Théodoros perd définitivement le soutien des paysans lorsqu'il annonce la création d'un nouvel impôt destiné à financer spécifiquement le système de garnison national. L'Église enfin bascule dans l’opposition incitant les paysans à lutter contre le souverain qu'elle qualifie d'« arriviste illégitime ». Pour tenter d’enrayer le mouvement, Théodoros fait emprisonner l'Abouna Selama en 1864. Mais surtout, en 1865, Menelik, fils héritier du puissant négus du Choa (Shewa sur la carte), qu’il a fait élever à sa cour pour neutraliser le père, s'échappe de Meqdela, la capitale nid d’aigle de Théodoros. Malgré son affection envers l’empereur, il retourne dans le Choa et déclare l'indépendance de son royaume. En 1867, le Begmender reste l'unique province sous contrôle du Négus. En octobre 1867, Théodoros s'installe définitivement à Meqdela où il séjourne jusqu'à son décès.

C’est de l’extérieur que va venir le coup de grâce.

Face aux révoltes internes, Théodoros cherche à utiliser la diplomatie pour regagner un soutien national. Il fait appel aux puissances européennes, notamment au Royaume-Uni, afin d'obtenir une aide technique et militaire pour contraindre l’Islam au repli.

Mais le Négus ignore tout des nouveaux enjeux diplomatiques de l'époque. Si pour lui la religion est un facteur déterminant, il ne sait pas qu'elle ne compte plus vraiment pour les puissances européennes. Par ailleurs, il ignore aussi l'existence du racisme dans les cours européennes, aux yeux desquelles un « monarque africain n'était rien de plus qu'un chef de tribus avec des titres pompeux. ». Lorsqu'il invoque la « solidarité chrétienne contre l'Égypte musulmane » pour demander le soutien de la Reine Victoria et de Napoléon III contre l’empire Ottoman, il ne sait pas que c’est leur allié essentiel pour empêcher la progression de la Russie orthodoxe vers l’espace méditerranéen. Aussi est-il furieux lorsque les Ottomans s’emparent du couvent éthiopien de Jérusalem sans que les puissances « chrétiennes » ne réagissent. Aussi en 1864, il fait emprisonner l’émissaire anglais et les membres du personnel diplomatique dans sa forteresse de Meqdela. Il compte ainsi « réveiller » les Britanniques, restés silencieux à ses appels.

Après bien des tergiversations en raison des problèmes plus importants qui affectent le monde (guerre de Sécession, révolution mexicaine), le Royaume-Uni envoie, en juillet 1867, une expédition de 32 000 hommes sous le commandement de Sir Robert Napier. Avançant rapidement parfois avec le soutien logistique de seigneurs locaux, les forces anglaises encerclent Théodoros dans sa forteresse de Meqdela (actuellement Mékélé) en avril 1868. Incapable d’en sortir, il fait libérer les missionnaires et les prisonniers politiques puis se suicide. Furieux, Napier ordonne le pillage de Meqdela mettant le feu à la bibliothèque impériale et s’emparant d’objets d'une valeur historique inestimable (régalias, attributs du clergé) dont la majeure partie n’a toujours pas été, à ce jour, rendus à l'Éthiopie, malgré les nombreuses réclamations du pays.

Prise et incendie de Mékélé par les Britanniques

Prise et incendie de Mékélé par les Britanniques

Lorsque les britanniques évacuent le pays, la fragmentation du royaume reprend et c’est le gouverneur du Lasta qui se proclame empereur sous le nom Tekle Giyorgis II, appuyé par une forte armée de 60 000 soldats. Mais l’espoir d’unification semé par Théodoros empêche le retour de la féodalité. Le puissant gouverneur du Tigré qui a collaboré avec Theodoros à l’édification d’un empire puissant et centralisé le vainc et le fait prisonnier en 1872 (il meurt en prison à la fin de l’année), puis se proclame empereur.

2 – LA MODERNISATION SOUS UNE AUTRE FORME :

YOHANNES IV (1872-1889)

A – UNE DEMARCHE PROGRESSIVE

Yohannès IV reprend les lignes de force de son prédécesseur mais fort des leçons du règne passé, il adopte une démarche moins abrupte.

Favorable à l'unité du pays, il laisse néanmoins aux seigneurs locaux une certaine marge de liberté et fait de son mieux pour garder un équilibre politico-militaire entre les gouverneurs de provinces. C’est ainsi que le pouvoir se partage entre Ras Adal, qui lutte contre les mahdiste (derviches) au nord, Ménélik dont l'autorité s'étend sur le centre et le sud de l'Empire et Yohannès IV, qui, tenant le Tigré jusqu'à la mer, veut s’imposer comme leur suzerain. En 1878, après divers affrontements menés par seigneurs locaux interposés, la relance d’une guerre civile est évité et un pacte est conclu entre Yohannès et Ménélik. En échange de sa soumission et de l’arrêt des accrochages, Yohannès sacre Ménélik du titre de Negus du Choa, le reconnaît comme son successeur à la tête de l’empire et lui laisse les mains libre pour étendre son domaine vers le Sud et l’Est. Pour maintenir un certain équilibre, il nomme en 1881 Ras Adal « roi Takla Haïmanot » du Tigré. Mais par ces biais, il fait reconnaître son autorité centrale sur le royaume.

Tout comme son approche de la centralisation, la politique religieuse de Yohannes évite les épreuves de force. Pour encourager le renouveau du christianisme, il demande au Patriarche d'Alexandrie l'envoi de plusieurs Abounas ; la requête est acceptée en 1881. Chacun des 4 évêques nommés se voit attribuer une province dans laquelle il doit s'impliquer pour faire vivre et progresser l’Eglise éthiopienne contre les empiètements des missionnaires occidentaux et la progression de l’islam.

Mais il faut pour cela parvenir à une unité de doctrine. Il convoque donc le concile de Borouméda en 1878, qui voit l'affrontement de trois doctrines : la «Qarra Haymanot », plus généralement appelée «Tewahedo», selon laquelle, il ne faut pas diviser la nature divine et la nature humaine du Christ (une par le Père et une par la Vierge Marie) alors que la doctrine de «Sost Lidat», défendue par les moines de Debre Lebanos soutient la doctrine de la séparation (le Christ est né du Père, de l'opération du Saint-Esprit mais après neuf mois de grossesse de la Vierge Marie). Enfin la dotrine « Qebat » (« onction »), repose sur l’idée que la divinité du Christ découle de l’onction et non de l'incarnation du Fils. Mais ce débat est essentiellement politique puisque Yohannes IV, partisan de la doctrine tewahedo, se trouve en opposition directe avec Ménélik qui soutient la Sost Lidat. Pour réaffirmer sa suzeraineté, il exerce de fortes pressions sur les opposants, fait expulser les récalcitrants et parvient à faire adopter la doctrine tewahedo, comme seul fondement de l'Église éthiopienne orthodoxe. Après un siècle de « négligences », le souverain redonne à l'Église un pouvoir et une mission clairs

Le deuxième point important du concile de Borouméda est la question des musulmans du Wello. La position de Yohannes vis-à-vis de l'Islam est claire puisque dès 1875, un décret indique que les musulmans doivent se convertir. Pour le Wello, en 1878, la solution adoptée est la conversion de masse. Pour la mener à bien, la démarche n’est pas de conviction : seuls les chrétiens pourront rester propriétaires de leurs terres, les autres seront expropriés. La campagne est un « succès » : de 1878 à 1880, on dénombre parmi les convertis 50 000 musulmans, 500 000 Oromos et 20 000 païens.

Au plan militaire il poursuit la politique de modernisation de l’armement, important des canons et des fusils occidentaux parmi ce qui se fait de plus en avance au plan technologique (la France accepte de livrer des « Chassepot » fusil à chargement par la culasse à canon est rayé et doté d’une baïonnette).

D’autres mesures témoignent de sa volonté de modernisation : il est le premier à organiser des représentations diplomatiques du pays. De manière plus anecdotique il favorise l’implantation d’une médecine moderne sous l’égide d’un médecin grec qui intervient à la cour et paye de sa personne en étant le 1er éthiopien à se faire vacciner contre la variole.

B – MAIS COMME POUR SON PREDECESSEUR LE PRINCIPAL SOUCI DU REGNE RESTE LA POLITIQUE EXTERIEURE.

L'Égypte est le premier adversaire externe que Yohannes affronte au cours de son règne. L'intérêt du Caire pour la Corne de l'Afrique, et plus particulièrement l'Éthiopie, s'explique par l'intérêt stratégique que représente la région après l'ouverture, en 1869, du canal de Suez. L'Égypte, en pleine modernisation, compte exploiter les terres agricoles éthiopiennes afin de régler le problème de la dette. De 1872 à 1875, les Égyptiens progressent et Yohannes, occupé à consolider son pouvoir, ne parvient pas à résoudre le problème par la voie diplomatique. À l'exception d'Assab et Obock, respectivement italien et français, tous les ports de la mer Rouge sont sous occupation égyptienne. En septembre 1875, les Egyptiens passent à la conquête du plateau. C’est un désastre : ils perdent la quasi-totalité de leurs troupes et Yohannes récupère un armement moderne (16 canons et 12 200 fusils Remington). Mais cette victoire a aussi un impact psychologique important dans le pays : elle assoie l’idée de la puissance de l’empereur ce qui bloque les velléités d’affrontement avec le pouvoir central.

Expansion de l’Empire éthiopien vers 1896

Expansion de l’Empire éthiopien vers 1896

En 1881, le mouvement mahdiste éclate au Soudan où les rebelles se lèvent contre la présence égyptienne. Les Britanniques pour renforcer leur surveillance du canal, vital pour l’empire des Indes, occupent l'Égypte et tentent de gérer la rébellion soudanaise. En trois ans, les Mahdistes remportent de nombreuses victoires dans le Sud et l'Ouest pour finalement encercler les garnisons égyptiennes de l'est, près de la frontière éthiopienne. La seule voie d'évacuation, en direction de la mer Rouge, passe donc par l'Empire de Yohannes à qui Le Caire et Londres doivent demander une autorisation.

Très réticent à aider les ennemis d’hier, Yohannès cède sous la pression et les promesses anglaises. Un traité est signé en 1885 mais qui se révèle vite un marché de dupe. Contre leurs engagements, les Britanniques attribuent le port de Metsewa aux Italiens qui s’emparent ensuite d’Assab et de Massoua. Les Anglais préfèrent avantager une puissance coloniale faible pour empêcher une montée en puissance de la France dans la région, à partir des ports d’Obock et de Djibouti. Mais les Italiens n’entendent pas se cantonner à la côte et, comme les Egyptiens avant eux, ils investissent progressivement le bas plateau de l’Erythrée. Ils sont stoppés lors de la bataille de Dogali en 1887. Mais Yohannès doit faire face à une menace plus immédiate. Les mahdistes, furieux de l’aide apportée à l’Egypte, attaquent l’Ethiopie à partir de 1886, y effectuant des raids ravageurs : en 1887 Gondar est pillée et incendiée, sa population massacrée. Début 1889 Yohannès organise une grande offensive sur Metemma mais est tué lors de la bataille.

3 – L’AFFIRMATION DE LA PUISSANCE, L’INDEPENDANCE PRESERVEE : MENELIK II (1889- 1913)

A – LE COUP DE TONNERRE D’ADOUA.

À l'annonce de la mort de Yohannes IV, Ménélik se fait proclamer NEGUSSE NEGEST d'Éthiopie, conformément aux accords passés en 1878. Mais la décennie qui s’est écoulée lui a permis de renforcer sa position en conquérant l’Arsi et l’Harar. Aussi sa nomination ne suscite aucun remous dans l’Empire. Il décide de transférer le centre de pouvoir de l’empire dans sa capitale nouvellement créée Addis Abéba et d’y fixer la cour. Afin d’accélérer la modernisation de son armée il signe le traité de Wuchale avec les Italiens en 1889. En contrepartie d’une énorme commande d’armement, il leur accorde la jouissance d’une région du nord de l'Éthiopie, l'Érythrée et une partie du Tigré. Mais les Italiens n’entendent pas en rester là et, trafiquant la version italienne du traité, prétendent établir leur protectorat sur toute l’Éthiopie. Pour soutenir leurs prétentions, ils occupent alors la ville d'Adoua. Ménélik refuse de céder et dénonce le traité de Wuchale le 12 février 1893. La tension monte d’un cran lorsque Ménélik, pour récupérer une ouverture sur la mer joue la carte française : pour relier Addis-Abeba à Djibouti, il accorde en 1894 la concession d’une ligne de chemin de fer reliant sa capitale au port. La France devient de facto la clé de la voie d’accès exclusive aux richesses de l’empire, belle revanche sur les manœuvres britanniques favorisant l’Italie en Mer Rouge.

Conscient du risque pour leurs ambitions, les Italiens passent à l’offensive. La campagne de 1895 leur permet de s'emparer d'une grande partie de la province du Tigré. Mais très vite les Éthiopiens, désormais bien organisés, reprennent l'avantage. Les Italiens décident alors de lancer une grande offensive à Adoua, le 1er mars 1896. À l'erreur fondamentale de sous-estimer leur adversaire, les troupes italiennes ajoutent une mauvaise connaissance du terrain et commettent des erreurs stratégiques fatales. Leurs pertes sont énormes et la victoire éthiopienne est sans appel.

Victoire éthiopienne d’Adoua

Victoire éthiopienne d’Adoua

À une époque où toute l'Afrique est aux mains du colonialisme européen, la victoire d'Adoua a des répercussions mondiales : elle annonce d’autres replis de la puissance européenne. Moins de 10 ans plus tard, le Japon triomphe de l’énorme empire russe ! Le traité de paix signé en 1896 reconnaît « l'indépendance absolue et sans réserves » de l'Éthiopie, et entérine l’expansion du pays vers le Sud et l’Est, doublant la superficie de l'Empire. Mais l'Italie parvient à conserver ses possessions érythréennes issues des territoires contrôlés par les Ottomans. Hormis par la fenêtre de Djibouti, l'Éthiopie reste privée d’ouverture maritime.

B – UNE SUCCESSION PROBLEMATIQUE.

Alors que les grands chantiers de la modernisation du pays sont lancés, tant au plan administratif que technologique, en 1908 Ménélik est frappé de deux crises d'apoplexie et n'est plus en mesure d'assurer le pouvoir. Mais dès 1907 il a organisé sa succession en faveur de son petit-fils Iyassou. De manière significative, malgré l’incapacité de Ménélik, le pays continue à fonctionner normalement, géré par le conseil des ministres. Mais les puissances européennes restent à l’affût, prêtes à se partager le pays en zones d’influence exclusive. A la mort de Ménélik II, Iyassou est porté au pouvoir en décembre 1913, mais sans être jamais couronné. Car dès son installation au pouvoir il suscite des mécontentements.

Voulant poursuivre dans la voie de modernisation du pays, il souhaite établir l'égalité religieuse pour les musulmans au sein de l'Empire : les conquêtes de Ménélik ont eu pour résultat de renforcer leur poids au sein du pays. En 1915, Iyassou leur offre un drapeau éthiopien orné d'inscriptions musulmanes, symbolisant son engagement à tenir sa promesse. En attribuant des responsabilités politiques et administratives à de jeunes intellectuels non issus du rang des notables, il s’aliène l’essentiel du courant conservateur de la noblesse. Au plan international, son rapprochement avec la Turquie ottomane inquiète Anglais et Français en ce début de Première Guerre mondiale et sa politique anticolonialiste en soutien aux Somalis et aux Afars amène les puissances coloniales de la corne de l’Afrique à exercer des pressions sur le conseil des ministres.

C’est de l’Eglise que part le coup fatal. Dénonçant son goût pour « le vin, la musique et les femmes », l'évêque d'Éthiopie, l'abuna Mattéos, excommunie Iyassou en septembre 1916. Il est alors chassé du pouvoir. Une guerre civile débute mais vite enrayée par l’intervention française (mais Iyassou, en fuite n’est capturé qu’en 1921 et alors interné à Harar). À la suite du coup d'État, l’Eglise et la noblesse s’accordent sur la nomination de Zaouditou, fille de Ménélik II, couronnée comme Négus au début de 1917. En cette période d'occupation coloniale du reste du continent, Zaouditou est ainsi la première femme chef d'État d'un pays indépendant. Si elle détient nominalement le pouvoir jusqu’à sa mort, c’est le prince-régent, héritier désigné du trône de l'Empire, le jeune Ras Tafari Makonnen (futur Hailé Sélassié Ier) qui conduit de plus en plus la politique du pays.

Jean Barrot








JARDIN II - "AU TEMPS DES « VILLES TENTACULAIRES"

Connaissance & Partage

JARDIN

II

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AU TEMPS DES « VILLES TENTACULAIRES »

A partir du 19e siècle un tournant radical se manifeste dans les sociétés de la planète. La population mondiale, encore presque exclusivement rurale agricole, bascule dans un processus d’urbanisation intense. L’Europe occidentale, grâce à sa puissance technologique, entraine par son impérialisme le reste du monde dans son orbite. L’exode rural aliment des flux de plus en plus massifs vers les cités industrielles qui forment bientôt un réseau connecté grâce au chemin de fer et à la navigation à vapeur. Cet exode peut être à peu près contenu dans un cadre national – ce qui est le cas de la France – ou déboucher sur une émigration massive – les Etats Unis en recevant alors l’essentiel. Si la croissance des villes européennes peut être décrite sur la durée à partir du 19e siècle comme un processus d’urbanisation – effort d’organisation maitrisée de l’espace – dans le reste du monde, aussi bien pendant la période coloniale qu’après les indépendances, on assiste à un phénomène d’agglomération – entassement de plus en plus démesuré sans plan préétabli – de populations sans autres perspectives que de fuir l’effondrement de leurs ressources d’autosubsistance ou les violences de guerres civiles, sociales, ethniques ou religieuses.

La population planétaire au milieu du 19e siècle est encore inférieure à un milliard et demi alors qu’elle approche désormais les huit milliards (avec un triplement depuis 1950 !), dont plus de 55% sont des “agglomérés urbains” ( je crée ce terme pour rendre compte de mes remarques précédentes).

La problématique du jardin s’en trouve donc fondamentalement bouleversée.

GRANDS JARDINS ET PARCS DE L’ESPACE CULTUREL “EUROPEEN”

La Révolution Française ouvrant les jardins et parcs privés de l’aristocratie à l’ensemble de la population fait naitre en pratique le grand jardin public. Mais bientôt entrainée dans la guerre menée contre l’Europe d’Ancien Régime, la France abandonne la réflexion sur les jardins pour le futur. Elle émerge en 1830 en Angleterre où J.C Loudon, botaniste écossais, préconise de planifier l'édification d'espaces verts à Londres afin d'y améliorer la qualité de vie. Son ouvrage Hints for Breathing Places for Metropolis amorce une longue lignée de travaux qui, préoccupés par l’hygiène épouvantable générée par l’entassement urbain, visent à améliorer les conditions de vie des citadins, bourgeois et prolétaires, mais sans passer par la case révolution.

Le grand jardin aristocratique ne disparaît pas totalement – les monarchies restent encore nombreuses en Europe – mais il se maintient plutôt dans la forme du parc à l’anglaise ou de la forêt réserve de chasse, donc hors de l’espace urbain en pleine expansion. Le jardin public devient la forme emblématique du grand jardin démocratique. J’en retiens ici, pour exemple parmi bien d’autres, le jardin des Buttes Chaumont à Paris et Central Park à New York.

A PARIS

Avec beaucoup de retard sur le reste de l’Europe occidentale dans la politique des jardins publics, la France du Second Empire entre dans le mouvement. Le règne de Napoléon III manifeste la prééminence de la bourgeoisie d’affaires dans la société. Ayant marginalisé l’aristocratie d’Ancien Régime et s’étant débarrassé de la contestation ouvrière par les massacres de juin 1848 (du moins pour une génération), l’empereur mandate Haussmann pour une restructuration de Paris selon une vraie perspective d’urbanisation. On en retient souvent les seuls boulevards et la standardisation des immeubles, sans prêter attention aux réseaux cachés dans le sous-sol, alimentation en eau potable et évacuations par les égouts, qui vont permettre à la croissance séculaire de la capitale de rester vivable. Cet hygiénisme par les entrailles s’exprime en surface par les parcs et les jardins. Les parcs, antérieurement dissociés de la ville, en deviennent un élément incontournable. Cette trame verte devient la structure directrice de l’édification du bâti. Pour faire pendant au bois de Boulogne du Paris huppé de l’ouest parisien, Haussmann entreprend, avec la collaboration de l’ingénieur Alphand, de faire réhabiliter le bois de Vincennes à l’est, aux portes du Paris populaire, saccagé à l’initiative du « tonton » de l’empereur qui en avait fait un terrain militaire déboisé, espace de casernement et de tir…

C’est avec le même souci qu’il attaque la construction du jardin des Buttes Chaumont, dans le nord-est du Paris intramuros. Sur la butte où s’élevait jadis le gibet de Montfaucon, évoqué par F. Villon dans sa Ballade des pendus, une carrière d’exploitation de gypse se développe à partir du 18e siècle. Le lieu sert aussi dans ses portions abandonnées de décharge liée à l’abattage des chevaux et de repère de brigands et d’abri pour vagabonds. Comme la création du chemin de fer de ceinture engendre des travaux de terrassements qui coupent le site des carrières, l’activité extractive se trouve bloquée. L’État achète les carrières en 1863, et Haussmann lance les travaux de restructuration du site. Alphand exploite la topographie tourmentée pour en faire la base d’un jardin à l’anglaise, avec un lac central et son ile accessible par une passerelle, mêlant pelouses et boisements par des espèces diversifiées, réutilisant certaines galeries de mine pour en faire des grottes aux eaux cascadantes. Afin de permettre à la végétation de s’implanter dans le paysage lunaire des décombres miniers, il faut réaliser un apport d’environ 1 million de m3 de terre végétale. Mais le chantier est rondement mené et le jardin est inauguré en 1867.

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3 états de la transformation des Buttes Chaumont : en 1852 (carrières et terrils) ; en 1871 (la végétation reste encore modeste, des calèches circulent dans les vastes allées) ;

aujourd’hui un parc dans sa splendeur (les maitres mots du jardinage “patience et longueur de temps”).

La bourgeoisie dominante y met en valeur son nouveau référentiel de valeurs.

Le jardin public est le lieu où il faut se faire voir au fil de la déambulation dans de larges allées ombragées, bordées de bancs invitant à des haltes d’où l’on peut observer les autres promeneurs, clé pour se situer dans la nouvelle hiérarchie sociale. C’est aussi un lieu de rencontre et de socialisation grâce aux kiosques – le concert publique devient un moment incontournable de la fréquentation du jardin –, aux guinguettes et restaurants – à chacun selon sa bourse –, où toutes sortes d’aventures peuvent se nouer, des plus éphémères aux plus ostentatoires. C’est enfin un rappel nostalgique d’une nature perdue de vue mais largement fantasmée, faite de belvédères, de grottes, de bois mais où le ciment armé des rambardes et des bancs imitant le bois est la modernité du “naturel”, depuis que l’espace urbain est devenu lieu de résidence permanente.

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Felix VALLOTTON = Le jardin du Luxembourg (1895) ; Le ballon (1899- Musée d’Orsay PARIS)

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« Douanier » ROUSSEAU = Les footballeurs (1908) ; Musée Guggenheim, NEW YORK

Auguste RENOIR = La balançoire (1876) ; Musée du Jeu de Paume, PARIS

Seuls les plus riches peuvent s’offrir le luxe d’une résidence secondaire, les bourgeois de la classe moyenne devant se contenter de migrer périodiquement vers des lieux de loisirs comme les villes balnéaires – la promenade des Anglais à Nice (ville devenu française en 1860), le Touquet “Paris Plage”, amorce d’urbanisation de Deauville et de Biarritz –, les villes d’eaux, les villes de jeux greffées sur un casino…

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DAUMIER - Invasion des wagons un jour où l’on fait partir un train de plaisir à 5F de Paris à la mer (1852)

A NEW YORK

Vers 1850, la plupart des New-Yorkais résident au sud de la 38e rue, dans des quartiers surpeuplés et bruyants et les habitants ne disposent que de quelques “espaces verts” aménagés à l'époque, bien souvent les cimetières. Quand la ville de New York commence à s'étendre vers le Nord de l'île de Manhattan un courant d’opinion se manifeste pour réclamer la création d'un véritable espace de verdure, à l'image du bois de Boulogne à Paris (achevé en 1852) ou de Hyde Park à Londres. Un des porte-parole le plus écouté est W.C Bryant, poète et journaliste, explique les bienfaits de la création d’un parc « un grand parc, un vrai parc, qui, par le sain divertissement du peuple, l'éloigne de l'alcool, du jeu et des vices, pour l'éduquer aux bonnes mœurs et à l'ordre. » On retrouve ici le même souci d’hygiène physique et morale comme fondement du vivre ensemble pour éviter les affrontements de classe.

La municipalité cède en 1853, et décide de son emplacement au-delà de la 42e rue. Le terrain ciblé forme un immense rectangle de 341 ha (environ 4 km sur 0,8 km) loin des 25 ha des Buttes Chaumont, mais qui partage avec ce jardin un site initial aussi dégradé : c’est une zone de marécages parsemée d’énormes rochers (des “drumlins”, fruits de l’érosion glaciaire) où vivent de nombreux squatteurs d’une grande pauvreté, en majorité des afro-américains, voisinant avec des immigrés irlandais et allemands, et qui sert de décharge urbaine pour le sud de Manhattan. L’expropriation est effective en 1857 et les quelques hameaux existants sont rasés. Les travaux préparatoires pour lancer l’aménagement du site vont encore durer 3 ans : drainage des marais et constitution de lacs contrôlés, nivellement partiel à l’explosif de certaines zones rocheuses, apport de 3 millions de m3 de terre pour pouvoir assurer des plantations. La guerre de Sécession (1861-1865) retarde le lancement de sa réalisation selon le projet retenu d’Olmsted et Vaux. Ce n’est qu’en 1873 que Central Park est achevé après la plantation de plus de un demi million d’arbres. L’espace s’organise selon 3 thèmes bien caractérisés, parcouru par une multitude de sentiers piétonniers. Dans les parties où les éminences rocheuses ont été conservées, le boisement réalisé permet de valoriser l’aspect pittoresque du paysage obtenu. En d’autres parties, de grands espaces de pelouses évoquent les plaines verdoyantes d'Angleterre. Enfin, en position centrale, un espace « formel », doté d’une fontaine, d’un hall et d’un plan d'eau destiné au canotage, a vocation à devenir un lieu de rassemblement festif. Plusieurs lacs artificiels, dont un important réservoir agrémentent le parc, véritable sanctuaire pour les oiseaux migrateurs. Une route de 10 km environ ceinture le parc, ondulant dans les différentes sections. Conçue à l’époque pour les calèches, elle est de nos jours peu fréquentée par les automobiliste : elle est surtout empruntée par les cyclistes et les adeptes du rollers, les piétons, les coureurs de fond, surtout le week-end et en semaine après 19h lorsque la circulation automobile y est totalement interdite.

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Au fil de mes déambulations dans Central Park en 1992

Mais l’histoire des 2 parcs diverge au fil du siècle écoulé. La maitrise du pouvoir central en France assure la pérennité et l’entretien du jardin des Buttes Chaumont, tandis qu’aux USA, la puissance publique exerce un pouvoir plus épisodique sur Central Park. Le développement de l'automobile offrant aux habitants de la ville davantage de possibilités d'évasion, conduit à une perte d’intérêt pour le parc. En 1895 la Central Park Commission est dissoute et l’entretien n’est plus véritablement assuré. Victime d'un vandalisme grandissant, certains de ses espaces redeviennent progressivement un dépotoir public. Un sursaut s’opère à partir du New Deal lancé par la présidence de Roosevelt. Le parc renait et est doté 19 terrains de jeu, et de 12 terrains de baseball et de handball. La crise financière de New York à partir de 1960 remet en question l’entretien du parc qui devient un lieu d’insécurité totale : profitant de l'absence de surveillance et la nuit d'éclairage public, les gangs investissent progressivement le parc. A l’initiative de l’association des riverains qui fondent le Central Park Conservancy en 1980, une nouvelle réhabilitation est entreprise. Mais c’est grâce aux donations privées et à l’intervention de bénévoles, convaincus que le parc fait partie de leur identité de newyorkais, que le parc retrouve progressivement sa splendeur.

Or, depuis le début du siècle, on observe un phénomène similaire en France : l’appel au mécénat privé vient se substituer au financement public qui se réduit comme peau de chagrin même pour des sites aussi emblématiques que Versailles, Chambord etc., au nom du « poids de la dette » et d’une posture politique : « l’Etat ne peut pas tout ». Ce qui peut conduire à une aliénation partielle du domaine public : la création de la fondation Vuitton dans l’angle nord-ouest du bois de Boulogne en est un exemple parfait. L'implantation du bâtiment de la fondation (magnifique !) se réalise dans le cadre d’une convention d’occupation à compter de 2007, d’une durée de 55 ans, au terme de laquelle le bâtiment, édifié par F. Gehry, reviendra à la Ville. En contrepartie, elle perçoit une redevance forfaitaire annuelle de 100.000 € jusqu’au terme de la convention. Clopinettes : avec une fréquentation en 2017 de 1,4 M de visiteurs ayant déboursés au moins 10€, faites le compte. Mais « Faut payer le sel… ».

Le plan d’aménagement de son jardin renoue avec les principes fondateurs des jardins paysagers du 19e siècle pour inscrire le bâtiment dans une liaison du Jardin d'acclimatation (dont LVMH a déjà la concession) au nord avec le reste du bois de Boulogne au sud.

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DESTIN DU PETIT JARDIN

La multiplication de parcs municipaux ouverts à tous apparaît comme le meilleur instrument de la réforme sociale. Dans l’espace socialisé de la ville le jardin public s’exprime dans la forme du “petit jardin” par le square qui structure un espace-temps spécifique : la proximité et le momentané. Le rituel de sa fréquentation n’obéit pas à celui développé dans le grand jardin. Par sa proximité, il convoque des gens de même niveau social : voir et se faire voir n’a donc pas de sens. Par contre, exprimant un voisinage, il peut faire naitre des solidarités pratiques, peu à l’œuvre dans le grand jardin. Le temps de fréquentation apparaît comme une parenthèse dans un emploi du temps structuré par ailleurs. On s’y rend pour une pause dans le travail, comme une halte entre temps scolaire et retour à la maison pour les enfants, comme un répit dans un quotidien saturé de déplacements. Seuls des SDF peuvent envisager d’y passer la journée…

C’est du coté du petit jardin privé que la mutation est la plus forte. L’exode rural coupe une masse de population d’un cadre et d’activités profondément structurantes autour du jardinage. Dès le milieu du 19e siècle le souci d’hygiénisme et la crainte la contamination révolutionnaire des concentrations urbaines engendrent un mouvement pour l’instauration des jardins ouvriers. En France, une partie du patronat, influencé par le saint simonisme ou vers la fin du siècle par le catholicisme sociale, développe une politique « paternaliste » par la création de « cités ouvrières ». Classe en formation, le prolétariat doit s’adapter à un rythme de travail totalement déconnecté des temporalités agricoles et par le nombre des chantiers qui s’ouvrent, les ouvriers sont extrêmement mobiles, saisissant les moindres opportunités du monde qui nait. Pour les industriels, fidéliser les gens qu’ils ont formé à ce nouveau rythme et qui ont révélés des compétences devient un enjeu économique. La cité ouvrière en est une réponse. Associée à l’entreprise qui la crée, elle permet d’attribuer un logement décent (aux normes du moment) assorti d’un jardin. Par l’autoproduction alimentaire de l’ouvrier, qui valorise son savoir paysan, le patronat peut faire une économie sur les salaires. Et par l’encadrement urbain qu’il crée dans la cité (église, école dispensaire) il s’assure du contrôle de la vie des ouvriers hors du temps de travail. Ces jardins « les éloignent aussi des cabarets et encouragent les activités familiales au sein de ces espaces verts » (père F. Volpette, fondateur des jardins ouvriers à Saint Etienne). Cependant, ces solutions sociales, au-delà de l’affichage publicitaire, restent très ponctuelles et limitées.

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Ces cartes postales du début du 20e siècle nous permettent de découvrir l’intervention sociale de

2 grandes entreprises, MICHELIN à Clermont Ferrand et SCHNEIDER au Creusot

L’extension du petit jardin associé au logement mais déconnecté de l’entreprise est porté par le mouvement des « cités jardins » théorisé par un urbaniste britannique Ebenezer Howard en 1898 dans son ouvrage « To-morrow : A peaceful path to real reform ». Dans sa volonté de désengorger l’agglomération par l’organisation d’une ceinture de « villes nouvelles » où le foncier est maitrisé par la puissance publique pour le soustraire à la spéculation, il concrétise la boutade d’Alphonse Allais : « Les villes devraient être construites à la campagne, l'air y est tellement plus pur ». Comme Howard prévoit une ceinture maraichère approvisionnant la ville, le petit jardin peut s’émanciper partiellement ou totalement de la production potagère et devenir un espace de loisir et de représentation.

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Esquisse pour le développement d’une cité jardin à Dieppe (1921), la cité Bonne Nouvelle.

Mais dès le milieu du 19e siècle cette idée s’est manifestée dans la pratique de la bourgeoisie huppée. En 1853 la création de la “villa Montmorency” à Passy dans le 16e arrondissement de Paris fait naitre une résidence fermée, régie par un strict règlement de droit privé, destinée à abriter des « maisons unifamiliales de campagne et d'agrément ». Hors les murs, en écho aux cités « ouvrières », des cités « bourgeoises » vont se constituer. Le prototype en est Le Vésinet dans une boucle de la Seine de l'Ouest parisien. Le lotissement est édifié à l’emplacement d’une forêt, détenue à l’origine par les 4 communes riveraines. La commercialisation des lots débute en 1858 assortie d’un règlement de copropriété très contraignant destiné à conserver l’allure d’un parc à l’anglaise : édification de maisons individuelles, entretient contrôlé des jardins, interdiction de toute activité industrielle et liste limitée des activités économiques pouvant y fonctionner. A l’achèvement du lotissement, détaché des communes initiales, il est érigé en commune de plein exercice en 1875.

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LE VESINET aujourd’hui et sa limite avec la commune populaire de LE PECQ (images satellites)

Il est le prototype des « communautés closes » qui prolifèrent de nos jours dans les meilleurs espaces du tissu urbain dans le monde. Aux USA, les « gated communities », espaces gardiennés vivant sous le régime privé d’un règlement de copropriété, abritant des villas ou des appartements (“condo ”) disposant de communs agréables (jardins et espaces verts, piscine, salle communautaire, salle de gym, court de tennis, espaces de bbq, etc.) constituent de véritables agglomérations telle Phoenix en Arizona. Elles sont un véritable miroir inversé du bidonville, ghetto de riches contre ghetto de pauvres, ségrégation spatiale qui mine la possibilité de faire société, et qui ruine l’idée même de contribution financière à l’entretien et à la pérennité de jardins publics.

Une dernière étape de l’émancipation du petit jardin, cette fois par rapport au logement, réside dans la création des jardins familiaux et des jardins partagés. Par la maitrise foncière, la puissance publique peut créer un périmètre dans lequel des lots sont attribués pour le jardinage, pratique autour de laquelle tout un réseau de socialisation, d’échange de savoirs (l’exode rural est un si lointain passé), de découverte des rythmes de la nature et des techniques de protection environnementale, qui déborde de très loin la capacité productive de ces jardins. Dans certains cas, c’est par le squat d’un délaissé urbain trop souvent transformé en déchetterie, que peut naitre un jardin à l’initiative de citoyens. En situation d’occupation précaire et délictueuse, ceux-ci doivent en permanence lutter pour obtenir la reconnaissance de leur travail au bénéfice de la collectivité et obtenir une légalisation de leur occupation. Le petit jardin se révèle alors comme l’expression sans masque d’une pratique de base de démocratie, socialisant des populations jusque là anomique. créer du lien social dans des zones souvent difficiles

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A New York, des citoyens lassés des friches urbaines qui les entourent décident d’investir ces dernières pour les transformer en jardins communautaires de quartiers. L’initiative est lancée en 1973 par une artiste Liz Christy qui avec ses amis investit un délaissé à l’angle nord est de Houston street et Bowery street dans Manhattan. En quelques années, le mouvement se répand à travers toute la ville. Prenant conscience de leur rôle décisif dans la lutte contre la ségrégation raciale et sociale, la municipalité de New York lance en 1978 le programme Green Thumb afin d'aider au développement de ces parcelles. Le respect de l’environnement est une valeur forte des jardins communautaires et en 2015, il existe plus d'un millier de “community gardens” à New York.

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Cette carte localise les espaces verts et les jardins de Paris intra-muros. Mais attention : les cimetières sont incorporés dans cette carte, tous les jardins mentionnés ne sont pas nécessairement en accès public et les tout petits jardins même publics n’y figurent pas vu l’échelle de la carte :

le jardin partagé Le Nid du 12e ne fait que 43 m2 !

AUX JARDINS DES ARTS

Vers la fin du 19e siècle, une métamorphose majeure se manifeste dans le petit jardin avec le développement du courant impressionniste en peinture. Le type d’aménagement en cours à l’époque était le style pittoresque, soit de vastes parcs verdoyants aux lignes ondulées, remplis de pelouses et d’arbres, avec un petit lac et un ruisseau et souvent des sculptures ou des pavillons, mais presque sans fleurs. Gertrud Jekyll (1843-1932), handicapée par sa vue, doit renoncer à la peinture et s’oriente vers l’aménagement paysager. Mais de son enfance à la campagne, elle conserve un intérêt pour le petit jardin des cottages, caractéristiques de la classe moyenne britannique. Plutôt que la structure du jardin, c’est sa palette de coloris qui devient la trame de ses réalisations. Elles portent sur l'équilibre des couleurs, privilégiant les « mixed-borders » pour assurer une permanence de floraison du printemps à la fin de l’été et s’attachant aux textures et senteurs du jardin (plantes couvrantes, grimpantes, rosiers).

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Son insistance sur la présence des rosiers dans le jardin lui vaut en hommage posthume la création en 1986 par D. Austin d’une rose à son nom, porté par un arbuste de taille moyenne, robuste et très florifère, à grosses fleurs rose foncé au parfum de rose ancienne.

Et elle innove encore en privilégiant les courbes dans les plates-bandes, qui majoritairement restaient encore strictement rectangulaire.

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Malheureusement sur plus de 400 jardins créés, seuls quelques-uns nous sont parvenus, souvent restaurés. Son rayonnement déborde largement de l’Angleterre et devient un standard de l’aménagement des jardins des peintres. Le jardin emblématique de ce style est bien sûr, celui de Monet à Giverny qui va s’adjoindre, au delà de la route qui borde son terrain, d’un jardin « japonais » dédiés au nymphéas, ce qui va lui valoir des ennuis avec les paysans des environs, l’eau du ruisseau ayant traversé le bassin des nymphéas étant suspectée de pouvoir empoisonner leur bétail. L’entreprise de Le Sidaner à Gerberoy va recevoir un tout autre accueil. Tombé amoureux du village où ne réside qu’une centaine de paysans, il achète une vieille maison entre l’église et la muraille en partie effondrée des anciennes fortifications dont il entreprend la restauration. Mais il se concentre aussi sur la création d’un jardin dans l’esprit de Gertrud Jekyll, tout en jouant sur les effondrements pour aménager des terrasses miniatures.

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Récemment restauré, le jardin de Le Sidaner est un bijou trop méconnu.

Le peintre avait installé son atelier sur la plus haute terrasse au milieu d’une roseraie.

Parvenant à convaincre les habitants de nettoyer et de fleurir les rues du village, il obtient le soutien du Touring Club de France. A l'entrée de chaque maison, dans les rues, on plante des rosiers, les ruelles se transformant en allées de cottages anglais. Gerberoy devient un prototype pour la création des « villages coquets » aujourd’hui « villages fleuris ». En 1928 enfin une fête de la Rose est instaurée qui perdure jusqu’à nos jours.

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Le jardin blanc au crépuscule (1912, Musées royaux des Beaux Arts BRUXELLES)

Le déjeuner ( 1910-19, détail)

Une précision cependant : Le Sidaner ayant bien vendu tout au long de sa vie, son œuvre est majoritairement dans des collections privées et Gerberoy n’en conserve aucune œuvre

Une dernière innovation dans le petit jardin est due à Vita Sackville-West (1892-1962) qui est à l’origine de la création du jardin de Sissinghurst à partir de 1928. Reprenant et poussant à son terme la logique des travaux de Lawrence Johnston pour le jardin du Serre de la Madone à Menton, elle préconise de diviser le jardin en «pièces», comme il y en a dans une maison, et de considérer chaque « pièce » du jardin comme une pièce à décorer différemment, tout comme dans un intérieur.

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Le terrain (5 ha environ mais pour plus des 2/3 consacrés à un espace paysan, un verger et un étang canal) est compartimenté en 10 espaces fermés. Des haies d'ifs à hauteur d'homme, soigneusement taillés et des murs appartenant aux anciens bâtiments en forment les clôtures dans lesquelles s’ouvrent des passages. Chacun des « jardins dans le jardin » obéit un thème bien défini ; c'est ainsi qu'on trouve le jardin blanc, le jardin aux roses (le plus important) le jardin aux herbes etc.

Mais déjà dans les grands jardins, des « quartiers » sont structurés selon des styles très différents, exprimant la mondialisation à l’œuvre au 20e siècle. Les fabriques exotiques éparses sont remplacées par des jardins organisés selon les normes de l’espace culturel concerné. Les Jardins Albert Kahn à Boulogne conçus par les prestigieux paysagistes que sont les Duchêne, père et fils, sont édifiés entre 1895 et 1910. Ils offrent : un jardin japonais, modernisé en 1990 mais dont les bâtiments ont été ramenés du Japon en 1898 ; un jardin à la française doté d’une roseraie et d’un jardin d’hiver sous une vaste serre ; un jardin anglais et ses fabriques autour d’une rivière ; et 3 forêts distinctes : une vosgienne, qui évoque le paysage de son enfance, perdu lors de l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne en 1871, une bleue (cèdres de l’Atlas et épicéas du Colorado) qui a pour sous-bois un parterre d’azalées et de rhododendrons autour d’un marais, et une dorée constituée de bouleaux avec en sous-bois une strate de hautes graminées.

Le jardin d’inspiration japonaise connaît une vogue ininterrompue depuis un siècle : je retiendrai pour notre temps la création, sur une dalle de béton couvrant un parking, du jardin japonais de Monaco (1994) ou, plus près de nous, celui de la Bambouseraie d’Anduze, le “vallon du Dragon”, créé en 2000.

Mais au delà de ces transferts culturels, les jardins sont désormais des lieux d’innovation totale, du parc Guell de Gaudi à Barcelone (1900-10) au Jardin d’émail de Dubuffet (1974) près d’Otterlo ; des serres monumentales de Schönbrunn (1882) au mur végétal des halles d’Avignon (2005), du jardin cubiste de la villa Noailles à Hyères (1925) au “jardin en mouvement” du parc Citroën à Paris (1986-92) …

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Le jardin public a cependant au fil du siècle perdu le rôle structurant et conducteur du développement urbain qu’il accompagnait au 19e siècle. Il s’insère désormais comme « espace vert » dans une trame prédéterminée par la construction des logements et des équipements, souvent en position résiduelle (les jardins de squat). Il est symptomatique que les 2 grands jardins publics développés à Paris, le parc de La Villette (1982) et le parc André Citroën (1992) soient édifiés dans les espaces libérés par des activités économiques intramuros abandonnées : les abattoirs et l’usine de construction automobile.

L’engouement pour les jardins et parcs qui se manifeste à partir de la fin du 19e siècle en France conduit à l’adoption d’une loi en 1906 qui les incorpore aux « sites naturels de caractère artistique » et aux « monuments historiques », assurant ainsi leur protection contre toute destruction ou altération. Le temps de l’Entre 2 guerres et la période de reconstruction font passer ce souci des jardins à l’arrière plan des préoccupations des politiques. Bien que créées en 1906, les Floralies ne reprennent vraiment vigueur qu’à partir des années 60, en particulier avec la création du parc floral de Paris en 1969. Dès lors l’intérêt pour les jardins touche un public de plus en plus large comme visiteurs, mais aussi comme créateurs, avec pour finalité de montrer leurs réalisations. Au début des années 80 l’Etat crée une mission de pré-inventaire qui identifie plus de 9000 jardins, dont beaucoup sont privés, dignes d’intérêt pour une protection au titre de la loi de 1906. Au sein de cet ensemble, un groupe d’environ 500 est retenu pour bénéficier du label de « Jardin remarquable » créé en 2004. S’il procure des avantages administratifs et légaux, il oblige à un entretien régulier et à une ouverture au public. L’attribution de ce label est réactualisée tous les 5 ans.

Alors si vous m’avez suivi jusque là, n’hésitez pas à rendre visite aux jardins labélisés et glorieux, comme aux plus modestes, souvent plein de charmes, dès la fin de la « glaciation COVID ».

N.B = Dans mon chapitre 3, je vous emmènerai en Extrême Orient…

A bientôt.
Jean Barrot


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Voici quelques titres actuellement disponible dans la Librairie la Géosphère :





















COCASSE CAUCASE - VIGNETTES DE VOYAGE SEPTEMBRE - OCTOBRE 2017 VINCENT ET CLAIRE FAUVEAU

Connaissance & Partage

Vincent et Claire Fauveau

On parle beaucoup du Caucase, et depuis longtemps. En fait depuis la nuit des temps. Berceau de l’humanité, berceau du christianisme, berceau des nationalismes régionaux. Pourtant on n’en connaît pas grand chose : qui est capable de dire où est l’Ossétie du Sud ? de donner le nom du dictateur Azéri ? ou de dire la proportion de musulmans en Géorgie ?

C’est simple il faut y aller ! Et y passer du temps. Ou alors lire beaucoup de livres, documents, romans, articles et revues sur la question, sur les innombrables questions qui agitent le Caucase. Nous avons bénéficié d’un concours de circonstances unique, qui nous a permis de voyager non pas comme des routards, ni comme des représentants de commerce, ni comme des humanitaires, ni encore comme des touristes en troupeau, mais comme des pris en charge n’ayant aucune inquiétude logistique ni financière, invités que nous étions par notre ami Johannes, qui était le représentant coordinateur régional pour le Caucase du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR pour ceux à qui ça parle). En conséquence, nous n’avons apporté avec nous que des documents, beaucoup lus ou parcourus avant de partir, et nous avons bénéficié à chaque instant du voyage des conversations avec notre guide-mentor ainsi que de ses connaissances étendues et documentées sur la région. Nous nous sommes concentrés pendant ces courts dix jours sur la Géorgie et l’Arménie, laissant de côté pour le moment l’Azerbaïdjan, troisième pays du trio caucasien. Cela veut dire qu’il faudra revenir, en particulier pour dévider l’écheveau du Nagorny Karabagh, cette province "disputée", qui nécessite un voyage à lui tout seul.

Presqu'île du lac Sewan, Arménie, en bordure du Nagorno-Karabah

Presqu'île du lac Sewan, Arménie, en bordure du Nagorno-Karabah

Ce qui suit n'est pas un cours de géopolitique, mais une collection de quelques vignettes éparses. Regards naïfs d’un observateur curieux, peu compétent en géopolitique, mais aux yeux ouverts.

L’histoire de la constitution, puis de l’éclatement de l’empire soviétique, en tout cas en ce qui concerne le Caucase, mérite d’être relue. On en a un aperçu quelque peu optimiste en visitant le Musée Staline à Gori (ville de naissance du « petit père des peuples » au cœur de la Géorgie). Son panégyrique passe sous silence les fameuses purges qui auraient été responsables de la mort de 10 millions de gens. On reviendra sur le Musée.

Joseph Staline en jeune révolutionnaire au musée de Gori

Joseph Staline en jeune révolutionnaire au musée de Gori

En gros ça s’est mal passé, non seulement lors de la constitution de l’URSS, mais aussi et surtout à sa dissolution. Les Caucasiens sont là pour en témoigner, d’autant plus qu’ils avaient subi dans leur histoire le joug de pas moins de sept empires : les Perses achéménides, les Grecs, les Perses encore (Sassanides), les Mongols, les Romains, les Arabes, les Perses encore, les Ottomans, le Russes tsaristes, puis les Soviétiques, dont ils viennent de se débarrasser (quoique…) Destinée invraisemblable. Résultat : aujourd’hui tous les pays du Caucase sont «amputés» de 15 à 25% de leur territoire initial, et cela cause des milliers de déplacés et de réfugiés, et de gros risques de confrontations, qui font le jeu des grandes puissances.


Une des premières choses qui frappent à l’arrivée dans le Caucase, c’est la proportion de «Caucasiens» (au sens ethnique du terme, racial comme disent les Américains) qu’on rencontre : que des blancs de peau, bruns, blonds ou roux de poil, pas d’alternatives de couleur. Les hommes sont dans la majorité baraqués, bedonnants et moustachus, et les femmes blondes, mamelues et fessues. Enfin après un certain âge…

Miss Georgie

Miss Georgie

Mais il n’y a pas de caractéristique ethnique remarquable comme dans beaucoup d'autres pays visités. Si le Caucase a été de tous temps un carrefour de voyageurs, de migrants et de guerriers de tous bords, rien n’indique qu’on est en Asie.

Ah, mais sommes-nous en Asie, me direz-vous ? Eh bien il semble que non. Si techniquement, géographiquement, la démarcation avec l’Europe est le détroit des Dardanelles (ou celui du Bosphore), le pourtour de la Mer Noire peut être considéré comme encore européen, d’autant plus que les pays caucasiens sont issus d’une entité qui se voulait européenne, l’URSS. Des trois pays, c’est manifestement la Géorgie qui se réclame la plus européenne : on est d’ailleurs accueilli dès l’aéroport, et dans tous les bâtiments officiels du pays, par le drapeau européen au côté du drapeau national. La Géorgie a déposé sa demande d’adhésion à l’Union Européenne, et attend toujours la réponse…

Drapeaux géorgien et européen célébrant la demande d’adhésion

Drapeaux géorgien et européen célébrant la demande d’adhésion

L’Arménie et l’Azerbaïdjan non, première indication des inimitiés entre les trois. La Géorgie va-t-elle aussi adhérer à l’OTAN ? Ce serait inacceptable pour la Russie, qui garde un œil sévère sur ses marches... Et pourtant, la diversité ethnique de ce petit territoire qu’est la Géorgie est effarante : Géorgiens de souche, Arméniens, Azéris, Turcs, Russes, Grecs, Allemands, Ukrainiens, Tchétchènes, Kystes, Kurdes, Assyriens, Daguestanais, Abkhazes, Ossètes, Meskhètes, Adjares, Kakétiens, Gouriens, Ratchvélis, Mingréliens, Imérètiens, Kartliens, Touches, Svanes, Mtioulétiens, Khevsoures, et j’en passe... Si on considère que chaque groupe parle sa langue, et que la langue géorgienne qui les fédère est une langue impossible venue du fond des temps (origine sanscrite ou mésopotamienne ?), on ne s’étonne pas des divergences de vues entre tous ces gens. Chez nous on parle de communautarisme, là-bas on est Géorgien…

Qui se souvient de la « guerre-éclair » de Sarkozy ? Le 7 août 2008, à la suite d’un concours de circonstances qu’il serait trop long de détailler, l’Armée géorgienne attaque la capitale Tskhinvali de la République Autonome autoproclamée d’Ossétie du Sud, qui reçoit depuis 1999 l’appui de la Russie. En représailles, l’armée russe pénètre en Ossétie du Sud à partir du Nord, démolit l’armée géorgienne, et pousse jusqu’à Gori en plein territoire géorgien. Il en résulte un imbroglio diplomatico-politique de grande ampleur car la Géorgie appelle l’Europe à la rescousse. Et devinez qui est le Président en exercice de l’UE à cette époque ? Le jeune et fringant Nicolas Sarkozy, justement en quête de notoriété internationale. Il enfourche le conflit, parle avec les grands (Poutine et Obama), et propose un accord, qui est accepté le 20 août. La guerre aura duré deux semaines, la Russie y aura reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la Géorgie a tout perdu, mais la France a gagné des médailles, qui sont encore utiles dix ans après… Nous n’avons pas besoin de visa.

Parmi les hommes d’état géorgiens, quelques-uns ont eu une destinée internationale, au-delà de leurs frontières. On se souvient de leurs noms :

--Bien sûr, Joseph Dougachvili, surnommé Staline, héros de Gori sa ville natale, de l’URSS, et de la 2ème Guerre Mondiale. Dans le musée que Gori lui a érigé, on le voit à tous âges, mais ne parle pas de son demi-frère, « l’autre Joseph », popularisé par le roman de Kéthévane Davrichewy.

--Edouard Chevarnadzé, ancien président du PC de la République Soviétique Autonome de Géorgie, qui fut ministre des affaires étrangères de l’URSS sous Gorbatchev, puis Président de la Géorgie pendant onze ans de 1992 à 2003.

--Mikhail Saakachvili, héros de la Révolution des Roses en 2003, Président tonitruant de 2004 à 2014, exilé en Ukraine dont il devint pour un temps Gouverneur de la Région d’Odessa (oui!), puis déchu de sa nationalité ukrainienne, errant dans les limbes de l’apatridie…

L’eau thermale « miraculeuse » de Bordjoumi, en Géorgie

L’eau thermale « miraculeuse » de Bordjoumi, en Géorgie

Ce soir je tente les bains et le sauna du grand hôtel de conception soviétique qui domine la ville thermale de Borjoumi. C’est la première station d’eaux de l’histoire dans la région, fréquentée par les Tsars et leurs suites d’artistes et de mondains de Saint Petersbourg, munie d’une usine d’embouteillage de 600,000 bouteilles à l’heure (sans compter les canettes), alimentant les restaurants de tout l’ex-monde soviétique, d’Arkangelsk à Vladivostok en passant par Moscou.





Dans la tradition locale, l’hôtel possède un magnifique sauna. Je pousse la porte du bain humide, tente un mouvement de recul asphyxié par l’agression de la vapeur bouillante, persiste et cherche un banc pour m’asseoir dans la brume. Entendant parler autour de moi, je m’intéresse à mes co-cuits. Aucun de parle anglais, mais je comprends que l’un est Géorgien, l’autre Ossétien, l’autre Abkhaze, et le quatrième Russe. De leur discussion animée je ne retiendrai que l’amorce d’un complot qu’ils fomentent pour renverser le gouvernement géorgien et créer un nouvel état dont la capitale serait Borjoumi. Mais j’ai pu me tromper…

Village en Géorgie, dominé par le Mont Kazbek

Village en Géorgie, dominé par le Mont Kazbek

Au cœur du « petit Caucase » dans la Haute Adjarie autrefois farouchement autonome, les routes ne sont pas goudronnées, les cartes ne sont pas précises, et les populations sont restées islamisées depuis le passage des Ottomans. On découvre après l’avoir longtemps cherché le village de Nigazouli où une charmante mosquée en bois peint a été érigée sur le site d’une ancienne citadelle commandant la vallée. Le gardien du musée local nous relate des combats du seigneur local, Nesim, qui ne semblait pas avoir froid aux yeux.

Mosquée en bois peint de Nigazouli, Haute Adjarie géorgienne

Mosquée en bois peint de Nigazouli, Haute Adjarie géorgienne

Après un long périple dans le « petit Caucase » parsemé de villages d’éleveurs, et le franchissement du col de Goderzi à 2050 mètres, nous débouchons sur la ville de Batoumi, grand port sur la Mer Noire, deuxième ville de la Géorgie. Alors là, choc culturel total : une ville immense dont le front de mer exhibe les buildings, gratte-ciels et monuments les plus exubérants, les plus osés, les plus fascinants du monde. Tout est conçu pour impressionner le touriste (russe pour l’essentiel) et lui faire dépenser son fric. Cette station balnéaire récente a bénéficié d’une part du retrait de Soukhoumi maintenant en territoire Abkhaze à deux pas du fameux Sotchi, d’autre part des projets dantesques de modernisation du Président Saakachvili, enfin de la mise à l’écart de la famille régnante Abachidzé en Adjarie qui centralisait, détournait et bloquait tous les projets de développement jusqu’en 2004. Carte blanche aux audacieux, la ville a de quoi étonner les touristes, qui peuvent à toute heure la survoler en ULM. D’autant plus que comme dans le reste du pays, le vin (local) coule à flot, et aucune restriction n’existe sur la consommation d’alcool, si ce n’est la conduite en état d’ébriété (sic, mais elle n’est pas respectée).

Skyline de nuit à Batoumi, Géorgie, la ville de toutes les audaces

Skyline de nuit à Batoumi, Géorgie, la ville de toutes les audaces

A propos de vin, les dépliants géorgiens indiquent qu’il a été « inventé » en Géorgie autour de 6000 ans avant JC, et qu’on y trouve les cépages anciens les plus prestigieux, les vignobles les plus réputés, les arômes les plus délicieux, et les bouteilles les moins chères. Allons donc voir ce qu’il en est au Château de Mukhrani. Situé dans un terroir absolument plat, ce qui est assez rare en Géorgie (et dans le monde viticole), on est accueilli dans un véritable château blanc, avec parc aux arbres centenaires, immenses potager et verger, gigantesques chais, salle de restaurant voûtée, et un chef sommelier arrogant à l’accent américain. C’est la recette du succès : le Château vend beaucoup et son vin est bon.

Château Mukhrani , fleuron viticole de la Géorgie

Château Mukhrani , fleuron viticole de la Géorgie

Depuis l’indépendance, la Russie a déclaré l’embargo sur les vins géorgiens qui, auparavant produits dans les kolkhozes, alimentaient l’immense marché soviétique. Alors les viticulteurs se sont mis à leur compte, souvent aidés par des oligarques oeno-stalgiques, et visent le marché mondial. Presque toutes les régions collinaires du pays se sont mises à produire du vin, avec des fortunes diverses. Le nombre de caves à vin et de boutiques de vente est incroyable dans les rues des grandes villes. Le vin est la première attraction touristique du pays, fortement encouragée par le gouvernement, qui vise les 7 millions de visiteurs par an (pas mal pour une population de 4,5 millions, c’est la même proportion que pour la France).

Vue de Vardzia la capitale troglodytique de la Reine Tamar, Géorgie

Vue de Vardzia la capitale troglodytique de la Reine Tamar, Géorgie

Sur une route de montagne sinueuse et inondée de pluie, en direction de la ville troglodyte de Vardzia, patrie de la reine Tamar, nous nous arrêtons pour prendre deux jeunes auto-stoppeurs Suisses trempés comme des soupes :

« - D’où venez-vous ?

-De Suisse

-Où allez-vous ?

-A Vardzia

-Et vous allez loin comme ça ?

-Jusqu'au Vietnam, en stop…»

Ils portaient des sacs de plus de 20 kilos chacun. Bonne route les petits suisses!...

Le train de nuit Batumi-Erevan en gare de Batumi (vise le ventre…)

Le train de nuit Batumi-Erevan en gare de Batumi (vise le ventre…)

Le train de nuit que nous empruntons à Batoumi sur la Mer Noire géorgienne pour rejoindre Erévan en Arménie a deux locomotives géorgiennes quasi neuves et cinq wagons arméniens très anciens, style transsibérien des années 70, avec des hôtesses peu amènes régnant sur chaque wagon. Comme elle n’a pas le droit de dormir, la nôtre s’ingénie à passer dans le couloir toute la nuit en criant des instructions incompréhensibles. Absolument tous les panneaux amovibles, vissés et dévissables, sont scellés par du gros scotch rouge portant le sceau des Douanes. On ne peut pas se cacher dans les faux plafonds, ni y planquer les marchandises de contrebande...

Tout y est&nbsp;: Le Mont Ararat, l’église arménienne et la vigne…

Tout y est : Le Mont Ararat, l’église arménienne et la vigne…

Le drapeau arménien est charmant&nbsp;: rouge pour le sang de la Patrie, bleu pour la République, et orange pour l’Abricot, fruit national…

Le drapeau arménien est charmant : rouge pour le sang de la Patrie, bleu pour la République, et orange pour l’Abricot, fruit national…

L’Arménie, un peu comme le Kurdistan, s’étendait jusque récemment sur un territoire immense couvrant des régions appartenant à plusieurs pays. Son territoire officiel actuel s’est réduit à une peau de chagrin, à la suite de plusieurs évènements géopolitiques majeurs et désastreux : Le génocide perpétré par les Turcs en 1915 et 1916 (et les massacres dès 1909), puis l’éclatement de l’Union soviétique, enfin les innombrables conflits ultérieurs, en particulier avec l’Azerbaïdjan. Cependant, on trouve des Arméniens dans tous les pays voisins, et la diaspora internationale se monterait à sept millions, contre deux ou trois millions restés au pays (dont un grand nombre continue d’émigrer vers des cieux plus cléments). Ne pas oublier que la famille de Charles Aznavour, comme son nom ne l’indique pas, est originaire de la ville d’Akhaltsikhe au centre de la Géorgie : il y avait dans cette ville une forte communauté arménienne (il reste une église bien visible), et les gens sont partis au moment du génocide, pour se replier vers Erevan ou vers des pays tiers (dont la France pour la famille Aznavour, qui, ironie de l’histoire, s’était vue refuser le visa pour les USA). Aznavour est revenu chanter à Akhaltsikhe en 2012, à l’occasion de l’inauguration de la citadelle (Ribat) rénovée par Saakatchvili.

Citadelle (ribat) d’Akhaltsikhe en Géorgie, avec sa mosquée

Citadelle (ribat) d’Akhaltsikhe en Géorgie, avec sa mosquée

Contrairement à la Géorgie qui respire le dynamisme, la modernité, l’initiative économique et le rapprochement avec l’Europe, avec des audaces architecturales dans toutes les villes, et une grande ouverture aux visiteurs (voir chapitre tourisme), l’Arménie laisse une impression d’un pays beaucoup plus austère, plus sérieux, plus tourmenté (on le serait à moins), et surtout plus lent à se dégager de l’atmosphère soviétique qui l’imprègne encore beaucoup. Quelques exemples : on voit des friches industrielles avec usines rouillées et abandonnées dans tout le pays, en particulier le long du chemin de fer en arrivant à Erevan mais aussi le long des routes du nord ; on voit des barres d’immeubles immenses avec de tous petits appartements, du linge qui sèche aux balcons, alors qu’il y aurait de la place autour ; les routes dans tous les villages et les villes sont bordées de tuyaux à l’air libre, peints de couleur jaune, faisant des angles droits géométriques distribuant le gaz pour le chauffage et la cuisine (c’est maintenant du gaz acheté à l’Azerbaïdjan). L’immense majorité des véhicules sont des modèles soviétiques : camions Kamas, voitures Lada et Volga (marchant tous au gaz liquide), quelques Mercedes, encore moins de modèles japonais)

Les Volga soviétiques marchent encore au gaz , Noratus, Lac Sewan

Les Volga soviétiques marchent encore au gaz , Noratus, Lac Sewan

Enfin l’architecture reste typiquement soviétique : grands bâtiments en pierre et avenues d’Erevan la capitale, monuments et statues monumentales d’allure sévère aux carrefours, allégories diverses. Et des babouchkas partout comme en Sibérie

Donc grand contraste entre les deux pays. La visite au Musée du génocide qui jouxte le monument révèle une grande partie de cette situation : les Arméniens ont souffert, et souffrent encore, des discriminations liées à leur groupe ethnique, comme les Juifs, comme les Roms.

Le Mémorial du Génocide arménien à Erevan

Le Mémorial du Génocide arménien à Erevan

Il paraît que même leur diaspora boude la mère patrie, personnifiée par l’immense statue blanche qui domine la ville d’Erevan. C’est la réplique de la Mère Géorgie qui domine la ville de Tbilissi au-dessus de la citadelle Narikala : chacun sa mère…

Comme lors de chacun de mes voyages, j’ai cherché les représentations liées à la fécondité et à la maternité dans le Caucase. Autre contraste : j’ai trouvé très peu de choses en Géorgie, en revanche beaucoup d’intéressantes avenues en Arménie : déesses mères du néolithique, idoles de fertilité en pierre et en bronze, temples dédiés à Anahit la déesse de l’amour et de la maternité (future Aphrodite). Cela confirme bien d’une part le rôle de berceau de l’humanité de la région, d’autre part l’universalité de la quête humaine pour la fécondité. Chaque année au 31 décembre, toutes les femmes enceintes et toutes les femmes en mal de grossesse de la région de Sanahin se retrouvent sur le parvis de l’église en ruine pour des prières, des chants et des offrandes destinés à appeler la clémence des dieux (proto chrétiens). Elles portent sur elles de belles grenades éclatées révélant les graines écarlates, symboles de fertilité, qu’elles font bénir par des popes condescendants. Je vais donc ajouter un chapitre à mon livre sur la fécondité dans le monde.

On peut imaginer que le ciel des pays caucasiens repose sur trois gigantesques colonnes de plus de 5000 mètres de hauteur :

--au Nord l’Elbrouz, géant volcanique de 5642 mètres se dressant en Russie juste au nord de la frontière avec l’Abkhazie,

--au centre le Kazbek, autre volcan de 5050 mètres sur le territoire géorgien à la frontière avec l’Ossétie du Nord,

-- au sud le Mont Ararat, autre volcan éteint de 5165 mètres, se trouvant actuellement, par une erreur de l’Histoire, en Turquie. Alors qu’il est le mont fétiche de tous les Arméniens puisque comme chacun sait, c’est près de son sommet que s’est échouée l’Arche de Noé, les Arméniens doivent se contenter de l’admirer de leur côté de la frontière étanche. C’est la dernière avanie faite par les Turcs aux Arméniens, la privation de leur montagne sacrée. En hiver et par temps clair on peut apercevoir l’un ou l’autre de ces trois sommets de n’importe où dans le Caucase, mais nous, nous nous sommes débrouillés pour n’en apercevoir aucun… Triste temps d’automne.

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Cocasse Caucase :

Les premières nations qui ont officiellement reconnu l’indépendance de l’Abkhazie (capitale Soukhumi) furent Nauru, Tuvalu et Vanuatu, totalisant quelques 50 000 habitants. Les deux derniers se seraient rétractés par la suite, ayant reconnu avoir été quelque peu abusés…

Beaucoup de touristes en Arménie, bien sûr les gens de la diaspora parlant toutes les langues, mais aussi des chrétiens du monde entier, viennent voir les vestiges des premières églises de la chrétienté, maintenant gérées par le Patriarche Catholicos (pas très catholique tout ça) dont le Vatican local à proximité d’Erevan s’appelle Edjmiatzin.

Concordat Eglise-Etat au Catholicos d’Edjmiatzin, près d’Erevan

Concordat Eglise-Etat au Catholicos d’Edjmiatzin, près d’Erevan

Comme dans tous les pays orthodoxes, il est de bon ton de baiser les icônes en entrant dans une église, ici à Batumi

Comme dans tous les pays orthodoxes, il est de bon ton de baiser les icônes en entrant dans une église, ici à Batumi

Un diasporaman audacieux avait amené son drone et prenait des vues panoramiques du site pour en faire profiter au retour ses vieux parents restés chez eux. Nous avons rencontré une mission médicale américaine venue du Nébraska, venue pour opérer les cas inopérables sur place, dirigée par un obstétricien gigantesque qui s’était malencontreusement coiffé (pour rire) d’une casquette de maréchal soviétique : le comble du bon goût.

Beaucoup de propriétaires de véhicules s’improvisent guides touristiques en mettant des grandes affiches sur leur voiture pour attirer le client. Nous tombons sur un qui parle bien français, puisqu’il a passé cinq ans dans un village de l’Ariège (!), faisant la navette quotidienne entre l’Andorre et Toulouse pour écouler un business juteux de cigarettes de contrebande… Il est rentré triomphalement au pays au volant d’une Mercédès.

Temple grec de Mithra à Garni

Temple grec de Mithra à Garni

Au programme des visites touristiques en Arménie, un véritable temple grec de style ionique à Garni, avec vue sur le mont Ararat quand il fait beau, construit par les Macédoniens d’Alexandre. Image déroutante : on s’y croirait (en Grèce), sauf que le temple est construit sur un sanctuaire anciennement dédié à la vigne et au vin. Les vins arméniens tentent la concurrence avec les vins géorgiens, avec leurs cépages originaux. Le château Arni dans le vignoble proche d’Erevan vient de se doter comme beaucoup d’autres d’un sommelier œnologue français prénommé Didier, qui devrait faire la prospérité de la maison (et la joie de l’hôtesse arménienne qui l’a invité).

Il paraît que dans les montagnes arméniennes, (et pas que dans les montagnes) les gens s’ennuient un peu pendant les longues soirées froides d’hiver. Ils ont développé un artisanat de fabrication de vodka locale (aussi appelée chacha en Géorgie), en distillant dans leur arrière-cour tous les fruits collectés pendant la saison chaude, prunes, pommes, poires, coings, grenades( ?) et baies diverses. Il semble que ça réchauffe plus rapidement que le vin, et c’est moins cher…

A proximité d’un ancien caravansérail situé à 2300 mètres d’altitude, un vendeur de souvenirs parlant français propose des litres de vodka "made at home" pour résister au froid.

A proximité d’un ancien caravansérail situé à 2300 mètres d’altitude, un vendeur de souvenirs parlant français propose des litres de vodka "made at home" pour résister au froid.

En Arménie le pain national s’appelle "Lavache", et il est cuit à l’intérieur du four tandoori comme au Pakistan.

En Arménie le pain national s’appelle "Lavache", et il est cuit à l’intérieur du four tandoori comme au Pakistan.

Mais Dieu veille, et il voit partout. On trouve à Noravank la seule représentation existante de ce personnage craint et admiré, en bas relief sur le fronton de l’église… Ils ont osé !...

Image unique de Dieu, bas relief de l’Eglise de Noravank, Arménie.

Image unique de Dieu, bas relief de l’Eglise de Noravank, Arménie.

Mais dans ce pays berceau d’un christianisme primitif tout miracle est possible et, en le visitant, vous pourrez peut-être y retrouver la santé !

Pub pour le «&nbsp;Tourisme Médical&nbsp;» en Arménie, &nbsp;: si vous n’y allez pas pour jouir du paysage, allez-y pour vous faire soigner&nbsp;! (non il ne s’agit pas d’un échantillon de vin blanc géorgien, mais de votre pipi… Il paraît qu’ils son…

Pub pour le « Tourisme Médical » en Arménie,  : si vous n’y allez pas pour jouir du paysage, allez-y pour vous faire soigner ! (non il ne s’agit pas d’un échantillon de vin blanc géorgien, mais de votre pipi… Il paraît qu’ils sont très forts)























JARDIN - I "UN TOUR AU JARDIN ? Où VEUT-IL NOUS CONDUIRE ?"

Connaissance & Partage

JARDIN

I

Il y avait un jardin

C'est une chanson pour les enfants qui naissent et qui vivent
Entre l'acier et le bitume, entre le béton et l'asphalte,
Et qui ne sauront peut-être jamais
Que la terre était un jardin…

Georges Moustaki

En ces temps de confinement, l’appartement urbain apparaît comme un lieu carcéral où l’on est physiquement coupé des autres, voisins, amis, passants inconnus mais qui par la magie d’un regard, d’un geste, pourraient participer au cercle de sociabilité que chacun s’efforce de construire. Et aussi coupé de la “Nature”, assimilée à l’espace fondamental de la liberté, où l’on peut muser, courir, nager, pédaler, grimper, en ces lieux fascinants que sont la mer, les plages, les forêts, les montagnes.

Aussi cette sensation de réclusion a-t-elle été très atténuée par la possession d’un jardin, espace intermédiaire entre le tout minéral de l’immeuble et l’espace ouvert des prés, des champs, des eaux et des bois, de la “Nature”, en somme. Mais un grand nombre d’entre nous ne bénéficie pas même d’un balcon. Alors un jardin !

Je vous propose donc, puisque nous voilà de nouveau astreint au confinement, de faire avec moi un tour au jardin en compagnie d’artistes, avant de vous proposer de découvrir, dans mes interventions suivantes, quelques jardins où j’ai aimé me balader, en France et dans le monde.

Maitre du « Livre des prières » Oisiveté guide l’Amant au Jardin (miniature du ROMAN DE LA ROSE; vers 1500) ; British Library, LONDRES.

Maitre du « Livre des prières » Oisiveté guide l’Amant au Jardin (miniature du ROMAN DE LA ROSE; vers 1500) ; British Library, LONDRES.

Et maintenant suivez le guide…

UN TOUR AU JARDIN ? Où VEUT-IL NOUS CONDUIRE ?

Le jardin a l'ambition d'être une image du monde mis en ordre à l’échelle de l’homme par un acte de création qui distingue nettement un dedans, le jardin, et un dehors, l’espace de la nature ou de l’urbain. Cette création suppose une domestication des plantes et la maitrise des techniques agricoles – dont la clé de voûte est la maitrise du cycle de l’eau – pour imposer, obtenir le développement et l’abondance végétale que l’environnement naturel n’assure pas toujours.

Selon les recherches archéologiques, il est probable que le « jardin » est né en Mésopotamie, plus de trois mille ans avant notre ère, comme corolaire de la domestication du palmier, permettant par son ombre de ménager des strates basses de végétation dans une ambiance semi désertique. Mais la spécificité du jardin est de ne pas être associé à la production agricole vivrière : pour cela il y a la campagne et ses paysans, libres ou le plus souvent soumis au pouvoir. Sa finalité est le luxe et le plaisir de ces mêmes détenteurs du pouvoir avec l’alibi du sacré de leur position. Considérés comme une des 7 merveilles du monde antique, les « jardins suspendus de BABYLONE » ont fait couler beaucoup de sueur chez les archéologue sans qu’ils en trouvent l’amorce d’un vestige. Mais des découvertes archéologiques réalisées dans les années 1990 – avant que le Moyen Orient ne sombre dans les horreurs de la guerre engagée par les Etats Unis – ont changé la donne : ces jardins suspendus ont bien existé mais à NINIVE, plusieurs siècles avant l’apogée de BABYLONE. La confusion viendrait de la vision grecque, plutôt confuse quant aux subtilités de la longue histoire de la Mésopotamie.

Ces deux fresques assyriennes datées du 9e-8e siècles avant notre ère nous présentent le don du palmier aux hommes par les divinités (MET, NEW YORK) et la tenue d’un banquet impériale dans un jardin, sous une treille (British Museum, LONDRES)

Ces deux fresques assyriennes datées du 9e-8e siècles avant notre ère nous présentent le don du palmier aux hommes par les divinités (MET, NEW YORK) et la tenue d’un banquet impériale dans un jardin, sous une treille (British Museum, LONDRES)

Le sacré de l’espace du jardin s’affirme par la clôture (comme le posera quelques millénaires plus tard Romulus lors de la création de Rome). La miniature illustrant le Roman de la Rose est sans ambigüité. Le dedans, protégé par un mur crénelé et à la porte verrouillée, le jardin, réunit et résume ce que la nature peut offrir de meilleur mais à l’état dispersé et désordonné : arbres fruitiers, fleurs sur tiges, prairie fleurie, eaux abondantes, oiseaux. Cet environnement exprime aussi la finalité de sa création : par les rencontres, il assure la socialisation du bonheur de vivre de l’humanité. Même seul dans un jardin, on reste redevable à d’autres de la création de cet espace, de son organisation, parterres, cheminements, de leurs choix des végétaux et du soin à lui apporter, car un jardin c’est de la vie proliférante qui peut vite devenir envahissante et obstacle à la présence humaine.

Dans l’imaginaire chrétien médiéval, ce sacré est aussi promesse d’un retour au jardin d’Eden dont l’humanité, à peine créée, fut chassée par la faute d’Eve. Ce retour passe par l’intercession salvatrice d’une autre femme, pure de tout péché, la Vierge Marie.

Maitre du Haut Rhin Jardin de Paradis (Tableau ; vers 1410) – Städel Museum, FRANCFORT SUR LE MAIN.

Maitre du Haut Rhin Jardin de Paradis (Tableau ; vers 1410) – Städel Museum, FRANCFORT SUR LE MAIN.

Pour moi, la clé de cette œuvre est donnée par les trois personnages à droite. Derrière eux, les lys évoque sans doute possible le jardin « hortus conclusus » de la Vierge. Les regards de l’archange et du personnage debout, derrière l’arbre sont tournés vers le 3e, assis, qui contemple fasciné l’espace du jardin qui se déploie à gauche. C’est une vision, la promesse que lui font l’ange et probablement un saint, grâce à la victoire remportée sur le démon : singe au pied de l’ange et “serpent” mort sur le dos (le serpent est ici figuré comme un lézard dragon selon une iconographie courante dans le gothique international finissant). Mais au delà du sacré de ce jardin clos, on peut aussi y voir évoqué une allégorie des 5 sens. Ils nous ouvrent à la connaissance du monde réel, évoqué par la minutie de la représentation des plantes, des oiseaux et des insectes, mais dont il faut reconnaitre la signification symbolique, signification qui doit guider le croyant vers cette promesse.

La conclusion s’impose : le jardin est un espace privé (du prince, de Dieu) permettant une déambulation dans des allées, jalonnées d’aires de repos et de méditations (dans des pavillons, gloriettes, bancs) et un lieu d’accueil ostentatoire pour manifester sa puissance, sa fortune ou son goût dans la maitrise de la “Nature” qui s’y manifeste.

« GRAND JARDIN », « PETIT JARDIN » : UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

A son origine, c’est un grand jardin (je reviendrai dans un autre texte sur la notion de parc). Associé au palais, il exprime la puissance du prince et sert de modèle pour l’aristocratie proche du pouvoir. Le modèle le plus célèbre pour nous est VERSAILLES qui, pendant plus d’un siècle, devient la référence absolue des cours européennes. Il inspire les grands jardins du sud au nord – de NAPLES (Caserte) à SAINT PETERSBURG (Petrodvorets) – et de l’ouest à l’est – de LONDRES (Hampton Court) à ISTAMBUL (Dolmabhaçe) – et même pour une partie des jardins du Palais d’été à PEKIN !

Mais je pense qui faut remonter un peu plus tôt dans le temps pour en voir s’affirmer la conception. A la fin du 15e siècle le château fort, instrument principalement militaire, se trouve déclassé par les progrès de l’artillerie et l’affirmation d’un autre style de vie aristocratique, lié à l’urbanisation qui s’amplifie et, culturellement, à la Renaissance. Un nouveau style de jardin nait en Italie, associé aux loggias et aux larges ouvertures des fenêtres qui donnent à voir le dehors. Tandis que le gothique international importe le jardin dans l’espace intérieur du château, par les tapisseries dites des « millefleurs », le jardin renaissant « à l’italienne » est traité comme un espace prolongeant le pavage des sols intérieurs par des tapis par le pavage des parterres en damier ou en broderies plus complexes (VILLANDRY par exemple).

La vie seigneuriale (ensemble de 6 tapisseries ; vers 1500-1525) La promenade. Musée de Cluny, PARIS

La vie seigneuriale (ensemble de 6 tapisseries ; vers 1500-1525) La promenade. Musée de Cluny, PARIS

Jardin de la villa médicéenne de Castello - FLORENCE (création en 1536) Les parterres restent une strate basse permettant au regard d’embrasser la totalité du jardin.

Jardin de la villa médicéenne de Castello - FLORENCE (création en 1536) Les parterres restent une strate basse permettant au regard d’embrasser la totalité du jardin.

Ce modèle, importé d’Italie principalement par François Ier va connaître une évolution majeure au fur et à mesure que s’impose l’absolutisme royal à partir du règne de Louis XI et qui culmine avec Louis XIV. Le jardin « à la française » adopte un style plus formel et de plus en plus grandiose : une vaste allée centrale organise la vision jusqu’à l’horizon. Aux parterres s’ajoutent des bosquets, de vastes bassins et leurs fontaines, des plans d’eaux entrecoupés de cascades selon la topographie.

P. PATEL – Vue cavalière du Château de Versailles (1668 ; détail)

P. PATEL – Vue cavalière du Château de Versailles (1668 ; détail)

Le château n’a pas encore la forme qu’il va acquérir mais déjà la structure du jardin est en place. Aux yeux de Louis XIV, il comptait plus que le château au point de rédiger lui-même un guide de visite « Manière de montrer les jardins de Versailles » vers 1701. Ce guide, suivi à la lettre par D. Podalydès dans sa visite, a donné lieu à un film « Versailles, les jardins du pouvoir » dont je vous recommande vivement la vision.

J. COTELLE – Le bosquet des 3 fontaines (1688)

J. COTELLE – Le bosquet des 3 fontaines (1688)

Sur ce tableau, 20 ans ont passé depuis celui de Patel. La façade du château a pris l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui. Et Cotelle travaille alors à la décoration du Grand Trianon dont le chantier est lancé.

Ces grands jardins deviennent le lieu privilégié de fêtes somptueuses et de fastueux banquets. D’avoir voulu traiter royalement Louis XIV dans son château de Vaux-le-Vicomte – mais probablement aussi de lui « en mettre plein la vue » – Fouquet en paiera le prix fort.

Si le monarque s’en réserve en principe l’usage, en France le bon peuple des sujets peut accéder sans véritable restrictions aux demeures et aux jardins royaux, à la seule condition d’être convenablement vêtu : « tenue correcte exigée » en somme. Clause que les gardes pouvaient monnayer en louant des vêtements aux visiteurs imprévoyants ou en tenue “limite”. Les seules interdictions catégoriques d’accès, placardées aux grilles du château de Versailles concernaient les prostituées, les moines mendiants et les personnes affectées de la petite vérole…

Dès l’antiquité romaine, à coté des immenses créations impériales de Néron à Hadrien, commence à apparaître un autre modèle, le petit jardin. Il apparaît dans l’espace urbain ou périurbain, associé à la montée d’une nouvelle couche sociale, celle des patriciens possesseurs de “villas” qui, par mimétisme avec les couches dominantes du pouvoir, veut affirmer sa position nouvelle par la création d’un jardin couplé à la demeure, soit en atrium, soit en espace ouvert le plus souvent précédé par un péristyle qui sert d’espace de transition. POMPEI nous en livre quelques beaux exemples. Et la Gaule romanisée n’en manque pas.

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Villa de Vénus à la coquille – POMPEI

Pour ouvrir l’espace du petit jardin, les propriétaires ont fait réaliser sur le mur du fond du jardin une fresque marine illustrant la naissance de Vénus. La transition entre l’espace réel et celui suggéré par la fresque s’organise par la représentation sur les panneaux latéraux d’éléments courants de la décoration des grands jardins : statue, bassin, masques et tintinnabulums, végétation arborée et oiseaux.

A l’effondrement de l’Empire romain, la ruine du réseau urbain et l’émergence de la société féodale font disparaître le petit jardin. Sa tradition se perpétue d’une certaine façon dans les cloitres des monastères mais avec une spécificité nouvelle : le jardin des “simples”, base de la pharmacopée médiévale. La Renaissance amorce son renouveau dans les villas italiennes au fur et à mesure de la reconstitution d’un système urbain. Mais hormis les élites, jusqu’au 17e siècle peu de gens disposent d’un jardin. Il faut se souvenir que près de 80 à 90 % de la population est rurale. A proximité des habitations, les paysans disposent souvent d’un potager, alimentant une production vivrière, mais qui n’est pas perçu comme un jardin, lieu de détente et de socialisation. De même, autour des villes, les ceintures maraichères qui se développent n’ont qu’une vocation productive, d’autant que les engrais les plus utilisés alors sont les eaux “grasses” et les déjections humaines ou animales : « … je ne vous parle pas de l’odeur ! »…

La bourgeoisie, en pleine expansion dans l’Europe occidentale, cherche dans un premier temps à imiter le goût aristocratique (songeons au « Bourgeois gentilhomme » de Molière), avant d’élaborer son propre modèle en réactivant la création de petits jardins. L’organisation de son espace est plus composite : l’espace de loisir, qui est le véritable marqueur social, en est la finalité principale. Mais le souci économique n’est pas négligé : le petit jardin reste en prise avec une production vivrière (quelques légumes, des baies et petits fruits) qui voisine avec les fleurs dans des massifs réduits et quelque arbres fruitiers. L’allée et le banc en restent des éléments forts.

P.P RUBENS – Rubens dans son jardin avec Hélène Fourment (1631)

P.P RUBENS – Rubens dans son jardin avec Hélène Fourment (1631)

En Flandre catholique, la richesse du peintre s’illustre dans son jardin, digne d’un domaine aristocratique en particulier par la présence des paons.

P. de HOOCH : Femme au panier de haricot (1661)

P. de HOOCH : Femme au panier de haricot (1661)

H. van der BURCH – Femme avec un enfant faisant des bulles dans un jardin (vers 1660)

H. van der BURCH – Femme avec un enfant faisant des bulles dans un jardin (vers 1660)

Aux Pays Bas, calvinistes et fortement urbanisés, la modestie est de mise dans le petit jardin, qui doit pourvoir, outre aux fleurs, à la fourniture de quelques légumes.

MUTATION DU GOUT ET DIVERSIFICATION DES JARDINS.

La « Glorieuse Révolution » en Grande Bretagne mettant un terme à l’absolutisme royal modifie la perception de l’espaces et de la Nature, lieu d’expression de la liberté. Au début du 18e siècle, le jardin « à l’anglaise » prend son essor. La géométrie rigoureuse, nivellements et tracés, du jardin « à la française » fait place à une structure plus souple de l’espace où la courbe domine. Plutôt que de corriger les accidents du site, les dénivelés du terrain sont exploités et mis en valeur (belvédère, grotte, ruisseau) mais en atténuant la brutalité des contrastes naturels par des raccords en pente douce. Les allées sinuent entre prairies fleuries, lacs et bosquets dont les houppiers s’épanouissent librement. Une attention nouvelle est accordée à la diversité des espèces végétales et à la façon de les faire voisiner, en jouant sur les contrastes de port et de coloris des feuillages, pour obtenir aux détours de la déambulation des points de vue sans cesse renouvelés. Cette pluralité des points de vue offerts est dans l’art des jardins la manifestation du passage politique du pouvoir absolu du monarque, « l’œil du maitre », à une amorce de démocratie, l’acceptation de la diversité étant la grande leçon à retenir de la Nature. La violence faite jusqu’alors à la Nature, poussée à son extrême par l’art topiaire, s’atténue. Le grand jardin, qui se veut microcosme, reste une création humaine mais aimable et sensible en effaçant les outrances et les violences du macrocosme.

Le Bosquet du Théâtre d’eau dans les jardins de Versailles (anonyme, début 18e siècle)

Le Bosquet du Théâtre d’eau dans les jardins de Versailles (anonyme, début 18e siècle)

P. Wallaert – Le hameau du petit Trianon (1786-1788)

P. WallaertLe hameau du petit Trianon (1786-1788)

Même les jardins de Versailles connaissent une adoption partielle du nouveau style « à l’anglaise » avec la création du jardin du petit Trianon en 1777, où Marie Antoinette fait édifier le “hameau de la Reine” à partir de 1785. Le contraste est maximum entre le tableau précédent et celui-ci.

La découverte de nouveaux horizons climatiques du globe enrichit le répertoire botanique connu : les premiers jardins botaniques se créent à la toute fin du 16e siècle (celui de Montpellier fondé en 1593, est un des tous premiers en Europe) avec une finalité scientifique mais vus aussi comme des « cabinets de curiosités » : à Versailles la création de l’Orangerie témoigne de ce goût pour l’exotisme. Cependant les plantes y vivent en pots que l’on range à l’abri pour l’hiver. Il faut attendre le 19e siècle pour voir se développer à grande échelle les serres où les plantes sont en pleine terre, grâce à d’immenses structures métalliques supportant des verrières. Entretemps un intense travail d'acclimatation et de sélection agronomique, permet à de nouvelles espèces de s’adapter aux environnements si divers de l’Europe occidentale. Elles contribuent à la beauté et à l’intérêt du jardin.

L’essor colonial est aussi générateur d’idées nouvelles pour l’organisation du grand jardin : le rapport microcosme/macrocosme qu’exprime le jardin s’inspire de la philosophie mise en œuvre dans le jardin chinois (je reviendrai sur ce point dans un autre texte). A partir du milieu du 18e siècle, on en trouve des manifestations dans les fabriques qui viennent orner les jardins « à l’anglaise » comme la pagode du Kew Garden (1762 - ANGLETERRE), le pavillon chinois de Sans-Souci (PRUSSE), les 3 petits pavillons du jardin des margraves de Bade à Karlsruhe (ALLEMAGNE), et bien d’autres encore. Les fabriques exotiques deviennent de plus en plus fréquentes – l’insertion de “ruines” est particulièrement en vogue – et ne sont plus seulement dérivées du goût classique et de la mythologie gréco-romain.

J.H SCHÜTZ - A view in Kew Gardens of the Alhambra &amp; Pagoda (gravure de 1798 ; British Library)

J.H SCHÜTZ - A view in Kew Gardens of the Alhambra & Pagoda (gravure de 1798 ; British Library)

Haute de 50 m la Grande Pagode est la reconstruction la plus précise d'un bâtiment chinois en Europe à cette époque. Mais avec ses 10 étages elle déroge, par la méconnaissance de sa signification religieuse, à la règle impérative d’un nombre impair d’étages. Elle était à l'origine flanquée d'un Alhambra mauresque et d'une mosquée turque, des fabriques qui faisaient fureur dans les grands jardins de l'époque mais disparues de nos jours..

J. CONSTABLE – The Quarters behind Alresford Hall (tableau, 1816 ; N.G. Victoria – AUSTRALIE)

J. CONSTABLE – The Quarters behind Alresford Hall (tableau, 1816 ; N.G. Victoria – AUSTRALIE)

Dans les jardins chinois un pavillon est très souvent disposé en porte à faux au dessus d’une pièce d’eau pour permettre la contemplation des carpes. Dans son interprétation anglaise d’Alresford Hall cette fabrique « chinoise », construite dans les années 1770, est utilisée (hérésie !) comme pavillon de pêche.

Cette nouvelle organisation du grand jardin accompagne une mutation du regard qui s’est opérée dans le domaine pictural. A la perspective optique dite « légitime » construite par une géométrie rigoureuse tracée à partir d’un point focal, mise en œuvre depuis la Renaissance, se substitue une perspective dite « atmosphérique » dans laquelle les effets de profondeur sont créés par le dégradé progressif des couleurs et l'adoucissement des contours, par des effets de brume qui noient les lointains. Léonard de Vinci en amorce la naissance avec le “sfumato” avec l’œuvre emblématique qu’est la Joconde. Claude Gellée, dit « le Lorrain », dans ses paysages en est un des maitres au « siècle de Louis XIV ». Mais c’est au 18e siècle que ce regard sensible s’impose, illustré par Watteau puis Fragonard en France, Gainsborough puis Constable et Turner au tournant du 19e siècle en Grande Bretagne, avant d’exploser à la fin du siècle dans l’impressionnisme..

T.GAINSBOROUGH – Conversation dans un parc (tableau, 1747 ; Louvre Lens – FRANCE)

T.GAINSBOROUGH – Conversation dans un parc (tableau, 1747 ; Louvre Lens – FRANCE)

Le thème de la conversation, né en France dans les années 1720 autour de Watteau, Lancret etc., est vite adopté en Angleterre, car il permet d'établir un portrait informel d'un couple ou d’un groupe de personnes dans sa spontanéité.

J.H FRAGONARD – Le jeu de la main chaude (tableau, 1775-80 : N.G.A. Washington – USA )

J.H FRAGONARD – Le jeu de la main chaude (tableau, 1775-80 : N.G.A. Washington – USA )

Peintre par excellence des « fêtes galantes », un thème en plein déclin à la date de réalisation de ce tableau, il attache de plus en plus d’importance au cadre du jardin ou du parc dans ses grands panneaux décoratifs.

L’espace restreint du petit jardin ne peut pas vraiment suivre le mouvement. Alors que le grand jardin « à l’anglaise » vise par ses vues sans cesse renouvelées à nous faire accéder au sublime, le petit jardin affirme de plus en plus la personnalité de son propriétaire jardinier : c’est un jardin selon son désir dans lequel les intervention ne sont jamais déléguées. Le plus souvent, il s’orne d’une treille ou d’une tonnelle, d’un bassin parfois et de fabriques à sa mesure, cabane à outils, modèle réduit de bâtiments, de statues, dont le nain de jardin constitue encore de nos jours un marqueur décisif. Dès 1797, dans « Hermann et Dorothée », vaste récit épique en vers, Goethe évoque un jardin magnifique que les passants admirent pour ses nains colorés…

E.VALLET – Le jardin en mai (tableau, 1907)

E.VALLET – Le jardin en mai (tableau, 1907)

Bien que très postérieure à la période étudiée, cette œuvre est la seule représentation picturale du petit jardin tel que je l’évoque ici. Signe que tout au long du 19e siècle son existence ne répond pas à une préoccupation des peintres.

A une énorme exception près : les impressionnistes (mais ce sera un autre chapitre…)

La Révolution française introduit une coupure majeure dans la conception des jardins. Par le séquestre des biens de la monarchie et de l’aristocratie, devenus « Biens Nationaux », elle invente le concept de « jardin public » accessible à tous, sans contraintes, pour ceux que conserve l’Etat, les autres étant vendus au privé en garantie des assignats – ou parfois détruits en raison de leur coût d’entretien.

Le cas des jardins de la Folie Titon au faubourg Saint Antoine, où eut lieu le premier vol de montgolfière en 1783, est emblématique de cette dernière situation. La demeure et les jardins sont totalement saccagés lors d’une émeute en avril 1789 qui amorce l’insurrection parisienne de la Révolution, 10 jours avant la réunion des Etats Généraux. Ruine squattée, tout l’espace est rasé à la fin du 19e siècle pour y édifier un ensemble de logements populaires et d'ateliers, la cité Prost. Rasée à son tour en ce début de siècle, la friche résultante, de 7 800 m2, est convertie en un ensemble d'habitations autour d’un jardin public de plus de 4000 m2, constitué d'une pelouse centrale agrémentée d’une mare et de jardins partagés, inauguré en 2007.

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Le jardin public devient alors avec le parc urbain, le lieu principal de la sociabilité citoyenne au cœur des « villes tentaculaires » qui explosent avec la première révolution industrielle dans la seconde moitié du 19e siècle.

Pour en savoir plus, il va vous falloir patienter jusqu’au prochain chapitr

ANNEXE

Un site remarquable avec une documentation élaborée pendant le premier confinement sur le thème « un jour, un jardin » :

Parmi mes sources, je vous signale en priorité mes « incontournables »:

Anne CAUQUELIN – Petit traité du jardin ordinaire [col. Manuels Payot - 2003]

Michel BARIDON – Les Jardins . Paysagistes, Jardiniers, Poètes. [col. Bouquins - 1998]

Jean Barrot

LE DERAISONNABLE DE L’ISLAM

Connaissance & Partage

Le temps, le temps

Le temps et rien d'autre

(CHARLES AZNAVOUR)

LE DERAISONNABLE DE L’ISLAM

Voilà près de 10 ans, en 2011, je commençais ma coopération avec Connaissance et Partage par une conférence sur l’islam et l’islamisme, interdite par la direction de la MJC André Malraux, qui l’avait initialement sollicitée. En 2012 débutait une série d’attentats meurtriers dans notre pays qui ont fait depuis plus de 300 victimes assassinés et quelques milliers de blessés, vivant avec des séquelles au moins psychologiques. La tension dans l’opinion contre l’islam, assimilé à l’islamisme, n’a depuis cessé de monter, créant une fracture de plus en plus inquiétante au sein de la société, en particulier chez les jeunes générations, porteuses de notre avenir commun : ce jeudi 05 novembre 2020, un sondage IFOP nous apprend que 57% des jeunes musulmans français considèrent la charia comme plus importante que les lois de la République.

Je souhaite donc étudier ici ce qui, au sein même de l’islam, dans le dogme comme dans l’héritage historique, a conduit à une telle rupture, générant au sein même de la « communauté des croyants » dans le monde des conflits d’une violence extrême dont les musulmans sont les premières victimes.

L’hypothèse de base de mon approche n’a rien d’originale : au moins à partir de la Renaissance, l’Occident s’engage dans la voie de la valorisation de la raison, y compris par l’examen exégétique des textes sacrés, alors que l’islam s’enferme dans la soumission à une parole censée venir directement de Dieu. Comme je n’ai aucune légitimité en exégèse, je vais aborder cette question du moment de la rupture à partir de la question de l’astronomie et de l’élaboration des calendriers.

A LA CLE : L’HERITAGE GREC.

Lorsque j’enseignais la géographie au collège, avec mon collègue de math, nous avons mené une expérience de réflexion commune entre les 2 disciplines. Un thème que nous avions retenu était la question de la sphéricité de la terre. Le schéma proposé était que le point de départ d’une approche scientifique était la formulation d’hypothèses à partir d’un concept, qu’une démonstration venait étayer ou invalider.

Eratosthène, au 3e siècle avant notre ère, fait la preuve par un dispositif expérimental physico-mathématique, de la rotondité de la terre avec un calcul de la valeur du rayon terrestre et de la circonférence du globe très proche de la réalité que l’on mesure aujourd’hui (39 375 km calculé pour les 40 075 km mesurés de nos jours). L’hypothèse qui fonde son expérience est que le soleil est infiniment plus gros que la Terre et que si on le voit petit, c’est qu’il est vraiment très loin. Ses rayons nous arrivent donc parallèlement.

Schéma représentant l’observation conduite par Eratosthène. Le programme de math de 5ème (parallèles et sécante, propriété des angles) permettait aux élèves de comprendre que l’éclairage zénithal du fond du puits à Syène alors qu’une ombre se dessin…

Schéma représentant l’observation conduite par Eratosthène. Le programme de math de 5ème (parallèles et sécante, propriété des angles) permettait aux élèves de comprendre que l’éclairage zénithal du fond du puits à Syène alors qu’une ombre se dessine pour l’obélisque d’Alexandrie ne pouvait conduire qu’à la conclusion de la rotondité de la Terre.

Au début du 16e siècle Magellan en apporte une preuve expérimentale irréfutable : navigant toujours vers l’ouest, son équipage (Magellan meurt aux Philippines) revient à son point de départ. La démonstration est ici expérimentale. Dans les années 1960, les astronautes n’ont qu’à ouvrir les yeux pour voir la terre comme une boule dans l’espace. Mais évidemment il faut y aller…

La séquence d’une démarche scientifique passe donc par ces 3 phases : élaboration d’un concept, vérification expérimentale, visualisation des conclusions au moyen d’un appareillage toujours plus puissant et dédié spécifiquement (pour faire simple, de la longue vue au télescope spatial Hubble).

Antérieurement, Aristarque de Samos avait formulé l'hypothèse de l’héliocentrisme : la Terre tournant sur elle-même et se déplaçant sur un cercle centré sur le Soleil, le Soleil et les étoiles « fixes » étant immobiles (à cette époque les planètes visibles sont considérées comme des étoiles « mobiles »). Or, selon Archimède, la plupart des astronomes adhéraient au géocentrisme, soit la Terre immobile, centre autour de laquelle tout tourne. L'hypothèse héliocentrique d'Aristarque n'a pas grand succès et tombe assez rapidement dans l'oubli. Ses détracteurs lui reprochaient de mettre à mal la physique des 4 éléments et des 4 qualités d'Aristote.

Les 4 éléments retenus par Aristote sont ici croisés avec les 4 qualités organisées selon leur antagonisme. Une même qualité peut être partagée par 2 éléments voisins dans le schéma.

Les 4 éléments retenus par Aristote sont ici croisés avec les 4 qualités organisées selon leur antagonisme. Une même qualité peut être partagée par 2 éléments voisins dans le schéma.

On voit poindre ici un dogmatisme que l’on va retrouver dans les 3 religions monothéistes "du Livre" (« Aristoteles dixit » anticipant sur « Deus dixit », dont la dernière étape historique se fait via Mahomet), alors que dans le monde culturel grec, les hypothèses scientifiques et philosophiques les plus diverses (y compris l'athéisme !) pouvaient se donner libre cours, sans offusquer les dieux, qui avaient autre chose à faire que de se préoccuper des opinions humaines.

Si le choix de Pâris « à la plus belle » engendre une discorde entre Aphrodite, Athéna et Héra, ce sont les hommes qui en paient le prix dans la guerre de Troie…

Il va falloir plus d’un millénaire pour que les hommes se remettent à penser que Dieu a autre chose à faire que distribuer des bons points – et des mauvais aussi – ce qui laisse un doute sur la qualité de sa création, puisque par le Déluge il a déjà dû refaire sa copie. Mais ce doute est vite réprimé par le fait que les « voies du Seigneur sont impénétrables ». La soumission est donc la seule voie disponible pour l’humanité. Pourtant, une autre piste se dessine : si la création divine est parfaite, elle est définitive, et Dieu étant immortel se trouve hors du temps. Si l’homme est fait à son image, cette perfection doit pouvoir se reconnaître par l’activité intellectuelle examinant la Nature. L’observation, dénuée de préjugés (l’autorité des Maitres) doit permettre d’avancer dans la voie de l’identification de la perfection de la création divine.

A LA RECHERCHE D’UNE MESURE DU TEMPS.

Cette préoccupation se manifeste très tôt, laissant des traces dès le Néolithique au cours du 3e millénaire avant notre ère, l’observatoire astronomique mégalithique de Stonehenge en Angleterre commençant à être édifié à partir de –2800 tandis que le premier calendrier, reconnu comme tel, date des Sumériens qui dominent la Mésopotamie à partir de la fin du 4e millénaire avant notre ère.

Le repérage le plus simple est le jour qui forme l’unité de base de tout calendrier, marqué par la période entre 2 levers (ou 2 couchers) du soleil faisant alterner lumière et ombre. Les cycles de la Lune déterminent une durée intermédiaire, le mois tandis que le cycle du soleil détermine l’année.

Mais la détermination de ces durées n’est pas simple et c’est par une observation astronomique, précise et prolongée dans le temps, que nos ancêtres vont parvenir à des étalonnages de qualité pour enfermer le temps dans un cycle régulier ayant valeur officielle, permettant de déterminer la conduite de la vie quotidienne, d’organiser les manifestations rituelles spécifiques à la communauté et de garder en mémoire les évènements notables l’ayant affectée. Selon le phénomène astronomique que l’on privilégie, on rencontre dans le temps 3 grands types de calendriers.

Le calendrier lunaire est le plus commode à élaborer : les mois commencent à chaque nouvelle lune, ses quartiers déterminant une subdivision en semaines. Mais il a un énorme défaut : l’année lunaire est plus courte que l’année solaire ce qui entraine une dérive par rapport au rythme des saisons. Il est donc totalement inadapté à l’agriculture qui est devenue une activité essentielle pour les civilisations du Néolithique. D’où l’adoption très large d’un calendrier luni-solaire : les mois commencent à la nouvelle lune, mais pour éviter la dérive par rapport aux saisons, on ajoute épisodiquement un 13e mois. Le début de l’année nouvelle est donc fluctuant mais sur une période limitée à une lunaison. Bien adapté au cycle de la nature, le calendrier solaire peut s’étalonner de 3 façons (année sidérale : retour du soleil devant une étoile servant de point origine ; année vernale : rythmique des saisons entre solstices et équinoxes, ce qui a en outre la capacité à rendre compte de l’inégale durée du jour et de la nuit suivant les saisons ; année tropique : bouclage du tour complet de la terre autour du soleil) ce qui suppose une observation astronomique rigoureuse. Les Egyptiens, à partir du règne de Djoser (vers 2650 avant notre ère), adoptent ce type de calendrier, organisant l’année en 365 jours répartis en 12 mois de 30 jours chacun, 5 jours étant ajoutés en fin d’année, hors mois. L’avantage d’un tel calendrier respectant les saisons est évident pour l’agriculture mais déconnecte totalement la mesure du temps du cycle de la Lune. Le culte solaire d’Aton, divinité suprême, vers la fin du 2e millénaire avant notre ère n’est pas une fantaisie d’un pharaon “illuminé”…

Le disque solaire Aton tend la croix de vie à pharaon et à son épouse. (Musée du Caire -Trésor de Toutânkhamon, fils et successeur d'Akhenaton initiateur de la réforme religieuse du 14e siècle avant notre ère).

Le disque solaire Aton tend la croix de vie à pharaon et à son épouse. (Musée du Caire -Trésor de Toutânkhamon, fils et successeur d'Akhenaton initiateur de la réforme religieuse du 14e siècle avant notre ère).

Le temple d’Abou Simbel, creusé sur ordre de Ramsès II dans la falaise de la rive ouest du Nil (la rive des morts associée au soleil couchant), est orienté sur le point de lever du soleil à l’équinoxe.

Le temple d’Abou Simbel, creusé sur ordre de Ramsès II dans la falaise de la rive ouest du Nil (la rive des morts associée au soleil couchant), est orienté sur le point de lever du soleil à l’équinoxe.

La lumière solaire rasante pénètre alors jusqu’au fond du couloir du temple, illuminant 3 des 4 divinités, celle de Ptah, dieu funéraire des ténèbres, légèrement décalée par rapport à l’axe du couloir, restant toujours dans l’ombre.(NB = ma photo es…

La lumière solaire rasante pénètre alors jusqu’au fond du couloir du temple, illuminant 3 des 4 divinités, celle de Ptah, dieu funéraire des ténèbres, légèrement décalée par rapport à l’axe du couloir, restant toujours dans l’ombre.(NB = ma photo est prise au flash)

La mainmise romaine sur l’ensemble du bassin méditerranéen (“Mare nostrum”) pousse Jules César, sur les conseils de l'astronome grec Sosigène d’Alexandrie, à unifier le temps dans l’espace romanisé en faisant adopter en – 46 le “calendrier julien”. Il fixe la durée d'une année normale à 365 jours et tous les 4 ans un jour est ajouté pour rester calé au plus près de l’année solaire (année bissextile). Adopté progressivement par la chrétienté à partir du 6e siècle, mais recalé sur la naissance du Christ comme point origine et non plus sur la création de Rome, il se généralise à partir des Carolingiens et est toujours en vigueur dans les Eglise orthodoxes orientales. Ce calendrier à cependant un défaut qui se révèle sur le long terme : l’année julienne est plus longue d’environ 11 minutes que l’année tropique. La fête de Pâques se trouvant progressivement décalée, le concile de Trente, organisateur de la Contre Réforme catholique demande au pape Grégoire XIII de réviser le calendrier pour rester en phase avec le rythme des saisons. 10 jours sont immédiatement supprimés dans le nouveau calendrier et le régime des années bissextiles est modifié : seules les années séculaires dont le millésime est divisible par 400 restent bissextiles.

C’est actuellement le calendrier avec lequel nous mesurons le temps et son usage s’est progressivement imposé partout dans le monde : après 1700 dans les pays protestants et surtout au cours du 19e siècle avec l’expansion coloniale européenne. Au point qu’aujourd’hui on a de plus en plus tendance à parler d’ère commune (EC) et non d’ère chrétienne (ap. J-C.). Cependant un certain nombre de pays conservent parallèlement un calendrier liturgique (judaïsme, bouddhisme, islam etc.) ou politique (année de règne de l’empereur au Japon par exemple) spécifique. Le cas de celui de l’islam mérite cependant qu’on s’y arrête, car il est à mes yeux un des lieux de la disjonction avec « la raison scientifique ».

LE CALENDRIER ISLAMIQUE

Il s’agit d’un calendrier strictement lunaire pour lequel l’année synodique est plus courte que l’année solaire, d’environ 11 jours.

Depuis des millénaires, les astronomes avaient remarqué que deux lunaisons successives n'avaient pas la même durée. Par convention, ils ont fait alterner des mois de 30 jours et des mois de 29 jours ce qui permettait de faire correspondre la durée de révolution synodique de la Lune sur deux mois consécutifs à un nombre de jours entiers (59), laissant à peine un petit écart mensuel de 44 min environ. Pour le compenser, on ajoutait 1 jour tous les 3 ans pour rester en phase avec le cycle lunaire. Mais le décrochage avec le cycle solaire rend ce calendrier totalement impropre à la gestion de l’agriculture, tributaire des saisons. Pour des peuples du désert, pasteurs nomades ou pour les sédentaires des oasis – c’est l’abondance de l’eau qui y détermine la production végétale avec des possibilités de plusieurs récoltes par an selon les plantes – cet inconvénient reste mineur. Cependant, dans l’Arabie préislamique, les bédouins, tout en utilisant un calendrier lunaire de 12 mois, avaient pris l’habitude, depuis le 4e siècle d’ajouter un 13e mois, mobile dans l’année, sur le modèle de la pratique hébraïque.

Il faut se souvenir ici que le monothéisme est très présent dans la péninsule dès le début de notre ère. Jusque vers 300 après J-C., l'Arabie méridionale compte de nombreux royaumes et principautés de taille très variable, pratiquant un polythéisme où le culte des pierres – bétyles – est important. Cependant, on observe une certaine unité culturelle : partout l'écriture est la même, tout comme le répertoire iconographique, l'architecture ou les techniques. Et le monothéisme est dans l'air du temps. Par la conquête, Himyar unifie toute l'Arabie méridionale. Le choix du christianisme aurait présenté pour lui l'inconvénient d’un assujettissement à Byzance. Aussi la dynastie himyarite fait le choix du judaïsme, et se convertit, menant le combat contre le royaume de Saba qui entend s’affirmer sur les 2 rives de la Mer Rouge, depuis son centre éthiopien. Conséquence de cette unification politique himyarite, le calendrier hébraïque est de plus en plus partagé. Outre ce royaume, de nombreuses communautés juives sont aussi bien implantées dans le Hedjaz.

Pour s’imposer, Mahomet va devoir marquer sa différence avec ces monothéismes, juif et chrétien, dont il récupère une grande partie des messages (le Coran en tisse un patchwork hétéroclite dans une écriture remaniée au moins sur quelques décennies). L’exemple le plus banal est celui du jour où Dieu se repose après sa création. Les juifs ont retenu le samedi qui commence au coucher du soleil du vendredi. Les chrétiens retiennent le dimanche. Mahomet fixe donc le jour de la grande prière au vendredi. Et pour le calendrier, la seule façon de se démarquer du judaïsme est de rompre avec le calendrier luni-solaire, en particulier avec la pratique de l’ajout d’un mois supplémentaire qui permettait de suivre à peu près le cycle solaire.

Mahomet proclame que « Le nombre des mois est de douze devant Dieu, tel il est dans le Livre de Dieu, depuis le jour où il créa les cieux et la terre. Quatre de ces mois sont sacrés ; c’est la croyance constante. » (Coran 9,36). Le calendrier de l’islam, adopté après la reconquête de La Mecque par Mahomet est donc strictement lunaire, son point origine étant le premier jour de l’Hégire : le départ de Mahomet, en butte à l’hostilité de plus en plus forte des Mecquois, en exil à Yathrib (qui devient alors Médine, « la ville ») en 622 EC.

RELIGION, ASTRONOMIE ET RAISON

Ce choix pose donc 2 problèmes pour la pratique religieuse propre à l'islam. Comment opérer pour déterminer précisément la période du ramadan et pour déterminer la direction de La Mecque vers laquelle doit se tourner le croyant pour prier ?

C'est l'observation à l'œil nu de la nouvelle lune qui signale le début de chaque mois. Tant qu’on reste dans le désert de la péninsule arabique, sauf élément météorologique empêchant l’examen du ciel (brume, nuages, vent de sable) ce calendrier peut fonctionner. Mais dès que la conquête dilate l’espace de l’empire des rives atlantiques à la plaine indo-gangétique, et de la mer d’Aral au lac Tchad cette observation ne peut pas se passer le même jour et à la même heure. Ainsi pour l’année 2005 EC, la rupture du jeune à la fin du ramadan selon les pays s’échelonnait du 2 au 5 novembre (1er chawwal 1426 dans le calendrier hégirien).

Le second problème est la détermination de la “qibla” – direction de La Mecque – qui doit s’inscrire dans l’architecture de la mosquée par la niche du “mihrab”. La détermination de la latitude et de la longitude du lieu peut seule permettre de définir cette direction. Si la détermination de la latitude est relativement précise par l’observation des astres, la longitude ne peut être qu’approchée par une estimation de la distance au lieu origine.

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Quelques exemples de mihrab indiquant la direction de La Mecque pour la prière. De gauche à droite et de haut en bas : mosquée du Barbier (KAIROUAN) mosquée des Omeyades (DAMAS) grande mosquée (CORDOUE) mosquée du Cheik (ISPAHAN)

Les Arabes, par leur conquêtes, sont confrontés aux connaissances accumulées antérieurement en Inde (numération indienne qui incorpore le zéro - pour nous les “chiffres arabes” ) en Perse, dans l’empire grec Byzantin (gardien de l’héritage grec classique) qu’ils vont récupérer et diffuser à travers tout l’espace de l’empire Abbasside par leurs traductions et en enrichissant le savoir humain de leurs propres développements. L’observation astronomique est un des corpus le plus imposant. Aussi tout un courant, au sein de l’islam, souhaite déterminer les dates repères du calendrier par l’observation et le calcul astronomique afin d’unifier et de synchroniser la pratiquer rituelle dans le monde musulman.

Ibn Rushd - latinisé en Averroès - donne l’exemple d’une observation qui ne correspond pas à la réalité : selon notre vision, le soleil est bien plus petit que la Terre. Mais les données de la connaissance astronomique et des méthodes de calcul associées permettent d’établir une vérité scientifique : le soleil est bien plus grand que la Terre, ce qui va à l’encontre de l’opinion commune de la foule piégée dans sa vision immédiate.

Averroès cherche à donner un statut et un rôle très précis à la philosophie d'inspiration grecque, aux côtés de l'islam. Commentateur minutieux de l’œuvre d’Aristote, il influence si profondément les penseurs médiévaux que Thomas d’Aquin consacre une partie de son œuvre à réfuter la lecture qu’il en fait et les développements qu’il lui donne.

Exaltant dans son œuvre l'autorité de l'Église et la doctrine des dominicains, Thomas d’Aquin de sa cathèdre, dénonce les erreurs doctrinales d’Arius (g.) d’Averroès (centre) et de Sabellius (d.), écrasés à ses pieds (détail de la fresque de Bonaiut…

Exaltant dans son œuvre l'autorité de l'Église et la doctrine des dominicains, Thomas d’Aquin de sa cathèdre, dénonce les erreurs doctrinales d’Arius (g.) d’Averroès (centre) et de Sabellius (d.), écrasés à ses pieds (détail de la fresque de Bonaiuti, salle capitulaire de Santa Maria Novella ; FLORENCE –1367)

Mais 3 siècles plus tard Raphaël insère sa figure parmi les grands représentants de la philosophie antique, dans l’immense fresque « L’Ecole d’Athènes » qui décore la bibliothèque privée du pape Jules II dans les appartements pontificaux du Vatican. Mais au sein de l’islam, son œuvre est assimilée au courant mutazilite qui rejette l'anthropomorphisme divin, réfute l'aspect incréé du Coran et met en avant le libre arbitre et l'usage des outils rationnels de la philosophie. Cette doctrine est légitimée au sein du califat abbasside par le calife perse Al-Mamun est reste dominante au long des 9e et 10e siècles. Ce courant est violemment combattu par les littéralistes qui soutiennent le caractère incréé du Coran, parole révélée auto-suffisante, et qui dénoncent comme impie le fait d’interpréter le Coran à l’aide des outils logiques et métaphysiques des Grecs polythéistes. Il décline à partir du 11e siècle avant de disparaître complètement au siècle suivant, siècle d’Averroès.

Seule la dynastie chiite des Fatimides, en Égypte, va utiliser un calendrier fondé sur le calcul, entre les 10e et 12e siècles.

Fresque de « L’ECOLE D’ATHENES » de Raphaël réalisée entre 1508 et 1512 pour Jules II.

Fresque de « L’ECOLE D’ATHENES » de Raphaël réalisée entre 1508 et 1512 pour Jules II.

Averroès y figure à gauche, près d’un socle de colonne et identifiable à son turban (Cf. détail).

Averroès y figure à gauche, près d’un socle de colonne et identifiable à son turban (Cf. détail).

LE DECROCHAGE

Hors cette parenthèse fatimide, les oulémas du monde sunnite s’obstinent et estiment qu'il est illicite de recourir au calcul pour déterminer le début des mois lunaires et en dénonce l’hérésie. Puisque Mahomet a recommandé la procédure d'observation visuelle, et que c’est proclamé dans le Coran, il convient de s’y tenir fermement. Ce qui fait l’impasse sur le fait que Mahomet, partageant sa vie entre La Mecque et Médine, ne pouvait imaginer les problèmes que cela poserait dans l’immense empire contrôlé par ses successeurs 3 siècles plus tard.

UN DETOUR PAR AL ANDALUS

L’histoire d’Al Andalus met à mal la version “bisounours” de la cohabitation des musulmans, chrétiens et juifs. Par un anachronisme fréquent dans les publications de vulgarisation, on glisse du cultuel au culturel, du dogmatisme religieux fondamental à la vision présente du « vivre ensemble », alors que le pouvoir cherche avant tout à limiter les conflictualités interreligieuses afin de préserver ses ressources fiscales.

Al-Andalus émerge d'abord comme refuge des Omeyades, traqués et chassés de Damas par la dynastie Abbasside qui déplace sa capitale à Bagdad. Au 9e siècle le sud de l’Espagne devient un foyer de haute culture au sein de l'Europe médiévale, attirant un grand nombre de savants. Mais il ne faut jamais perdre de vue son ancrage musulman : le religieux est la norme et l’horizon des sociétés médiévales est le respect du dogme, ce qui limite drastiquement la possibilité de faire société avec d’autres.

A partir de 976 une crise de succession au sein de la dynastie omeyade débouche sur la prise du pouvoir par Amir Al Mansur – occidentalisé en Almanzor – qui entreprend une offensive contre les royaumes chrétiens du nord : Barcelone est mise à sac en 985 et Saint Jacques de Compostelle en 997. C’est la fin du statu quo religieux entre le califat et le monde chrétien. Plus attentif à l'orthodoxie religieuse que ses prédécesseurs, il fait brûler les livres d'astronomie sources de controverses. La fin de son règne ouvre une période de véritable guerre civile faisant éclater Al Andalus en plus d’une dizaine de Taïfas dont certains sont aisément conquis par les chrétiens.

Face à cet affaiblissement de l’islam, une dynastie berbère marocaine, les Almoravides débarquent en Espagne en 1085 pour réunifier Al-Andalus (notons que c’est une décennie avant que le pape ne prêche pour lancer la 1ère croisade, qui amorce la montée en puissance de l’Occident chrétien). Mais ils transforment la base politique urbaine du califat en un pouvoir théocratique tribal. En 1121, ils sont chassés du pouvoir par une autre dynastie berbère marocaine, plus intégriste encore. Les Almohades vont brutalement changer les conditions du travail intellectuel : les universités rejettent les connaissances de la Grèce et la Rome antique ainsi que l'enseignement de philosophes comme Averroès dont les Almohades font brûler les œuvres en place publique, après avoir interdit la philosophie et le recours à la raison. Les dhimmis (“gens du livre” juifs et chrétiens) sont poussés à la conversion à l’islam ou à l’exil, beaucoup étant tués en route.

Affaiblis par sa défaite à la bataille de Las Navas de Tolosa, la dynastie s’effondre en 1269. Les croisades en Orient achèvent de consommer la rupture entre le monde musulman,désormais enkysté dans ses dogmes et un Occident qui, après la chute de Byzance conquise par les Ottomans, accèdent sans intermédiations aux sources grecques, prélude à la Renaissance et à la reformulation des conceptions du temps et de l’univers.

Le traitement subi par Averroès eut un effet catastrophique sur le monde arabo-musulman : « il perdit dès lors tout contact avec le progrès scientifique » selon l’historien de la philosophie médiévale et philosophe Kurt Flasch (1930-) spécialiste allemand d'Averroès. Sa pensée et ses travaux ne sont redécouverts qu’au cours du 19e siècle, lorsque dans les pays arabophones une partie de l’opinion, confrontée à l’expansion coloniale de l’Occident, remet en question sa propre arriération historique et l'obscurantisme dans lequel elle s’est enferrée depuis des siècles. Une double tension déchire alors l’islam au 20e siècle. Un courant voit l’islam bafoué et menacé dans son intégrité, d’autant que sur les décombres de l’Empire a été fondée la République turque, premier État laïque dans le monde musulman. L’autre voit dans le nationalisme et l’émergence des nouveaux États issus du dépeçage des empires, une porte d’entrée salutaire dans la modernité. Ces mouvements nationalistes ont une matrice historique qui appartient aux « partisans des Lumières » modernes chez les musulmans réformateurs. À l’inverse, l’islamisme procéde généalogiquement des « anti-Lumières », revivifiant les interdits médiévaux contre la raison critique. Sans pour autant renoncer aux divers appareils issus de la modernité scientifique : hauts parleurs et appels à la prière enregistrés en lieu et place de muezzin…

Pourtant, malgré l’opposition virulente des oulémas et d’un intégrisme de plus en plus prégnant, la pratique de l’astronomie d'observation reste soutenue dans la tradition musulmane. Mais elle manque des cadres conceptuels qui lui permettraient de progresser vers une compréhension de l’univers. Ainsi, le mathématicien persan Al Biruni (10e siècle) connait le modèle héliocentrique d’Aristarque de Samos. Mais il hésite à explorer les conséquences du modèle, et finit par considérer l’héliocentrisme comme un problème philosophique et non comme une piste pour interpréter ses observations du ciel.

Oulough Beg, petit-fils de Tamerlan, prince de Samarcande (1394-1449) fait construire à partir de 1428, un gigantesque observatoire astronomique. Dirigeant une équipe d’une soixantaine de savants, il réalise des observations d’une précision inconnue à ce jour, identifiant plus d’un millier d’étoiles nouvelles. Le résultat des observations est compilé dans LES TABLES SULTANIENNES. Oulough Beg est cependant en butte à l’hostilité des religieux car il accorde plus de poids à l'observation qu'au témoignage d'Aristote. Cette attitude de doute – car s’il doute de l’autorité d’Aristote, pourquoi ne douterait-il pas aussi de l’autorité des religieux ? – en fait de plus en plus une cible des intégristes. En 1449, au centre des luttes de succession ouvertes par la mort de son père, il est assassiné par son fils, chef de file des dévots qui détruisent son observatoire. Ses restes enterrés ne sont découverts qu'en 1908 par des archéologues russes. En 1970, un musée est créé sur le site en l'honneur d'Oulough Beg.

Portrait “de fantaisie” d’Oulough Beg dans le musée associé à la ruine du sextant géant.

Portrait “de fantaisie” d’Oulough Beg dans le musée associé à la ruine du sextant géant.

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La maquette en écorché de l’observatoire montre la position du sextant de 40 m de rayon partiellement édifié en sous-sol. Le chariot permettait à l’observateur de se déplacer sur le sextant pour se focaliser sur une étoile déterminée dans le ciel. Au fronton du bâtiment, on repère l’orifice par où la lumière de l’astre pouvait parvenir sur le sextant. Exhumée, la partie basse graduée du sextant montre les 2 quadrants gradués séparés d’un intervalle de 0,698 mètre. L’image des astres passant au méridien se déplaçait d’un mur à l’autre en 4 minutes de temps, ce qui permettait à l’instrument de fonctionner aussi comme une horloge.

Trois siècles plus tard, le maharadjah Jai Singh II fait édifier à Jaïpur, sa capitale, un fantastique observatoire astronomique, entre 1727 et 1733, le Yantra Mandir. Il comporte 17 instruments, certains de taille imposante, ce qui permet d’obtenir une précision accrue des observations. Son cadran solaire de 27 mètres de haut, permet d’obtenir, aux équinoxes, une mesure de l’heure atteignant une précision d’une demi seconde ! Mais cet observatoire continue à être utilisé dans le cadre du géocentrisme et avec une finalité astrologique plus qu’astronomique. Le pandit Jaganath, gourou de Jai Sing II et responsable de l’observatoire, n’a pour but que d’établir les thèmes astraux des détenteurs du pouvoir et de déterminer les moments les plus propices pour les grands événements des règnes (mariages, déplacements, diplomatie…).

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Cadran solaire géant du Yantra Mandir. La rampe centrale est édifiée dans l’axe zénithal du soleil. Elle permet de mesurer la hauteur du soleil au dessus de l’horizon selon les saisons. L’heure est indiquée par son ombre et se lit de part et d’autre sur les dalles de marbre graduées, le matin sur la droite de l’arc de cercle et l’après midi sur la gauche. J’ai donc pris ma photo(détail) juste après le passage du soleil au zénith (midi vrai du lieu)

POUR CONCLURE

Or, depuis le 16e siècle en Occident, le modèle héliocentrique de Copernic s’est répandu. Malgré l’hérésie qu’il représente du point de vue littéral de la Bible, le pape Clément VII fait appel à lui pour la réforme du calendrier julien, finalisé sous le pontificat de Grégoire XIII en 1582. CE CALENDRIER SOLAIRE “GREGORIEN” EST ACTUELLEMENT CELUI QUI EST GENERALISE DANS LE MONDE ASSOCIE A LA NOTION D’ERE COMMUNE.

Ce modèle héliocentrique est amélioré au début du 17e siècle avec les travaux de Kepler qui résolvent les anomalies découlant du postulat d’orbites circulaires encore à la base du système copernicien. Car le cercle était associé à la perfection divine.

Là je ne résiste pas à vous livrer un blasphème” inspiré par mon athéisme fondamental : n’aurait-on jamais remarqué depuis des siècle et des siècles qu’une chèvre liée à un piquet par une corde peut dessiner un cercle ?

Par le calcul, en particulier à partir des observations de Tycho Brahe, il détermine la forme elliptique de l’orbite des planètes qui gravitent autour du soleil et énonce les lois qui régissent leurs mouvements sur leur orbite, avancées qui vont être exploitées par Newton pour élaborer la théorie de la gravitation universelle.

Galilée, qui a perfectionné la longue-vue (mise au point par l'opticien hollandais Lippershey) pour obtenir un grossissement x 30, découvre les satellites de Jupiter, ce qui l’amène à généraliser le modèle du système solaire comme modèle d’organisation de l’univers. La réaction religieuse qui s’affirme avec la Contre-Réforme entraine sa condamnation par l’Eglise et la mise à l’index de ses œuvres. En 1990 encore Benoit XVI jugeait la position de l'Église d'alors plus rationnelle que celle de Galilée ! Mais à l’occasion du 400e anniversaire de sa découverte des satellites jupitériens, l'année 2009 a été déclarée « Année Mondiale de l'Astronomie ».

L’émancipation de la science par rapport à la religion est lancée. Ce ne sera pas “un long fleuve tranquille”. La violence des combats d’arrière-garde menés par les églises – contre Buffon à la fin du 18e siècle (sur la mesure de l’âge de la Terre), contre Darwin au 19e siècle (sur l’évolution des espèces) parmi bien d’autres – en atteste. Conquête des “Lumières”, le temps de la science est désormais autonome, au grand dam des religions.

De toutes les religions.

Faut vous dire, Monsieur

Que chez ces gens-là

On n'pense pas, Monsieur

On n'pense pas

On prie

(Les Flamandes - JACQUES BREL)



Jean Barrot